Chapitre 3 - Mi-figue, mi-raisin

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18 février 2289 - Faraday-4

Six jours que le selcyn est dans notre laboratoire et que je fais des journées (ou des nuits) de douze heures avec un docteur Chen désabusé. Autant dire que j'ai les nerfs en pelote. J'ai été radiée de toutes les opex ainsi que des formations médicales pour me concentrer entièrement à cette infâme mission. Mes journées consistent à effectuer des prélèvements, faire passer des scanners, radios, biopsies ou tout autre examen, puis d'analyser scrupuleusement les résultats. Le soir (ou le matin !), je suis tellement lessivée que je n'arrive plus à trouver la motivation pour me rendre au ring. La boxe est pourtant mon défouloir depuis deux ans (et l'occasion de côtoyer Saïd, même si le dialogue est à présent difficile), mais là, c'est à peine si je prends le temps de me laver.

Face à cet intrus, je m'attendais à ressentir à un moment ou un autre de la peur. Mais elle n'est jamais venue : je suis restée bloquée sur un mélange de pitié et de culpabilité face au viol médical dont cet individu, aussi mauvais qu'il puisse être, est victime. Et dont je suis le bourreau. Les rares moments où je me retrouve seule avec lui, je ne peux pas m'empêcher de lui parler, pour le rassurer et pour apaiser ma conscience qui hurle au scandale. Je lui explique les examens que je lui fais passer et tous les soins que je lui prodigue, je lui fais écouter de la musique grâce à la petite console intégrée. Je lui ai même récité un poème, hier. Je bascule sûrement dans la folie... peut-il seulement m'entendre ? Une part de moi espère qu'il est inconscient, tandis qu'une autre souhaite établir un véritable contact avec lui. Oui, c'est bien ça : je suis folle.

Les résultats des examens sont plutôt classiques. Normal : c'est un corps humain, à la base, même s'il semble avoir subi des améliorations. Cette question tourne en boucle dans mon esprit : pourquoi les selcyns sont-ils venus sur Terre, et surtout, pourquoi ils y sont restés alors que leurs organismes n'étaient pas adaptés pour y vivre ? Pour connaître la réponse, il faudrait que ce type soit en état de nous parler, et qu'il accepte de le faire (ce qui, de ce que j'en sais, n'arrivera jamais). Bref, nous n'apprenons pas grand-chose de plus que ce que nous savions déjà : les connexions neuronales sont deux à trois fois plus denses que celles d'un cerveau lambda. Les neurotransmetteurs sont plus nombreux, plus rapides. L'analyse de sa moelle montre que le système immunitaire est particulièrement efficace. L'observation de son corps sculptural guérissant à la vitesse grand V de ses blessures prouve que son immunité est très efficace. L'épiderme brûlé cicatrise à un rythme anormalement élevé et les hématomes ont totalement disparu de la partie épargnée par le feu. Les blessures par arme à feu sont refermées, ne laissant qu'une fine cicatrice sur sa peau. Je prévois une guérison complète d'ici six à huit semaines. Le docteur Chen pense lancer des essais cliniques pour reproduire cette prouesse. Je n'arrive pas à me réjouir... Pourtant, j'ai bien évidemment conscience qu'il est presque impossible qu'un humain puisse se remettre aussi vite de tels sévices, et que percer ce secret serait une avancée extraordinaire pour nous.

L'amélioration de l'état de notre homme a poussé le docteur Chen à procéder à son extubation, hier après-midi. Le Général Lee nous a appelés à la plus grande prudence, et mon supérieur n'y est pas allé de main morte côté médicaments. Bien qu'il soit maintenu par des sangles, le selcyn a été assommé par de puissants sédatifs. Je n'avais jamais vu de pareils dosages ! Je ne suis plus certaine que notre cobaye se réveillera un jour. J'ai carrément l'impression de faire tout le contraire de ce qu'un médecin est censé faire. J'en ai pleuré, mais le Docteur Chen s'est montré intraitable sur les grammages. Cette nuit, j'ai même rêvé que j'euthanasiais ce malheureux pour mettre fin à ses souffrances, c'est dire mon épuisement émotionnel.

Pour ne rien arranger, Mei est carrément en rogne que je ne la mette pas dans la confidence. J'ai bien essayé d'inventer un mensonge, comme me l'a conseillé Saïd, mais je ne suis pas à l'aise avec ça. Du coup, j'ai fini par avouer que j'étais en mission secrète. Mei a d'abord trouvé ça très cool, mais elle a déchanté quand elle a compris que je ne lui dirais rien de plus. Elle ne m'a même pas cru quand je lui ai dit que Lee m'avait menacée de mort ! C'est pourtant l'effroyable vérité. Quelle mouise... Je regarde les cernes qui creusent mon visage sous mes grands yeux bleus et tente de les effacer avec du maquillage. Puis je détache mes longs cheveux blonds et les laisse onduler sur mes épaules. Il faudrait que je songe à les couper.

Corps étrangers [TERMINÉ] Where stories live. Discover now