Corps étrangers [TERMINÉ]

Chapitre 39 - Briser la glace

Je reste un bon moment à discuter avec Kalen. Il semble réellement surpris que je n'aie pas parlé du projet couveuse à Lee et Hassan. Il faut dire qu'il est très bien placé pour connaître ma profonde aversion pour cette terrible expérience. Sans doute a-t-il pensé que je saisirais la première occasion pour dénoncer cet acte ignoble. Je n'ose pas lui avouer que j'ai eu peur des représailles ni que la culpabilité me rongeait à chaque instant durant mon interrogatoire. Je lui explique seulement que je ne voulais pas remuer le couteau dans la plaie. Il acquiesce pensivement. Au fil de la discussion, je ressens la douleur silencieuse que laisse la mort de Jafro dans son âme, même s'il faut vraiment avoir l'œil pour en percevoir les signes et qu'il garde cette insupportable distance dans ses propos. Évoquer son ami perdu semble trop difficile, pour le moment en tout cas, et je préfère ne pas insister. La seule chose qu'il consent à me confesser, c'est qu'il veut se venger, et je ne peux que le comprendre.

Je prends mon courage à deux mains et lui expose mon idée : diffuser l'enregistrement de ma captivité pour alerter à la fois les selcyns et les bases Faraday encore fidèles au Maréchal Silva. Après tout, Lee et Muzhi agissent contre sa volonté. Et si le peuple de Kalen est directement menacé, le discours de Lee laisse entendre qu'après lui, ce sont les populations de l'hémisphère Sud qui seront prises pour cibles. Sans parler des retombées radioactives qui feront probablement plus de mal aux terriens qu'aux selcyns. Kalen est en pleine réflexion. Je décide donc d'enfoncer le clou :

— J'ai aussi espoir que cette situation nous rapproche. Je veux dire... terriens et selcyns vont affronter un danger commun, ça peut créer des liens. Les ennemis de mes ennemis sont mes amis, non ?

— Je ne sais pas, murmure Kalen en grattant sa barbe de trois jours. Ton idée se tient, mais il faudra agir à l'échelle planétaire. Sur Cassy-1, le vaisseau du Grand Consul, nous devons posséder le matériel nécessaire à une diffusion de cette envergure. Mais nous ne pourrons rien faire sans son accord. Il doit donc être le premier prévenu.

— Pour qu'il mette en sécurité les habitants de Bleiselcyon, mais qu'il refuse d'avertir les terriens ? Non, merci ! protesté-je. En plus, il va vouloir me faire la peau, et probablement la tienne avec !

— Nous ne sommes pas obligés de lui dire que nous t'avons retrouvée. En revanche, c'est à moi de le contacter pour lui expliquer ce qui est en train de se passer. Je refuse de déléguer cette tâche, ça reviendrait à mettre en danger un des miens en le mêlant à une affaire de mutinerie aggravée. Rassure-toi, je peux lancer une communication d'ici, pour rester à distance du Grand Consul.

— Et après ? Qui irait sur Cassy-1 pour se charger de la diffusion ? Je n'ai confiance qu'en Sayan et toi !

— Et mon frère ?

— Pas encore, avoué-je. Même s'il m'a agréablement surprise.

— La notion de confiance individuelle n'existe pas sur Selcyon, déclara Kalen, les yeux dans le vide. L'obéissance et l'honneur sont des principes plus forts que vos lois. In fine, nous avons tous confiance en cette unité collective.

— Il n'y a pas de singularité chez vous, constaté-je en soupirant. Ou, en tout cas, elles ne sont pas autorisées. C'est à la fois effrayant et triste. Effrayant, car ça donne un pouvoir sans limite à vos dirigeants qui sont assurés de votre fidélité. Triste, car si vous évitez des émotions comme la colère, vous passez également à côté de la joie, de l'amitié

— De l'amour ?

— Oui. Vous êtes coincés dans votre cage d'asservissement aveugle, vous me faites penser à des robots. Tous identiques, sans émotion.

— Tu penses encore ça de moi ? me demande Kalen en relevant un sourcil.

— Non... non... je vois bien que tu es en train de te sortir de ce carcan. Tu es le selcyn le plus sensible que je connaisse et tu évolues encore. Ça ne se fera pas du jour au lendemain, mais tu ouvres les yeux sur certaines choses.