Sortie en force

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L'admiral Anton Haus tourne les yeux vers la rade de Pola, depuis la passerelle du cuirassé Viribus Unitis et contemple la flotte austro-hongroise qui sort du port, dans la nuit de ce premier jour d'octobre 1914.

Dans l'esprit de l'amiral autrichien, la fierté tente difficilement d'étouffer l'inquiétude qui l'étreint, depuis qu'il a reçu ses ordres. 

Ce n'est pas que les ordres de l'Etat-major soient dénués de sens ou de pertinence qui taraude Haus, mais plutôt les conséquences d'un échec. Engager ses navires, c'est prendre le risque de la perdre, même si, sur le papier, il a toutes ses chances.

Il aurait préféré que sa flotte, sa précieuse flotte, demeure à l'abri des défenses du port, pour n'en sortir qu'à la faveur de coups, soigneusement planifiés. Une situation peu glorieuse, mais qui aurait eu le mérite d'inquiéter et immobiliser des moyens importants de la part des marines de l'Entente. Etre une menace, permanente.

Une solution peu glorieuse, il est vrai, pour un marin, pour un soldat, mais alors que la guerre semble tourner à la boucherie insensée sur la terre, doit on combattre pour le seul honneur, au mépris du résultat ?

L'Empereur semble en avoir décidé ainsi, l'amiral doit se porter au devant de la flotte ennemie, des douze cuirassés français, qui ont eu l'outrecuidance de pénétrer dans l'Adriatique et de narguer l'Empire.

Quel amiral ne se réjouirait pas de tels ordres ? D'ordonner à ses navires de quitter le port pour affronter dans une grande bataille glorieuse ses adversaires et l'emporter ? Réitérer l'exploit de von Tegetthoff à Lissa ou de Togo à Tsushima, rentrer au port avec ses navires marqués par le feu du combat et victorieux.

Une perspective tellement séduisante et tellement incertaine. 

Car, c'est bien ce qui inquiète l'amiral, son adversaire n'est pas une flotte en sous-nombre, épuisée  par des mois de traversée, mais des marins frais, bien entrainés, à bord de navires qui appartiennent à la quatrième flotte mondiale.

Il comprend les ordres qui sont les siens, la mise en place d'un blocus et l'impossibilité de menacer les navires de transports français et anglais seraient une catastrophe pour l'Empire. Cependant, il se demande si l'Empereur et le Haut-commandement ont conscience de la tâche qu'ils demandent à sa marine.

Un succès, même partiel, ferait certes sa gloire et celle de son pays, mais à quelles fins ? Car s'il bat cette flotte, avec tous les moyens dont il dispose, il restera encore la flotte anglaise et une bonne partie de la flotte française à vaincre pour reprendre la Méditerranée.

Son pays ne peut pas compter sur son allié, qui a déjà subit une lourde défaite à Wilhelmshaven au tout début de la guerre et ne pourrait, de tout façon, pas franchir le détroit de Gibraltar pour l'assister, à supposer qu'il le veuille.

La responsabilité pèse donc sur lui seul. 

Les informations qui sont remontées  établissent les forces adverses à deux cuirassés modernes et une dizaine de cuirassés plus anciens, accompagnés de cinq croiseurs cuirassés et de destroyers.

Dans l'absolu, sa flotte peut l'emporter, il dispose de trois cuirassés modernes et de douze cuirassés plus anciens. il fait jeu égal avec l'Entente en nombre de croiseurs et de destroyers. Encore une fois, il a ses chances sur le papier. Villeneuve devait se dire la même chose en 1805.

En pratique, il sait que son adversaire potentiel, l'amiral Boué de Lapeyrère, a ramené sa marine à son meilleur niveau depuis la fin du second Empire français et qu'il n'est pas à négliger, même s'il a laissé deux croiseurs allemands lui passer sous le nez en août.

 Hans soupire doucement, avant de jeter un nouveau regard sur les feux de la flotte, la marine ennemie a été repérée près de Cattaro, qu'elle a bombardé, qu'elle remonte en direction de Split. 

Une manœuvre évidente pour provoquer sa sortie et voilà qu'il relève le gant.

Derrière lui, le capitaine du cuirassé donne plusieurs ordres brefs au timonier alors que le bâtiment vire tranquillement vers le sud-est. 


Dix heures plus tard, sur le pont du cuirassé Courbet.

L'amiral Boué de Lapeyrère regarde sur l'horizon les fumées de la flotte austro-hongroise. Sa mission était de la provoquer pour la forcer à sortir de sa rade et c'est plutôt réussi. Peut-être même trop réussi, car les vigies ont identifié la quasi-intégralité de la flotte austro-hongroise.

Boué de Lapeyrère avait espéré une sortie de la marine adverse, mais pas dans des proportions qui la mettrait quasiment à parité avec ses forces.

Il a pensé, un moment, à rebrousser, à faire demi-tour, à ramener ses bâtiments en sécurité, à renoncer... mais cela aurait été reconnaître son échec et cela ne lui aurait jamais été pardonné.

Après l'épisode des deux croiseurs allemands qui se sont réfugiés dans l'empire Ottoman à son nez et à sa barbe, il sait que ses adversaires, politiques ou au sein de la Marine, n'attendent qu'une erreur de sa part pour le débarquer. 

Quoiqu'il advienne, la bataille qui s'annonce entrera dans les livres d'histoire, reste à savoir s'il sera dans le camp des vainqueurs ou des vaincus.

 En théorie, ses navires surclassent tout ce que peut lui opposer l'amiral autrichien. ils sont plus lourds, mieux armés, mieux blindés que leurs adversaires. En pratique, aucun n'a jamais affronté un adversaire à sa mesure et leurs capacités et prouesses ne sont, pour l'heure, que fantasmes d'ingénieur naval.

La dernière bataille majeure livrée par la Royale, avec l'engagement d'une part notable de ses forces, remonte à ... Trafalgar. On a vu mieux comme référence.

Autour de lui, le navire est une ruche, fébrile, toute l'atmosphère en est électrique, tous sont conscients de ce que se prépare, même si rares sont ceux qui ont pris part à un vrai combat sur les flots en cette année 1914.

La portée de ses canons l'inquiète, les canons des Tegetthof sont annoncés à 18.000 mètres, ceux de ses Courbet plafonnent à 14.000. Cela veut dire 4.000 mètres sous le feu ennemi avant de pouvoir riposter. tout va se jouer sur un jet de dés.

L'amiral se redresse à cette pensée. Il n'a pas poursuivi le relèvement de la marine de son pays pour échouer lamentablement lorsqu'elle est, enfin, mise à contribution. Le rôle d'une marine de guerre n'est pas de faire des ronds dans l'eau. 

Il hoche la tête en direction du capitaine du Courbet, des messages radio partent en direction de toute la flotte.

Bataille en mer AdriatiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant