Pas plus mal

Lorsqu'il ouvrit les yeux, le monde avait changé. Les odeurs, les lieux, les hommes, tout avait changé. Même les étoiles, s'il avait pu les voir.

C'est sûr, même les étoiles auraient changé.

Et tout autour de lui, il y a cette mélodie. Sourde, enivrante. Il semble l'entendre, sans pouvoir découvrir où en est la source. Un peu comme si elle venait de nulle part, ou de partout en même temps. Au fond de lui il la sent, à travers ses entrailles, par le moindre pore de sa peau. C'est une sensation étrange de deviner des notes de musiques sortir de soi. Et quelles notes !

« Imagine », comme une bande son étouffée sous un coussin, venant d'un ailleurs finalement pas si lointain.

Et pourtant. Pourtant, malgré tous ces bouleversements, toutes ces nouveautés, toutes ces étrangetés, il est bien.

Il est bien.

Et puis de quoi parle cette chanson, au juste ? Son niveau en anglais ayant toujours été proche du néant, autant dire qu'il n'en comprend pas grand-chose... . « Imagine, there's no heaven... ». Il n'en connaît que le début, le reste étant un mélange de borborygmes qui firent tant rire sa mère dans un autre temps... .

Mais ce début là au moins, il le comprend. « No heaven », et s'il n'y avait pas de Paradis, et si tous nos actes de charité, toutes nos bonnes actions, toutes nos recherches de bonheur ne servaient finalement pas à ouvrir ces « portes du Paradis » promises par tant de gens ? Et si tout cela n'avait servis à rien, pas même à lui garantir un accès direct vers un autre Bonheur, alors au moins il en aura bien profité ! Si ces portes n'existent pas, si une vie ne sert qu'à être vécue, qu'au moins il ne regrette rien. Tant pis our la lumière, les portes et tout le tremblement, il se contentera d'être bien.

Et ça, ce n'est pas plus mal.

Une autre nouveauté dans ce monde, et non négligeable : il semble savoir voler ! Car comment expliquer sinon qu'il soit à présent à près d'un mètre au-dessus du sol, sans se tenir, sans élan, et sans surprise ! Il observe le lieu dans lequel il était installé quelques instants plus tôt, et réalise avec joie qu'il peut à présent en faire le tour par sa simple volonté ! Un tour à gauche, un tour à droite, un tour en l'air, et hop !

« Imagine there's no countries ».

Il découvre les paysages alentours, et quel nouveau monde ! Les couleurs sont plus vives, les rivières sont pleines de poissons. Bien qu'il ne puisse pas les voir, il le sait. Sans doute encore une nouveauté qui lui est offerte, celle de Savoir. Les monts se succèdent, les paysages semblent n'avoir aucune limite, le soleil offre ce qu'il a de meilleur à la Nature, et quelle formidable sensation que celle de sentir l'air frais le frôler, alors qu'il plane en tentant de suivre un vol d'hirondelles.

Des hirondelles... . Il songe à présent à cette chanson qui parlait justement d'hirondelles, « la montagne », et de ces paroles « Pourtant que la montagne est belle / Comment peut-on s'imaginer / En voyant un vol d'hirondelles / Que l'automne vient d'arriver? ». Encore une mélodie qui semble résonner au loin, dont le son est étouffé, et qui pourtant trouve un bel écho dans ce nouveau monde. Car après tout, se dit-il, si je laisse partir ces hirondelles, qui volent trop vite pour moi, est-ce que cela signifie que c'est la fin pour moi ? Est-ce mon automne qui arrive enfin ?

Et comme si le simple fait d'y avoir songé avait une influence sur cet autre monde, celui-ci vira soudainement à l'ocre, les paysages se muèrent en d'innombrables variations orangées. Le sang du coucher de soleil imbiba l'horizon, et le moindre centimètre qu'il put toucher en ce moment suspendu se nimba de cette teinte. Il se souvint alors de sa jeunesse, et de ces nombreuses soirées où, en compagnie de son grand-père, il profitait du coucher de soleil pour parler longuement avec lui, comme si ce moment de journée était une clé pour libérer sa parole si rare. Il lui racontait alors sa propre enfance, la manière dont il a rencontré sa grand-mère, les belles fêtes d'antan. Parfois aussi, il lui racontait quelques histoires vécues avec un brin de nostalgie dans la voix, comme si la tristesse était cachée derrière ces quelques moments de joie. C'est sans doute le prix à payer lorsque l'on ouvre son cœur à l'automne.

« Pas plus mal », se dit-il.

Brusquement, au loin une lumière vive attira son regard. Il repensa une dernière fois à « Imagine », à ces hirondelles, à l'automne, à son grand-père, et à ce Paradis imaginaire. Et s'il existait finalement ? Et s'il y était arrivé ? Car enfin, cet autre monde un peu étrange semble avoir toutes les caractéristiques d'un Eden au milieu des cieux. Et cette lumière qui l'aveugle de plus en plus, et qui ne le fait pourtant pas souffrir. Au contraire, il ressent une forme de bienveillance, comme si la lumière l'invitait à le rejoindre. Il ressent ses vibrations, la regarde sans ciller, et se dit une nouvelle fois que ce nouveau monde est décidément plein de bonnes surprises.

En tout cas, cet autre monde n'est pas plus mal.

Alors pourquoi ne pas y aller ? Il lève la tête, esquisse un sourire comme il n'en avait plus fait depuis très longtemps, et se dirige vers la lumière. Ses yeux sont grand ouverts, il ne veut rien manquer de ce nouveau monde, il boit les couleurs, se nourrit de ces nouvelles odeurs. Il adore ça, alors il fonce.

Et tout ça, ce n'est pas plus mal.

Pas plus mal.

Il fut retrouvé quelques temps plus tard, en cendre. Personne ne sut jamais ce qui lui avait traversé l'esprit, aucune lettre n'ayant été retrouvée chez lui. Personne ne compris non plus pourquoi il avait décidé d'en finir ainsi, en brulant vif dans sa voiture, loin de tout, en pleine campagne.

Et personne ne s'expliqua pourquoi il avait déposé juste devant le véhicule une petite enceinte branchée à une sono portative. La police examina jusqu'à la playlist qu'il avait choisi, et certains journalistes ont poussé le lugubre jusqu'à se demander combien de chansons il a pu entendre avant que son corps n'abandonne.

Moi, j'en ai une petite idée.

Et ce n'est pas plus mal.