𝗛𝗔𝗩𝗢𝗖 ☆ MULTI

3.2

Au lieu du réfectoire, ils sont donc installés dans la cuisine, piochant dans les placards et le frigo puis s'asseyant là où ils le pouvaient pour manger. La plupart sont attablés autour du vaste îlot central, sauf Seonghwa qui boit un café au lait à petite gorgées et à grosses grimaces (il préfère le thé, mais aux grands maux les grands remèdes), adossé au plan de travail, et Hongjoong juste à côté de lui, qui trempe un reste de pain perdu d'hier matin dans sa tasse. Le moment aurait pu être convivial si deux invités indésirables ne plombaient l'ambiance : le vide, qui ne vient jamais sans son frère, le silence.

Il faut dire que la classe est loin d'être au grand complet. Taemin reste fidèle à son absence habituelle, celle d'Amber et Jennie finira par le devenir aussi, quant à Soojung et Soyeon, Seonghwa avait promis de leur apporter à manger dès qu'il aura assez de caféine dans le sang pour préparer quelque chose. Absents aussi les rires et les bavardages, rien que des ''passe moi un couteau, s'il te plait'', des ''tiens'' et des ''merci'' qui peinent à combler le silence.

Yuqi touille son chocolat chaud, attendant de voir toute la poudre se dissoudre. Le lait tourbillonne dans sa tasse comme ses pensées sous son crâne depuis hier. Et contrairement à son chocolat, non seulement ses soucis refusent de se désintégrer, elle n'a aucun contrôle sur ce tourbillon là.

Comme bon nombre d'élèves qui ont usé leurs pantalons et leurs jupes sur les bancs de Hope's Peak, Yuqi est neurodivergente (forcément, quand on recherche des jeunes experts de tel ou tel domaine, l'expert est souvent un gamin avec une fixation sur la matière), trouble déficitaire de l'atention et du spectre de l'autisme. Sans surprise, sa sociabilité en a trinqué, si on peut seulement dire qu'elle existe. Se faire des amis est un sport extrême pour elle, si fatiguant, stressant et complexe qu'elle a fini par laisser tomber. L'impression de ne pas vivre sur la même planète que les autres, une astronaute perdue en orbite qui avait abandonné tout espoir de rapatriement.

Jusqu'à ce que Soyeon la chope par le col de sa combinaison et la ramène à un bercail dont elle ignorait l'existence.

Il l'a ramassée comme on ramasse un galet sur la plage, mille personnes sont passées devant Yuqi avant lui, l'ont aperçue sans la regarder, mais voilà qu'il décidait qu'elle est une chose ravissante, unique et qui vaut la peine qu'on s'intéresse à elle. Oui, Soyeon prenait toujours la peine, celle de l'écouter parler - et en retour, Yuqi était toujours toute ouïe quand c'était lui qui avait quelque chose à dire, de ne pas s'inquiéter de ses stims, de lui proposer de peindre sa veste pour changer un peu de l'uniforme marron déprimant, d'essayer de lui apprendre ces traits d'eyeliner tarabiscotés dont il a le secret, sans se moquer quand le résultat est tout bonnement foireux.

Mais la découverte de son identité d'Ultime Tueur en Série avait démoli cette belle complicité, brisée par le poids du doute affreux qui envahit Yuqi : et si Soyeon l'avait seulement approchée pour essayer de la tuer ?

Baekhyun avait tenté de la rassurer, soulignant qu'iel n'avait une vendetta que contre les sectes et leurs leaders (la logique binaire de l'Ultime Robot peinait à comprendre le problème : Soyeon tue les gourous, Yuqi n'est pas un gourou, elle n'a donc aucun souci à se faire), surtout, pourquoi Diable iel se serait embarrassé.e de faire ami-ami avec elle avant de lui faire la peau ? Elle avait répondu du tac au tac :

« - Peut-être pour que personne n'aille le soupçonner ? Je sais que tu veux m'aider, mais laisse tomber. De toute façon, même s'il comptait pas me tuer... Je peux plus lui faire confiance, maintenant. »

Les paroles rassurantes de Baekhyun n'y firent rien, elle reste et restera persuadée que Soyeon ne la voyait que comme une proie facile. Elle aurait dû s'en douter, c'est pour ça qu'on ramasse les galets : pour faire des ricochets, les balancer au loin aussitôt attrapés, les regarder rebondir puis couler. Et quand on parle du Diable...