Chapitre 16 - Faire plier l'ennemi

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24 avril 2289 - base de Tavira

J'oscille entre regret d'avoir voulu poignarder Kalen, et remords de ne pas avoir visé la gorge. Je suis totalement confuse. Saïd et Mei me manquent. Je vis en collectivité depuis mes onze ans, la solitude est un sentiment que je ne connais pas. Mais depuis deux jours, c'est ce que je ressens, ce qui me ronge.

Jafro m'a fait porter du pain et des épinards (quelle idée...). Mais je n'ai quasiment rien touché. J'alterne entre longues douches chaudes et position latérale de sécurité sur l'immense matelas de cette chambre. La porte s'ouvre. Je ne prends pas la peine de me retourner.

— Lyna, je vous informe que Chef Kalen F3-548 est remonté sur Cassy-3 afin de se rendre à Bleiselcyon. Il vous fait savoir qu'il n'éprouve aucune animosité envers vous.

Court silence. S'attend-il à ce que je réagisse ? Il est impensable que j'exprime un quelconque soulagement devant un de ces types. Il poursuit :

— Il vous fait parvenir quelques affaires pour faciliter votre intégration à votre nouvelle vie.

Alors là, je bondis.

— Ma nouvelle vie ! hurlé-je d'une voix stridente. Mais vous savez où vous pouvez vous la mettre, votre saleté de vie ! Je n'ai rien demandé, vous êtes des malades ! Je ne resterai pas avec des monstres ! Tu vas voir ! Purée de chiotte ! Ordure !

J'ai bien conscience d'avoir l'air d'une hystérique avec mes yeux rougis, mes cheveux en pagaille et le manque de cohérence de mes propos. Je m'en fiche. Jafro me dévisage avec la neutralité selcyne qui me débecte plus que tout. Puis il se dirige vers le tiroir vide-ordure, l'ouvre et regarde à l'intérieur (il ne se sentait a priori pas visé par ma dernière insulte). Puis il hausse les épaules et repart en laissant la porte ouverte. Non... il va vraiment partir en me laissant champ libre ? Fausse joie, il revient après quelques secondes en poussant un empilement de trois coffres métalliques surplombés d'une sorte de saladier jusqu'au milieu de la pièce.

— Qu'est-ce que c'est ? demandé-je, agacée.

— Je vous l'ai dit. Kalen m'a chargé de vous apporter ceci. Bon après-midi, Lyna.

J'hésite à courir jusqu'à la porte encore ouverte, mais clairement, cette tentative d'évasion est perdue d'avance, et la curiosité l'emporte sur le désespoir. J'attends que Jafro verrouille lâchement la cloison pour m'approcher des présents de K. Je suis obligée de me mettre sur la pointe des pieds pour attraper le saladier. Quand j'en vois le contenu, la surprise me fait lâcher prise et l'ensemble se répand au sol : des oranges, des tablettes de chocolat noir, une courge que je suis incapable de nommer avec exactitude, et... une poule morte. J'aurais dû préciser à mon ravisseur que par poulet, j'entendais nuggets. Je déteste vider les animaux. Jusqu'à présent, je n'ai pas eu à le faire plus de deux ou trois fois. Mais si je ne veux pas que ma prison empeste, il va falloir que je m'y colle assez vite, ou que je balance le truc à la tête de Jafro lors de sa prochaine venue. Hum... la seconde option a ma préférence. Je ramasse la pauvre bête et la replace dans son récipient où elle patientera jusqu'à sa reconversion en projectile longue portée.

Je m'attaque à la première caisse. Avec peine et fracas, je parviens à la soulever pour la poser (lâcher) à terre. Je découvre avec stupeur qu'elle est pleine à craquer de vêtements. Il y a de tout : pulls, gilets légers, robes, legging, jeans, du cuir (!), des sous-vêtements (culottes et strings, j'imagine avec malice K en voler dans les habitations abandonnées), des collants, des chaussettes, une djellaba, des tee-shirt et débardeurs dans différents styles... Aarf ! Aucun soutien-gorge ni brassière. Heureusement que je suis moins bien fournie qu'Adèle, mais bon, quand même ! Après avoir parlé testicules, suppositoire et recyclage de caca avec Kalen, je devrais pouvoir aborder ce sujet à son retour. Après tout, il n'y connaît rien en femelles humaines. Enfin, en femmes.

Ma chambre ressemble à présent à un souk, je rangerai plus tard. J'agrippe la deuxième caisse : impossible de la soulever, elle est vraiment trop lourde ! J'ai beau y mettre toute ma force, je ne parviens qu'à la déplacer de quelques millimètres. Je l'ouvre donc ainsi, empilée sur l'autre. Surprise : ce sont des livres. Un grand nombre de livres. À l'ère des liseuses pouvant stocker des milliers de romans écrits ou audios, un tel rassemblement de bouquins en papier offre une vision surprenante venue d'un autre temps. Le premier que je sors s'intitule Les Royaumes de Nimara, tome 1, et ça m'a tout l'air d'être une romantasy un peu naïve. Ça tombe bien : j'ai désespérément besoin de naïveté ! Je continue mon exploration. Comme pour les vêtements, il y a de tout (sauf des soutiens-gorge). Du fantastique, du polar, du feel-good, de la romance, des essais, des témoignages, des revues de psychologie (je vais les filer à Kalen, il en a plus besoin que moi), un livre de blagues toutes pourries, un dictionnaire (?), des bandes dessinées... Zola côtoie des Harlequins, au calme.

Dernière caisse, ce sont encore des livres, tout aussi éclectiques. Mais il y a aussi une tablette à clapet. Quand je l'ouvre, la tête de K apparaît. Il se met à parler. Je sursaute, manquant de peu de fracasser l'objet au sol.

« Lyna, voici des livres, des vêtements et de la nourriture comme tu aimes. Je te souhaite une bonne installation. Il me tarde de te retrouver, nos interactions sociales vont me manquer. Sache que je ne t'en veux pas pour le couteau. À l'avenir, j'éviterai de te côtoyer quand tu en possèderas un. Un homme averti vaut... deux hommes qui ne le sont pas ? J'espère que tu trouveras vite tes marques. Si tu as besoin de quoi que ce soit, demande à Jafro H18-451. Cette tablette te donne accès à ce qu'il reste de votre ancien réseau connecté ainsi qu'à d'autres livres et à un jeu étrange avec des sucreries à assembler. À bientôt, Chaton. »

Son visage disparaît. Si je résume : Kalen m'avoue que je vais lui manquer, il se plie à mes volontés en pensant que ça me suffira pour être heureuse et oublier la mort de Saïd et son plan ignoble de reproduction, et il m'offre la possibilité de lire ou de jouer à candy crush 4D pour occuper mes journées. Je ne reviendrai pas sur sa manie de m'appeler Chaton, il y a plus urgent. Étudier le fonctionnement du flaster, par exemple. Il faut vraiment que je m'y mette. Je regarde le bazar qui m'entoure et pousse un long soupir. Je rangerai plus tard. Je mérite bien de m'enfiler une tablette de chocolat, tiens !

J'ai toujours été bonne élève, même excellente. La seule bête noire de mon cursus, c'était la neurologie. C'est un domaine très complexe et encore en perpétuelle évolution au gré des découvertes scientifiques. Et que contient le manuel d'emploi du flaster ? Bingo ! De la neurologie avancée en long, en large, en travers. Et pas du genre que j'ai déjà étudié, non. Je ne comprends pas la moitié des termes utilisés, même si je parviens à faire quelques liens avec mes propres connaissances. Les selcyns sont bien plus savants que nous dans ce domaine, alors qu'ils ne sont ici que depuis six ans. Je remarque toutefois qu'ils ont procédé à énormément de comparaison avec leur propre fonctionnement qui semble terriblement compliqué. Pour ne rien arranger, toute une partie du manuel est écrite dans une autre langue. Je n'ai donc qu'une version incomplète, mais j'ai largement de quoi m'occuper pour résumer ce truc et tenter d'y voir plus clair !

J'utilise une application de dessin sur la tablette que m'a cédé Kalen pour reprendre les informations importantes. Les neurotransmetteurs semblent jouer un rôle essentiel dans les processus de rémission stimulés par le flaster. La machine produit un type d'ondes qui m'est inconnu pour faire réagir le cerveau humain, et anciennement les trois organes pilotes des selcyns. Je comprends que les dosages sont largement plus légers que pour leurs anciens organismes : ma race est bien plus fragile que celle de K. Je gribouille une sorte de schéma lorsque ma porte s'ouvre. Je planque en vitesse le manuel du flaster et bascule sur candy crush. Ce n'est pas Jafro, mais un latino plutôt maigrichon, chose que je n'ai jamais vue chez les selcyns tous plus baraqués les uns que les autres. Il me toise avec une hostilité à peine perceptible : dans le positif comme dans le négatif, un selcyn reste peut expressif. Il regarde les vêtements et les livres étalés au sol.

— Je me nomme Houlm T6-018. Jafro me charge de vous proposer une visite du site, mais je vois que vous avez d'autres occupations plus urgentes, comme le rangement de votre chambre.

Dommage, je n'ai pas ma poulette sous la main. Je lui aurais bien fait faire son premier vol. Je dois me contenter de le fusiller du regard, mais il ne semble pas bien impressionné. Il se retire avec nonchalance, sans oublier de verrouiller ma seule issue. Purée de chiotte d'enfoiré.

Corps étrangers [TERMINÉ] Tahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon