Il se força à baisser les yeux et à le regarder. Couché sur le dos à même la pierre nue, Martin paraissait endormi, terriblement pâle dans ses vêtements sombres. Si seulement il avait attendu un peu plus longtemps, s'il avait laissé l'elfe faire son travail, sans vouloir jouer les héros...

Foutaises.

Par sa faute, les deux Griphéliens avaient été laissés livrés à eux-mêmes dans l'antre des loups, et c'était déjà un miracle qu'Iris ait survécu. Ils avaient fait ce qu'ils pouvaient, agi comme ils l'imaginaient possible, alors qu'ils n'avaient aucune formation, qu'ils n'étaient pas agents, et même pas Juvéliens. Il ne pouvait rien, jamais, leur reprocher.

— Je le ramènerai.

Kerun leva les yeux vers la source de ces mots. Assis sur une chaise, pudiquement enveloppé dans un drap, Soren l'observait de ses yeux verts. Il paraissait à la fois curieusement indemne et complètement détruit. Les soins conférés par Brendan avaient refermé ses blessures, mais il n'avait récupéré ni nez, ni oreilles, ni la lèvre supérieure, et ses joues étaient creuses, trahissant probablement l'absence de dents. Il lui manquait aussi beaucoup de cheveux – les derniers lui poussaient en plaques sur le crâne – et plusieurs doigts. Peut-être le Mivéan avait-il été forcé de mettre toute sa magie dans la reconstruction de sa langue car Kerun était certain que, lorsqu'il l'avait vu plus tôt, dans la salle sordide où le torturait le Casinite, le sculpteur en avait été dépourvu.

— Je le ramènerai à la vie, répéta Soren, la voix troublée par sa mutilation. Demain matin. Quand j'aurai dormi et prié. Ne t'inquiète pas pour lui.

— Soren, excuse-moi mais... il est mort, intervint Brendan, d'une voix très douce, comme s'il parlait à un demeuré.

— Merci, mais j'ai vu, j'étais là, même, tu sais, railla l'Himéite, tellement fidèle à lui-même que c'en était effrayant.

— Personne ne peut ramener quelqu'un à la vie, souffla Othon, manifestement inquiet.

Iris contemplait l'artiste avec effroi. Peut-être craignait-elle qu'il parle de magie de mort.

— Ah, c'est toujours la même chose. On sous-estime toujours Hime. La déesse de l'amour, les roses et les papillons, blablabla.

Il les balaya tous de ses yeux verts, étincelants.

— Mais vous savez quoi, bande d'ignares ? Hime exècre Casin, il est son antithèse. Et l'Amour est plus fort que la Mort, on ne vous l'a jamais dit ?

Brendan leva les yeux au ciel et Othon se détourna sur un sourire embarrassé. Aucun des deux ne contredit le sculpteur enfiévré, qui haussa les épaules sans se formaliser de leur attitude. Même sans visage, il rayonnait de son arrogance ordinaire. Il retrouva le regard de Kerun et lui adressa un sourire affreux.

— Fais-moi confiance. Hime me doit quelques faveurs, elle m'octroiera celle-ci.

La conviction de l'artiste, absurde, absolue, fit frémir l'elfe.

— Merci, lâcha-t-il simplement, même si c'était ridicule.

Il avait besoin d'y croire, juste maintenant, au moins le temps d'échapper à cet endroit maudit.

— C'est mon boulot, de préserver les belles choses, expliqua l'Himéite, désinvolte. Je ne peux pas faire autrement.

L'agent passa une main vive sur son visage, en proie à une émotion traître. Marcus pleurait désormais comme un enfant et Othon s'était redressé, impuissant devant son trouble.

Kerun ferma les yeux, une seconde, et quelque chose se débloqua en lui.

— Devlin, nous devons bouger.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda le Mivéan, interdit, poings sur les hanches.

Il était déçu et exalté à la fois. Kerun manqua en rire.

— Je vous raconterai en route. Nous devons partir avant l'arrivée de la garde. Mais nous allons emmener le corps de Megrall. Il n'est pas nécessaire qu'il soit mêlé à tout ceci.

— Pas nécessaire ?

— Non. Il y a assez de cadavres, et assez de responsables, pour que le Temple de Valgrian puisse se passer de cette publicité.

Devlin jeta un oeil à Othon, à Marcus, puis acquiesça dans un soupir.

— Il est dans le couloir ouest, poursuivit Kerun, un peu après la salle d'eau.

— Je vais aller le chercher, intervint Othon. Brendan, occupe-toi de Marcus, veux-tu. Je n'y entends rien à ces... hum... humeurs...

Le visage du Mivéan se plissa, contrarié.

— Il pleure un homme qui m'a torturé et massacré mes novices, souffla le prêtre à voix basse. Je ne suis pas certain que je vais être très réceptif.

— Ce n'est pas cet homme-là, qu'il pleure, murmura Kerun.

Ils échangèrent un regard, Devlin rougit légèrement, comme pris en défaut.

— C'est vrai. Vous faites bien de me rappeler à mes devoirs, murmura le Mivéan.

Il souffla, sourit à l'elfe puis s'écarta et alla à son tour s'accroupir près de Marcus. Le Flambeau s'était éloigné dans le couloir, à la recherche de son fardeau macabre. Kerun se déplaça à nouveau.

— Iris.

Sans quitter l'appui de son mur, la jeune magicienne hocha la tête, perdue.

— Nous allons repartir tous ensemble par les égouts. Je vais vous guider jusqu'au Temple d'Hime. Soren t'accueillera au Temple, avec Martin.

— Vous le croyez, alors ? souffla-t-elle.

— J'ai envie de le croire, oui.

Elle paraissait incertaine, comme si le monde s'était métamorphosé sans prévenir. Il ne savait pas ce qu'elle avait traversé. Il était fière d'elle, désolé, honteux, soulagé, tout à la fois.

— Je vous propose... de rester tous les deux au Temple jusqu'à mon retour. Je reviendrai...

Vous chercher.

—...vous voir...

Il faillit promettre, se ravisa. Il y avait du doute dans ce regard, un doute légitime, de la fureur, toujours.

— Je suis obligé de... régler certains problèmes. Et je ne sais pas combien de temps ça va me prendre. Soren veillera sur vous.

Le prêtre leur adressa un signe de la main et Kerun ne put s'empêcher d'être sidéré par la résilience de l'Himéite. Il avait été torturé pendant plus de deux sixaines, par un Casinite, et il semblait, au bout du compte, le moins affecté d'entre tous. Chez certains, cela aurait pu être inquiétant, un signe de démence, peut-être, mais chez Soren... cela paraissait naturel. Un aplomb inné que même la violence ne pouvait moucher.

Diane s'était levée et elle se glissa devant l'elfe. D'autorité, elle posa les mains sur son plastron et croisa son regard.

— Je perçois une emprise, murmura-t-elle.

— J'ai peut-être pris un mauvais coup, admit-il.

— Vous ne pouvez pas laisser ça macérer. Ce n'est pas anodin.

— Pouvez-vous m'en délivrer ?

— Tymyr protège, elle aussi.

Elle psalmodia à mi-voix et il sentit l'énergie noire qui le sapait s'évaporer. Une volute d'ombre s'échappa de ses lèvres, il toussa, s'ébroua, et prit une profonde inspiration, libéré. Il salua la Flamme Nocturne d'un signe de tête, elle lui sourit, sa brume à peine visible. Tymyr, après tout, était la déesse des espions. Il ne devait pas l'oublier.

Marcus s'était appuyé à l'épaule de Brendan, les novices se levèrent, Othon reparut avec le corps d'Albérich, Sam aida Kerun à soulever Martin, Soren proposa ses bras à Diane et Iris. Les derniers cadavres pouvaient attendre la garde, il ne leur restait plus qu'à reprendre une ultime fois la route des égouts et disparaître.

Dans l'ombre, la lumière avait prévalu.

Le Printemps des Obscurs - 2. Un désir de crépusculeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant