Chapitre 43 - une histoire à dormir debout

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10 Septembre 2289 - chaîne des Carpates

À ce niveau-là, je crois qu'on peut dire que je suis devenue une source quasi inépuisable d'eau salée. Je n'arrive plus à m'arrêter de pleurer, blottie dans les bras de ma mère. Ma maman que je n'ai pas vue depuis plus de huit ans. Une odeur boisée a remplacé celle des produits désinfectants dont la maison de repos où elle travaillait était saturée. Mais c'est bien elle, sa voix, son accent qui fut jadis mien, mais que j'ai perdu progressivement, ses longs bras, plus minces, qu'auparavant qui savent si bien entourer mes épaules, sa façon de me susurrer à l'oreille de doux surnoms qu'elle seule utilise.

— Lily jolie, ma perle...

— Ma... man...

J'ignore combien de temps nous nous tenons ainsi, mais je finis par avoir un besoin urgent de m'assoir. Tout mon corps est courbaturé et un puissant mal de tête menace de me mettre au tapis. Kalen a dû sentir mon malaise, car il nous ramène immédiatement deux chaises. Je pourrais demander discrètement à Sayan d'aller me chercher un cachet, mais je ne veux pas perdre une seule seconde avec ma mère. Ce n'est qu'une fois installée que je prends conscience de son état physique inquiétant. Elle semble avoir été passée à tabac. Ses bras et son visage sont couverts de bleus, et je suis prête à parier que ses vêtements en cachent d'autres. Une longue entaille dépasse de son vêtement au niveau de la clavicule et remonte vers son oreille. Une autre, plus petite, souligne son œil droit. Elle porte un pull à moitié déchiré et d'une grande saleté par-dessus un haut gris à manches courtes, ou peut-être blanc à l'origine. Son pantalon est un treillis aux couleurs délavées. La couleur des hématomes me permet de situer son agression à quatre ou cinq jours. Ma mère me sourit, les yeux brillants. Elle me touche les bras, comme pour s'assurer que je suis bien réelle et que je ne vais pas disparaître. Je dois dire quelque chose, mais ne sachant pas vraiment par où commencer, je me contente de la regarder faire. Pourquoi est-elle blessée ? Qui lui a fait ça ? Où est mon père ? Je bois machinalement le verre que Kalen me tend, puis sèche d'un revers de main mes dernières larmes. Alors que je continue de fixer ma mère, je sens mon compagnon me masser les épaules. Je ferme les yeux, puis les rouvre et prends la parole d'une voix éraillée.

— Maman, je te présente Kalen, mon compagnon.

Les doigts de Kalen s'immobilisent. Il ne devait pas s'attendre à ce que je commence par les présentations. Moi non plus, pour être honnête. C'est sorti tout seul. Ma mère relève le menton vers lui et hoche la tête doucement. Son sourire ne l'a pas quittée, mais il est un peu moins grand, et ses yeux se voilent d'inquiétude. Je sais que sa réaction est normale, mais je ne peux m'empêcher d'en éprouver de la contrariété. Je fronce les sourcils.

— Notre couple est très sérieux, maman. Je l'aime et je me sens bien avec lui. Nous nous sommes rencontrés sur Faraday-4, mais...

— Je connais votre histoire, ma perle, m'interrompt ma mère. Je ne la connais que trop bien.

— Comment ? m'étonné-je.

Kalen a repris ses massages, mais ses gestes sont plus crispés.

— Commençons par le commencement, tu veux bien ma perle ?

J'acquiesce, attrapant la main de mon compagnon posée sur mon épaule.

— Il y a six ans, quand le Grand Chaos a changé la face du monde, nous étions encore à Amsterdam, ton père et moi. La ville a basculé en quelques jours dans une violence inouïe, chacun luttant pour sa propre survie en pillant, blessant... tuant. Marius a réagi très rapidement, et nous avons quitté Amsterdam à bord d'un des rares bateaux encore à quai. Après deux ou trois semaines, nous avons rejoint un village dans la campagne danoise. Notre arrivée n'a pas été tout de suite bien acceptée, nous étions deux bouches de plus à nourrir. Mais nous avons prouvé notre bonne volonté en mettant la main à la pâte, et deux fois plus durement que les natifs. Très vite, des rumeurs d'invasion par l'ouest ont commencé à agiter les villageois. Déjà, il se disait que les aliens nous kidnappaient pour s'approprier nos corps. La peur est devenue notre quotidien.

Corps étrangers [TERMINÉ] Where stories live. Discover now