Chapitre 45 - Passer la seconde

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11 septembre 2289 - Chaîne des Carpates

J'ai peu dormi, cette nuit. Hier, j'ai passé l'entièreté de mon après-midi avec ma mère et n'ai donc assisté à aucune réunion. De toute façon, Kalen souhaite que je reste auprès d'elle, arguant que j'ai bien mérité un jour de congé pour profiter de ma famille fraîchement retrouvée. Ma mère s'est empressée d'aller dans son sens. J'ai voulu négocier notre embarquement sur Cassy-7, mais elle a purement et simplement refusé de monter à bord d'un vaisseau selcyn. J'ai honte de l'avouer, après tant d'années de séparation, mais sa réaction m'a mis un coup au moral. Je sais déjà que je vais passer ma journée à attendre le retour de Kalen, la peur au ventre.

Hier soir, j'ai tout juste eu le temps de faire un tour du côté de Cassy-19 occupé par la communauté mixte de Denver. À ses pieds, ses habitants déambulaient librement, des bières à la main. Seul un œil aguerri comme le mien pouvait différencier les natifs terriens des natifs selcyns. Tout se jouait dans les détails : une carrure plus carrée, un regard moins expressif, une vitesse de mouvement accrue... mais ma mère n'a vu aucune différence. J'ai quand même l'impression que ce mélange a semé une graine dans son esprit. Elle m'a questionnée sur le système de castes des selcyns. Ce n'est peut-être pas grand-chose, mais cela montre qu'elle développe un intérêt pour ce peuple. Doucement, mais surement.

Nous avons aussi beaucoup parlé de mon père. Ma mère n'est pas prête à entendre que ses chances de survie sont faibles, et je ne suis pas prête à formuler ces pensées à voix haute. Nous avons évoqué des souvenirs d'Amsterdam. Puis je l'ai laissée à l'extérieur à la nuit tombée pour rendre visite à Jofen. Mon ami ne s'est pas montré très enthousiaste, comme à son habitude, concluant notre échange par un « j'espère pour ton père qu'il a été tué, car il y a bien pire que la mort ». Hyper encourageant, heureusement que ma mère n'est pas montée. Mei l'a disputé comme il se doit, mais il s'est contenté de lever les yeux au ciel en attendant que l'orage asiatique passe. Je me suis éclipsée pour retrouver Kalen. Il m'attendait dans mon dortoir. Après une douche commune tout en suavité, nous nous sommes couchés sur notre petit matelas de fortune. Sa respiration s'est très vite ralentie et je l'ai regardé avec tendresse sombrer dans le sommeil sans parvenir à l'imiter. J'étais donc alerte quand il s'est réveillé avant le lever du soleil, comme sous l'effet d'un réveil interne. J'ai enfilé un legging noir, un débardeur ocre et un gilet turquoise oversize, puis je l'ai accompagné jusqu'à son poste. Et j'ai assisté au dernier briefing et aux réglages des lunettes de pilotage.

Depuis les écrans, j'observe les suppos dorés s'éloigner de notre camp, sans savoir lequel est occupé par Kalen. Je me sens vide, incomplète, sans force. Je vais m'échouer sur un siège libre près des consoles où Varely est déjà en action. Avec son bandage sur les yeux, il me fait penser à un pirate de l'espace. Il donne des instructions dans sa langue à une femme selcyne qui, en échange, lui décrit les affichages qui apparaissent sur l'écran incurvé. Trois autres duos s'agitent au-dessus des consoles de communication, s'exprimant dans un mélange de langues : internationale et selcyne. Ils coordonnent les différents mouvements des cinq mini Cassy partis sur le champ de bataille : Cassy-5, Cassy-8 (les rebelles), Cassy-13 (Merylt, Kiodo et accessoirement le point de chute de Kalen en cas de besoin), Cassy-19 (Denver) et Cassy-22 (chargé dans un premier temps de faire les aller-retour pour déposer les forces terrestres, avec Sam, Raimundo et d'autres volontaires brasiliens à son bord). À ces mastodontes s'ajoute une vingtaine de vaisseaux plus petits dont je n'ai pas retenu le nom (Leimar ?). Il serait illusoire de croire que ce sera suffisant pour vaincre l'armée du Grand Consul. Mais je refuse de perdre espoir. Nous sommes sans nouvelles du Maréchal. Pas de nouvelle, bonne nouvelle ? Nous le saurons bien assez vite. Quant au Consul, il n'a toujours pas touché à son engin de mort. Si c'était le cas, je ne serais pas en train de me rendre malade pour l'homme que j'aime. Il doit sans doute se demander si ça vaut le coup de se pulvériser la pulpe pour une petite rébellion qu'il est quasi certain de pouvoir maîtriser.

Corps étrangers [TERMINÉ] Où les histoires vivent. Découvrez maintenant