Chapitre 1 - En prendre pour son grade

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Deux ans en arrière

15 mai 2287 - Chongqing, district de Yubei, centre de la Grande Asie

Quatre ans que c'est la mouise, que nous vivons dans un ancien aéroport sans électricité ni eau potable, à cultiver notre nourriture tant bien que mal dans une ruine urbaine. J'ai fini par m'habituer à vivre comme au moyen âge au milieu des cadavres de fer qui étaient autrefois des entreprises en tout genre. Je râlais chaque jour sur nos conditions de vie, mais clairement, je n'étais pas prête à affronter le carnage de ce matin. À voir le regard de Mei, ma meilleure amie, elle non plus. Nous courons de blessé en blessé, les mains et les vêtements couverts de sang. Je fais de mon mieux avec les moyens du bord : je n'ai pas trouvé beaucoup de médicaments lors de ma dernière expédition à Chongqing. Un mec de mon camp est salement amoché, il se met à hurler je ne sais quoi en chinois. J'appelle Mei. Elle l'écoute et soupire :

— Laisse tomber, Lily, il délire.

Puis elle repart vers un de ces maudits militaires.

— Laisse-les-moi, lui ordonné-je. Au moins, eux, ils maîtrisent la langue internationale.

C'est dans ces moments-là que mon Europe me manque...

J'ai toujours rêvé d'être médecin. Je vivais à Amsterdam avec mes parents dans l'État-nation Europe. Grâce à mes bons résultats scolaires, j'ai pu suivre un collège à filière à Munich, en choisissant celle dédiée à la santé, bien sûr. J'ai obtenu mon diplôme avec deux ans d'avance, soit à seize ans, ainsi que mon affectation à la prestigieuse université de Chongqing, la meilleure au monde dans le domaine médical (avec celle d'Abidjan, bien trop onéreuse pour ma famille).

Il y a quatre ans, au moment du Grand Chaos, j'y vivais depuis un peu plus d'un an. Le diplôme obtenu au collège de Munich me permettait de réduire à six ans au lieu de neuf la durée du cursus de chirurgien-urgentiste. Je me rappelle mon arrivée compliquée : j'étais seule et déphasée en plein cœur de la Grande Asie. D'autant plus qu'en dehors du campus, beaucoup d'habitants de la région parlaient encore l'ancien dialecte, et non la langue internationale adoptée par les sept États-nations depuis presque deux siècles. Mei Chang, étudiante infirmière, était ma colocataire et aussi mon binôme attitré lors de mes semaines d'internat à l'hôpital. Oh, et ma guide lors des beuveries entre étudiants en mal de sensation. Ça, c'était la belle vie. C'était avant.

Quand la base lunaire a été attaquée par des vaisseaux non identifiés, une première vague de panique a secoué l'ensemble de la population mondiale. Des scènes d'hystérie ont coûté la vie à de nombreuses personnes. Et les extraterrestres n'avaient encore pas montré le bout de leurs museaux sur cette bonne vieille Terre. Quand enfin ils se sont approchés de nous, c'était pour nous matraquer de bombes IEM. Le Grand Chaos. Nous n'avons pu que constater, impuissants, à quel point notre société dépendait de la technologie. La démence a fait place à la violence. Sans transport, sans usine, sans électricité, les gens étaient prêts à n'importe quoi pour trouver à manger et à boire. Meurtres, passages à tabac, viols... Mieux valait se trouver un réseau et de bons alliés. Sans Mei, je n'aurais pas survécu, moi la blanche qui ne savait pas parler un mot de mandarin.

Une fois intégrées dans un groupe de survivants, nous avons fui le centre de Chongqing pour nous installer dans une ancienne zone industrielle au nord de Yubei, proche de la grande centrale et de la base aérienne. Sans écran holographique et sans radio, impossible de savoir ce que nos agresseurs faisaient. On ne peut pas dire qu'ils se manifestaient beaucoup. Peu à peu, nous avons cessé de penser à eux. Mois après mois, la vie s'est organisée tant bien que mal. Une routine s'est installée. Mes compétences en médecine se sont avérées être un véritable atout qui a fait de moi un membre indispensable, et donc protégé, de notre clan. Nous participions à tour de rôle à des expéditions en ville pour récupérer des médicaments, de la nourriture et des vêtements. Bien sûr, nous n'étions pas les seuls et les premiers affrontements auxquels j'ai assisté étaient des rixes entre humains.

Corps étrangers [TERMINÉ] Where stories live. Discover now