Chapitre 28 - Le pouvoir de l'Angevert

Depuis le début
                                    

— Les amnésies sont bien hors de mes compétences, confirma le Sagevert lorsque je l'interrogeai.

Le soleil s'était couché, Fen nous avait quitté, des Gardes avaient apporté des chandeliers, une assiette de légumes au Sagevert, et un panier de graines croustillantes pour moi. La tour était plongée dans une pénombre qui lissait le visage du Sagevert, à mon grand soulagement.

— Fen pensait pourtant que le pouvoir de l'Angevert était capable de tout, bredouillai-je.

— Quand cette guerre sera terminée, peut-être l'Angevert pourra-t-elle vous aider, glissa-t-il avec espoir.

Prier un dieu pour retrouver la mémoire, je me promis de ne le faire qu'en dernier recours. Rêveuse, je traçai de l'ongle les losanges de la couchette.

— Où est mon aile ? réalisai-je soudain. L'autre, je veux dire.

— Elle est là, déclara le Sagevert. On ne la voit simplement pas.

La magie verte ondulait toujours dans mon dos. En me concentrant, je sentis ses rayons frais dans un autre membre, que je ne voyais effectivement pas. Impossible de la toucher non plus.

— Comment est-ce possible ?

Le médecin-magicien interrompit ses soins. On aurait dit que la question ne le ravissait qu'à moitié.

— Tout cela est dû à une modification génético-temporelle, permise par le pouvoir de l'Angevert.

— Hein ?

— Je comprends votre surprise...

Il rangea le cylindre de verre vidé de magie dans le placard, et le boucla à triple-tour.

— Le pouvoir de l'Angevert doit rester à l'Angevert, déclara-t-il, intransigeant. Il n'a pas vocation à être diffusé en chacun des mortels. Ce genre de dérive a pu avoir lieu, car les mœurs n'ont pas toujours été celles d'aujourd'hui, malheureusement... Il existait même une machine de transmission, ici, à Van-Ameria. Impensable, mais vrai ! Par chance, l'Ordre rétablit peu à peu le bon sens.

Il donnait l'air de me comprendre, mais je ne comprenais pas ce qu'il avait compris, ni ce que j'en comprenais.

— Le pouvoir de l'Angevert maîtrise le temps ? essayai-je.

— Absolument.

— Mais comment... D'où vient-il ?

— De notre Grande Détentrice, allons. C'était donc pour vous que vous parliez d'amnésie ?

Je me mordis les lèvres.

— De quoi d'autre est capable ce pouvoir ? m'enquis-je pour changer de sujet.

— La liste serait longue, ma Dame. Ralentir la vie, l'accélérer, ramener des états antérieurs, les propulser dans le futur...

— Faire disparaître les ailes, orienter les Boussoles, marmonnai-je.

— Qu'avez-vous dit ?

Tout ça donnait l'impression qu'un gouffre s'ouvrait dans la réalité. Un gouffre de possibles, plus vertigineux que le vide de mes cauchemars. Une magie était capable de redonner la force à Émile et Jeanne de se lever de leur lit, sans aide. Les légumes pouvaient retrouver leur saveur qu'ils avaient, avant qu'ils ne brûlent au fond des marmites. La voitur du docteur pouvait s'encrasser, si vite, qu'elle s'en arrêterait à jamais.

Cette magie verte, qui courait dans mon aile, pouvait faire advenir ce que je pensais impossible.

— Mais qu'est-ce que l'Angevert est incapable de faire ? murmurai-je.

— Oh, sans doute pas grand-chose...

Il m'ausculta encore plusieurs minutes, puis estima, fatigué, qu'il était temps de s'arrêter. Encore une bizarrerie : après avoir utilisé la magie de l'Angevert, le Sagevert était obligé de comater. Fen avait raison, ce pouvoir ne s'utilisait pas sans conséquences.

— Le Coma Rédempteur, ma Dame, annonça l'homme-aux-deux-âges avec un sourire doux-amer.

— Jusqu'à quand allez-vous comater ?

— Vu la quantité de pouvoir qu'a demandé votre aile, je dirais bien jusqu'à demain soir. Passez donc en fin de journée. Il ne nous reste que sept jours avant le retour d'Utopie, tâchons de vous libérer de ce poids-mort.

Il était vrai que j'étais venue pour me guérir, et que je repartais plus blessée que jamais. Mais je n'en voulus pas au Sagevert. Pour soigner les gens, cet homme mettait la moitié de sa vie entre parenthèses. J'étais prête à tout lui pardonner pour ça, même son visage.

— Dites-moi, fis-je alors qu'il s'allongeait sur un lit princier, si le pouvoir de l'Angevert peut tant de choses, pourquoi n'est-il pas plus répandu ?

Le Sagevert fut pris de toux.

— Je ne l'ai croisé que dans une Boussole et chez vous, continuai-je. Mais nous pourrions, je ne sais pas, l'utiliser pour nous défendre. Ou pour remonter de Terremeda, sans craindre de s'écraser.

Là, je crus que mon médecin allait s'étouffer.

— Heu, tout va bien ?

— Ma Dame, scanda-t-il de sa voix mutante.

Ses deux faces rivalisaient de sérieux.

L'Angevert | L'INTÉGRALEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant