Représentation de l'auteur en dehors de son temps d'écriture

L'auteur fictif 1

Il est bientôt dix-neuf heures et sa journée s'achève sur un goût d'amertume. Après une réunion matinale avec le maître du barreau, qui s'est finie il y a quelques heures, leur décision est unanime : il ne pourra pas défendre son client et s'est vu retirer l'affaire, à cause d'une implication trop personnelle comme ils le disent si bien. Devant lui les piles de dossiers, de journaux et de rapports, base de son investigation, semblent se moquer de lui. Tout ce travail anéantit par un simple vice de procédure dont est victime son plaignant. Le jeune homme fait rouler sa chaise pour s'éloigner de cette déception que représente maintenant sa plaidoirie, déjà écrite, étayée et travaillée. Elle lui aurait à coup sûr assuré la victoire car ces accusations, pense-t-il, ne sont que des calomnies destinées à discréditer l'accusé et ses révélations.

Longue journée de combat acharné donc qui se résume à une bataille de perdue et une colère intrinsèque aux évènements et à leur tournure. Il reboutonne son costume, enfile son manteau, prend sa mallette et quitte son bureau pour prendre l'air et un bon repas dans son petit Paris.

Il passe devant le restaurant trois étoiles de l'autre côté de la rue, en face de son cabinet. Là, les couples en plein dîner, empreint d'un romantisme qui le débecte, se sustentent de mets, fins et raffinés, que seule cette petite élite peut s'offrir. Homards farcis de truffes, canapés de caviar, rôtis de porc Corse, et autres plats préparés avec soin par le chef étoilé de l'établissement. Il ne s'attarde pas sur ce spectacle ou sur la carte du restaurant et poursuit son chemin tout droit, jusqu'au bout de la rue, en face du café Métro où l'attend son taxi.

Lui, il a ses petites habitudes. Son bistrot des « bas quartiers » lui sied parfaitement avec son ambiance rassurante et son air familial. Les tenanciers sont un vieux couple bien français dont la cuisine aux saveurs enivrantes de tradition n'a rien à envier au chef étoilé.

A peine arrivé, il s'assoit à sa table et commande, comme à son habitude, le plat du jour avec un verre de scotch pour faire passer l'attente. En face de lui, la télé diffuse un meeting télévisé parlant de son désormais ancien client comme un criminel de guerre, une cible à abattre pour avoir osé offenser un grand politicien. Béa ! cri le jeune Juan à travers la salle à moitié vide pour interpeller la patronne, tu veux bien me passer la télécommande que je mette quelque chose de moins répugnant s'il te plaît ? Béatrice, de son nom complet, fait voler la télécommande jusque dans les mains du jeune avocat en répondant : « toi t'as passé une sale journée, ça s'est mal passé avec l'affaire du Russe », avant qu'il ne s'empresse de changer de chaîne

Il s'allume une cigarette, trempe ses lèvres dans son nectar Irlandais et passe les quotidiens du soir en revue. Au programme, comme tous les soirs depuis des mois, des émeutes, des guerres civiles, des hommes et des femmes en gilets jaunes qui espèrent se faire entendre ; de la violence et de la haine, traduction d'une frustration latente dans cette couche basse de la société. Bref, rien de nouveau. Le plat du jour arrive à la fin de son verre, il le dévore comme le dernier repas d'un condamné, essayant de faire passer ce goût d'amertume procuré par les images. Ce sont ces petits moments, se dit-il, qui me font tenir face à la pression notoire de l'injustice.

En regardant le jour mourir et laisser les traces de son agonie dans le ciel, il plonge dans une trans songeuse ; une phrase lui traverse l'esprit. Il attrape la serviette en papier devant lui, sort de son costume un stylo et note cet embryon naissant de protestation : « Le pays convulse, la haine et la violence ont pris le pied. Nous nous devons de rendre hommage à ce peuple, dont l'obscurité a été confondue trop longtemps avec de la saleté, nous nous devons de nous battre pour nos mères justice et liberté ». A cet instant, Crépuscule est né.