Chapitre 44 - Une ombre au tableau

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Lorsque je pénètre dans la salle de communication, j'y trouve Kalen assis, tête enfouie dans ses bras croisés. Une sonate de piano en musique de fond donne un aspect irréaliste à cette pièce bourrée de gadgets futuristes. Je m'approche à pas feutrés, mais la rapide tension qui parcourt son corps m'informe qu'il a repéré ma présence. Son ouïe est surdéveloppée, je n'avais aucune chance de passer inaperçue. Je m'installe donc sur la chaise à côté de la sienne. Subitement, je me sens intimidée. Et inquiète. Je n'ai jamais vu Kalen aussi fatigué. Les craintes qu'il a exprimées un peu plus tôt m'ont surprise. Évidemment, j'avais compris son profond sentiment de culpabilité, mais je n'aurai jamais imaginé que sa confiance dans le Grand Consul avait totalement disparu. C'est toute sa vie, tous ses principes qui doivent voler en éclats.

Des témoins lumineux clignotent silencieusement de part et d'autre de la console. Un écran holographique projette un radar en trois dimensions. En haut à gauche, un minuteur indique le temps restant avant la prochaine utilisation du stabilisateur d'atomes : douze heures, cinquante-trois minutes et trente-neuf secondes. Trente-huit... Je pose une main sur le bras de Kalen, puis ma joue. Il ne bouge toujours pas. La sonate laisse place à un air enjoué, je reconnais la Petite musique de nuit de Mozart.

— Tu danses ? tenté-je timidement.

— Danser ? marmonne K en levant légèrement la tête.

— Oui, tu es censé avoir étudié la question, lui rappelé-je avec malice.

Il acquiesce et déplie son corps immense. Ses larges épaules tendent le tissu de son tee-shirt, et mes yeux s'attardent sur ses bras musclés. Tout en gardant son air sérieux, il me tend une main que je saisis avec délicatesse. Il m'approche alors de lui et me susurre à l'oreille :

— En danse, c'est le cavalier qui guide la cavalière. Tu dois donc me suivre et t'en remettre entièrement à moi. En es-tu capable ?

— Tu es une des rares personnes à qui je peux répondre oui.

— Je préfèrerais être la seule, même si je ne le mérite pas.

Je n'ai pas le temps de répondre que déjà, il se met en mouvement. Je ne suis pas experte en danse de salon et je dois rester concentrée pour parvenir à suivre ses pas sans le piétiner. Il est raide, mais sa technique me paraît excellente.

— Laisse-toi faire, arrête de regarder le sol ! me sermonne K.

— Je vais te marcher dessus ! protesté-je.

— Aurais-tu deux pieds gauches ? demande-t-il, amusé.

J'esquisse un sourire et redresse le menton pour être immédiatement happée par ses iris marron clair. J'y décèle des reflets dorés. Mais aussi une certaine mélancolie. J'ouvre la bouche pour essayer de lui dire quelque chose de réconfortant, mais son beau visage me laisse sans voix. Après un temps que je ne saurai définir, je réalise que nous ne dansons plus. Nous nous tenons toujours, incapables de détourner le regard de l'autre. Toutes mes résolutions coquines se terrent au creux de mon ventre, effrayées à l'idée de brusquer Kalen, de le faire fuir. J'attends, le cœur au bord des lèvres. Un air lent et magnifique de violoncelle nous enveloppe.

— Lily, je suis désolé de t'avoir entraînée dans ma chute.

— Je sais que tu es désolé, je t'ai pardonné depuis longtemps, K. Tout ce qui nous est arrivé nous a emmenés jusqu'à la découverte des manigances de Lee et de Muzhi. Nous pouvons peut-être empêcher le monde de basculer dans une guerre destructrice. Alors, dans le fond, ce n'est probablement pas une mauvaise chose de nous retrouver coincés ici. Et puis... je suis contente d'être là, avec toi.

Corps étrangers [TERMINÉ] Where stories live. Discover now