Le don d'Anna

J'ai enfui mon petit menton sous l'épaisse écharpe de laine. Il fait si froid que mes dents claquent les unes contre les autres sans que je puisse les contrôler. Pendant tout le trajet, bravant la pluie battante, je maudis ma mère. Quelle idée de menvoyer jusque chez la vieille Anna, seule, par ce temps dhiver ! Je tiens contre moi le paquet de galettes faites par maman pour cette voisine que nous connaissons depuis toujours. J'ai à peine treize ans et mes jambes sont glacées lorsqu'enfin, j'ouvre la porte de sa maison. Je m'empresse de me débarrasser de mes vêtements mouillés dans l'entrée tout en criant :

-Anna, cest moi ! Maman m'envoie pour prendre de tes nouvelles. Tu ne réponds pas au téléphone alors elle s'inquiète. Jai même des galettes !

Mais Anna gémit en guise de réponse et je la trouve allongée sur le canapé, le visage pâle.

-Anna, ça ne va pas ? Tu veux que j'appelle maman ? Ou l'hôpital ?

-Non, Maxine, je suis juste vieille et fatiguée. Un jour prochain, je partirai mais ce n'est pas pour maintenant, rassure-toi.

Ses lèvres toutes plissées se détendent lorsqu'elle me sourit. Je l'embrasse sur le front, dépose les galettes sur la table basse et m'installe dans le divan à côté du sien pour un « brin de causette » comme elle le dit si bien. Mais Anna est différente aujourdhui. Elle regarde dans le vide et caresse le plaid qu'elle a étendu sur son corps maigre.

-Maxine, profite de ta vie. Deviens quelqu'un de bien et écoute ta petite voix intérieure.

Je suis trop jeune pour comprendre ce à quoi elle fait allusion alors, je tente de faire diversion.

-Cest un peu triste chez toi. Maman dit que tu n'as jamais voulu de mari. C'est dommage !

Anna lève les yeux au ciel.

-Oh, j'ai eu quelques prétendants ! Certains étaient de très bonne compagnie mais malheureusement, au bout de quelques temps, ils me demandaient tous la même chose.

-Quoi ? Ils te demandaient quoi, Anna ?

-Un enfant.

Je suis incapable de décrire le sentiment qui m'envahit tout à coup. Jamais une personne ne s'était livrée à moi, et encore moins une adulte. Mon coeur s'accélère dans ma poitrine. J'ai toujours été curieuse, aussi, j'ose lui demander :

-Pourquoi ? Tu ne pouvais pas en avoir comme ma tante Clara ?

-Oh non, pas du tout Je savais juste ce qui se serait passé si je l'avais mise au monde. Maman me l'avait montré. Ma pauvre petite fille.

Ses yeux se brouillent et j'ai peur tout à coup qu'elle ne se mette à pleurer. Maman serait très fâchée contre moi si elle apprenait que je rends Anna triste. Mais Anna se ressaisit d'elle-même et me laisse, quelques instants, perplexe. Son discours est décousu. Je ne comprends rien à son histoire.

-Cela n'a aucun sens. Tu racontes n'importe quoi. Et puis, comment sais-tu que tu aurais eu une fille ?

-Maman m'avait montré.

-Ta maman ? Te montrer quoi ?

-Elle avait ce don en elle qu'elle tenait de sa mère. Elle était capable de me montrer l'avenir.

Je ne sais pas si je dois éclater de rire ou céder à la panique. Maman m'avait toujours dit qu'Anna était spéciale, solitaire et un peu mystérieuse mais si elle entendait ce qu'elle me raconte en ce moment, elle la ferait interner sur le champ. J'ai beaucoup de mal à la prendre au sérieux, néanmoins, je trouve l'histoire intéressante alors je continue de l'interroger.

-Donc, ta maman était une sorte de voyante et elle a su te dire que tu aurais une fille ?

Anna respire bruyamment, ses yeux fixent quelque chose dinvisible devant elle et étrangement, elle commence à me faire peur.