Elle passe devant moi et s'apprête à monter les marches.

— C'est très bien. Vous pourrez alors lui dire qu'elle est virée.

Elle se fige et se tourne vers moi.

— Je te demande pardon ?

C'est une question rhétorique, évidemment. Le regard qu'elle me jette pourrait foudroyer n'importe qui.

— Elle a vécu beaucoup trop de choses. Elle doit partir.

Son expression se décrispe et elle soupire.

— Elle a signé un contrat pour cinq ans, tu le sais.

— C'est un contrat de travail comme un autre. Vous pouvez la renvoyer moyennant un préavis ou une compensation.

Mon ton est calme, mais mon cœur s'effrite. Ça me coûte tellement de dire tout cela. Tomber amoureux était une terrible erreur.

— Tu sais très bien que je ne vais pas faire ça. Si je l'ai presque obligée à signer, c'est parce qu'elle a été mêlée...

— ...malgré elle dans l'affaire Holmadoff et blablabla. Épargnez-moi votre discours.

Elle me dévisage, outrée par mon interruption et mon insolence. Je continue :

— Et vous savez très bien que c'est une excuse. Vous vouliez Harmony uniquement pour ses compétences. Vous l'avez déjà avoué.

Elle se pince l'arête du nez.

— Je n'aurai pas cette discussion une deuxième fois avec toi. C'est inutile.

Elle reprend sa route. Je crispe les poings, furieux.

— Vous n'avez pas de cœur ! Elle ne mérite pas d'être enchaînée à cette putain d'agence ! C'est un purgatoire pour les gens comme moi, pas pour les personnes comme elle !

Elle arrête sa marche.

— C'est pour ça que tu veux qu'elle parte ? Parce que tu veux qu'elle ait une vie meilleure ?

Elle revient sur ses pas et me fait face.

— Moi aussi, autrefois je tenais à quelqu'un. Moi aussi, je pensais mieux savoir que lui ce qu'il fallait faire pour sa sécurité. Résultat, il est mort, siffle-t-elle.

Je perçois dans ses yeux une lueur de tristesse et de culpabilité. Je ne lui avais jamais connu un regard si humain.

Le décès de son mari lors d'une intervention au Moyen-Orient n'est un secret pour personne, tout comme le fait qu'il était sous ses ordres. En revanche, je ne savais pas qu'elle se sentait coupable ni que ça résultait de l'une de ses décisions. Que s'est-il réellement passé ce jour-là ?

— Alors un conseil, n'essaye pas de prendre des initiatives à ma place ou à la sienne. Elle prestera ses cinq ans à la fourmilière, loin du terrain, comme n'importe quel psy de l'agence. Au bout de ce délai, de l'eau aura coulé sous les ponts et elle sera ensuite libre de partir ou de renouveler ses engagements, conclut-elle.

Je garde le silence, les prunelles brûlantes de colère.

Elle poursuit son chemin et me laisse seul avec moi-même. Sur le palier suivant, elle se retourne une dernière fois.

— Oui, je suis sans cœur. On n'arrive pas là où je suis avec de la gentillesse et de la compassion. Maintenant, je vais avertir Harmony que ses parents sont là.

Et elle quitte mon champ de vision. J'ignore combien de temps je reste immobile à fixer le vide, perturbé par ses paroles. Les bruits de ses chaussures à talons deviennent lointains et je me reprends.

UNDERSHADEWhere stories live. Discover now