- Il est tard, pourquoi tu ne rentres pas chez toi ?
- Parce que c'est ici, chez moi.
Il me sourit. Son regard est pareil à celui d'un chat égaré. Peut-être que c'est un garçon du vide. Une personne qui, comme moi, vit dans un monde blanc, tout blanc, rempli de blanc. Il est seul. Je le sais, c'est tout. Je le sens. S'il y a bien une personne dans ce village du désespoir avec qui je vais pouvoir m'entendre, c'est lui.
- Alors, est-ce que ça peut aussi devenir mon chez moi ?
Il me sourit à nouveau. Peut-être que c'est sa manière à lui de dire que ça va, ou de répondre oui. Ce n'est pas plus mal après tout, je n'ai jamais aimé les longs discours. Comme il voit que je ne lui réponds pas, il se retourne et se remet à jouer. Ses cheveux noirs corbeaux se fondent dans l'obscurité alors que le ballon traverse l'espace et se frotte, méchamment, contre le panier. Le basket, ça n'a jamais été mon truc. Comme tous les sports en général. Mais je ne déteste pas regarder les autres se dépenser, ça m'inspire. J'adore dessiner les corps en mouvement, peindre la sueur sur le visage des gens. Ce garçon perdu, son vieux débardeur troué, sa casquette bleu nuit, je rêve déjà de les voir sur le papier. Ce sera formidable, mon chef d'oeuvre de l'année.
- Tu t'appelles comment ?
- Est-ce que c'est vraiment important ?
Je lui jette un regard incrédule. Je n'ai pas l'intention, quand on me demandera qui est le beau garçon que j'ai dessiné, de répondre la première personne avec qui j'ai parlé dans ce village où je viens d'emménager. C'est nul. J'ai besoin d'un prénom. Il a l'air de voir que je suis désemparée, car il s'est miraculeusement arrêté de jouer.
- A quoi est-ce que tu penses en premier, lorsque tu me regardes jouer ?
Étrange question, de la part d'un étrange garçon. Je prends un moment pour réfléchir. Ses yeux gris en amande me perturbent, mais je garde cette réflexion pour moi. Quand je le vois se mouvoir, sur ce vieux terrain de basket à moitié caché par l'ombre de la forêt, je pense à un chat. Un gros chat noir, agile et discret, ne faisant qu'un avec la pénombre.
- Tu peux m'appeler le chat si ça te plaît.
Je fronce les sourcils. Soit il est doué pour lire dans les pensées, soit c'est un surnom qu'on doit souvent lui donner. Ou alors je pense à voix haute, mais je n'avais jamais remarqué. Qu'importe après tout.
- Moi, c'est Jade.- Je sais.
Quand mon père m'a annoncé, il y a quelques moi de cela, que nous allions déménager, j'étais désespérée. Quand j'ai découvert le petit village de Argent-doré, j'étais désespérée. Quand j'ai compris qu'il n'y avait pas option art-plastique dans mon nouveau lycée, j'étais désespérée. Je suis heureuse d'avoir découvert, derrière ma maison, ce terrain abandonné. Si tous les garçons de Argent-Doré sont comme le chat, peut-être bien que je vais trouver un moyen de m'amuser.
- J'imagine que tu as entendu parler de moi, après tout c'est un petit village, il ne doit pas y avoir souvent de nouveaux arrivants. Mon père a été muté en tant que professeur de sport.
Il ne dit toujours rien, mais me sourit à nouveau. Le fait qu'il reste planté là, à me dévisager, me gêne un petit peu.
- Je n'ai pas le droit de te demander ton prénom, mais je peux peut-être te demander ton âge ? Après tout, nous pourrions être dans la même classe !
- Oh, tu serais étonnée !
Pour être étonnée je le suis, en effet. J'ai envie de marcher un peu. J'abandonne le banc recouvert par la végétation sur lequel je m'étais installée, et avance en direction du panier. Le filet n'est plus que lambeaux, ça me fait un peu de la peine. De la mousse a recouvert le sol de partout, et on retrouve, ici et là, des vieilles canettes de bières abandonnées. Les arbres de la forêt poussent sur le grillage et viendront sûrement bientôt s'inviter sur le terrain. Je ne sais même pas exactement comment je me suis retrouvée là. Je souhaitais échapper aux cartons, à la visite des nouveaux voisins, à la dispute avec mon frère pour choisir une chambre. J'ai attrapé mon portable, le vieux sac en jean que j'ai utilisé pour le voyage, et je suis partie. Je dois être rentrée pour vingt-et-une heure, mon père a prit le soin de m'envoyer un sms en notant mon absence. Ma montre aux motifs fleuries est là pour me le rappeler.
Je jette un coup d'œil par dessus mon épaule à mon nouvel ami. Sur son vieux débardeur blanc est inscrit au marqueur rouge un gros chiffre un. Je me demande s'il l'utilise comme maillot de basket. Peut-être que l'équipe du lycée n'a pas les moyens d'en fournir, et que les membres doivent faire avec les moyens du bord. J'espère que mon père fera quelque chose pour ça.
- Tu n'as pas froid ?
Je suis frigorifiée. Je pense qu'il est temps pour moi de partir, car mon mince gilet vert ne va bientôt plus suffire à me réchauffer. Moi qui pensait que dans le sud, il faisait toujours chaud. Je suis un peu déçue. Il regarde vers le ciel, en m'ignorant encore une fois. Je me rends bien compte que ce n'est pas méchant de sa part, alors je ne lui en tiens pas rigueur. Je me demande si il acceptera de me revoir. C'est un chat sauvage, que j'aimerais beaucoup apprivoiser.
Je pense que je retrouverai facilement le chemin de la maison. Elle se trouve juste derrière tous ces panneaux avec pour inscription "interdiction d'entrer". La bonne nouvelle, c'est que le chat et moi sommes sûrement les seules personnes qui osent les contourner. Cela m'étonnerait fortement que Dorian - mon insupportable grand frère de dix-huit ans - me suive jusqu'ici. Le chat a compris que j'allais m'en aller. Il a ramassé son ballon, et s'est un peu rapproché de moi, comme pour me dire au revoir. Mon cœur s'emballe.
Je veux lui demander son numéro, son email, savoir si on pourra encore parler. Ce n'est pas un coup de foudre amoureux, ou quelque autre chose de ce genre là. Je ne suis pas une fille qui se laisse facilement séduire. Je suis simplement un petit chat perdu, intrigué par un plus gros chat sauvage.
Il s'approche, il s'approche encore, avant de s'arrêter à quelques centimètres de moi. Je sais, dès ce moment là, que je reviendrai sur ce terrain, je reviendrai autant de fois qu'il le faudra pour éclaircir le mystère autour de ce chat.
- A la prochaine fois.
Je ne bouge pas et le regarde disparaître entre les cimes des arbres.
C'est une promesse.
Je vais le revoir.
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Laisse moi pleurer
Romance"Si l'amour donnait des ailes, alors je me serais déjà envolé. Tu ne me crois pas ? Un jour, je volerai tellement haut que tu ne pourras même plus me voir. Tu n'auras ni le droit, ni le temps de pleurer. Sinon, je reviendrai pour te consoler. Et pu...