Cora déposa sur la table quelques morceaux de pain supplémentaire pour ceux qui préféraient se préparer des tartines, ainsi que du beurre et de la confiture de fraise. Elle adore ces instants où la famille se réunit pour démarrer la journée du bon pied. Le café embaumait et mélangeait ses effluves avec celles, non moins appétissantes, des croissants de Betty.
- J'ai bien joué avec Manuel, murmura Sacha à l'oreille de son épouse.
- Très bien, convint Betty. Je sais que tu fais une fixette sur lui ces derniers temps. Mais là, ce serait bien que tu le laisses se débrouiller tout seul.
- Il allait mal, se justifia-t-il. Ça faisait un bail que ça durait cette histoire. Et depuis ma maladie, c'était encore pire.
- On sait tous combien tu aimes ton frère, intervint Cora. Mais là, tu dois le laisser un peu tranquille avec Lorraine. Elle est très pudique. Ne la mets pas mal-à-l'aise. Quant à Manuel, tu sais combien il est sauvage.
Lorsque nous avons rejoints les membres de la famille, ils avaient dévoré les trois quart du petit déjeuner.
- Et nous alors ? Se plaignit Manuel.
- Pour sûr qu'il te faut des réserves mon gars, dit son frère en lui tendant une baguette de pain entière. Trop de sport, ça affame. T'avais qu'à être à l'heure.
C'était plus fort que lui. Le bonheur de son frère le rendait joyeux et il fallait que ça se sache.
- Suffit j'ai dit, répéta Enzo à Sacha en aparté.
- Tu ne trouves pas que Lorraine est resplendissante ? Murmura Mila à l'oreille de Betty.
- Ah l'amour! Répondit sa comparse. C'est vrai qu'elle est belle, tellement belle! C'est un ange et Manuel est heureux.
Pour ne pas déroger à la règle, j'étais rouge comme une pivoine. Je baissai mon nez jusque sur mon bol de thé comme si j'avais pu m'y cacher. Fini l'incognito. Je devenais l'héroïne du jour avec un record d'une nuit non-stop de câlins.
Il faut dire que mon corps-à-corps avec Manuel avait été magique à un point pas possible. Je me rappelle de chacune de ses caresses et de ses baisers délicats. Il m'avait appris à aimer et à oublier les phrases salaces de celui qui m'avait agressé à la veille de mes dix-huit ans. Les mots de Manuel ressemblaient à des bouquets de roses et je m'étais transformée en étoile dans les yeux de mon amant. Il avait modelé mon corps comme un sculpteur qui donne peu-à-peu vie à sa création. Je savais déjà que je ne pourrai plus me passer de ses caresses, de ses baisers, de sa peau contre ma peau et de son odeur.
A peine une heure après m'être endormie, la veille au soir, je m'étais réveillée, happée par un de ces cauchemars qui se terminent toujours dans une mare de sang. Manuel m'avait pris dans ses bras, pour me consoler de mots réconfortants. Je lui avais confié davantage de choses sur mes rêves avant de lui réclamer des caresses. Ses mains sont devenues ma drogue. Ses mots ont touché mon âme. Son odeur m'a transportée dans un univers où rien ne pouvait plus m'arriver. Il me protège et je lui appartiens.
Pendant que je pensais à ces moments intenses, Manuel remplissait un plateau entier de croissants et de tartines de confiture. Il s'installa tout contre moi en ne se souciant de personne. Lui aussi était dans une bulle de bonheur et ses yeux brillaient comme des diamants noirs.
- Tiens bébé, dit-il. Un smoothie poire-framboise rien que pour toi. Tu devrais manger davantage. Essaye au moins une tartine à la confiture de fraises.
- Merci, répondis-je en me serrant tout contre lui.
- Et un bon café pour moi, ajouta Manuel. J'ai la dalle. Je prends les quatre derniers croissants. N'écoute pas tous ces crétins, surtout celui aux yeux délavés par la pluie. Il est complètement débile. Dans le ventre de notre mère, c'est moi qui ai pris tout le génie et c'est pareil pour les muscles.
- T'y crois ? Lui demanda Sacha en rigolant. Non, mais, t'y crois vraiment ?
J'éclatais de rire. Les remarques des deux frères prenaient le dessus sur le fait qu'ils nous avaient pris la main dans le sac. En réalité, je n'étais pas dupe. Je sais bien qu'ils comprennent ma pudeur extrême. Alors, j'ai décidé de les surprendre un peu :
- J'aime Manuel, annonçai-je d'une petite voix tremblante.
La seconde d'après, je plongeai mon visage contre sa poitrine.
- Pareil pour moi, ajouta Manuel. Mange bébé. Croque dans mon croissant. Pas toi l'avorton! Pesta-t-il contre Sacha qui tentait de lui en voler un bout.
- Ah oui! Répliqua ce dernier. Tu t'aimes aussi ? Ben mon gars! Et tes oreilles, tu les aimes tes oreilles ? On n'est pas sortis de l'auberge avec un surdoué comme toi.
Les deux frères continuaient de faire le spectacle et nous étions tous d'humeur joyeuse jusqu'à ce qu'un bruit assourdissant annonce une catastrophe. Le camion de la roue de la fortune venait de percuter un platane.
Mon camion! Se lamenta son propriétaire. Mon camion! Il est parti tout seul. Mais c'est quoi ce bordel! J'avais mis les cales. Qui a touché à mon camion ? Il est fichu. Putain les mecs! J'vais tuer le sale connard qu'a viré les cales.
Des quatre coins de la fête foraine, les gens se rendaient en courant jusque vers le lieu de l'accident. Manuel comprit le premier qu'il ne s'agissait pas seulement de tôle froissée. Il détourna mon regard en serrant mon visage contre sa poitrine dès que je l'ai rejoint. Il voulait m'éviter la vue du sang. La vieille Lola venait de rendre son dernier soupir, écrasée entre le camion et l'arbre. Un filet de sang coulait le long de sa bouche et ses yeux étaient restés ouverts, mais ils étaient éteints.
Il régnait un silence de mort. Tous les forains étaient attroupés autour du lieu de l'accident. Cora posa sa main sur celle de la victime ; de l'autre, elle ferma ses yeux et pria pour le repos de son âme. Un doux murmure de "Je vous salue Marie" remplaça le silence. C'était comme si le temps arrêtait sa course. Ça m'a glacé les veines.
- J'ai rien fait! Je vous jure que j'ai rien fait! S'exclama le propriétaire du camion. Mon dieu! Mais... c'est pas moi qu'ai fait ça. J'avais mis les cales, j'vous dis. Not' Lola! Que l'bon dieu m'pardonne. J'vous jure de j'ai rien fait.
- On ne touche à rien, ordonna Manuel. Les filles, emmenez Lorraine avec vous chez Cora. J'appelle les flics.
- Mais qu'est-ce qui se passe ? Demandai-je timidement.
- C'est Lola, dit-il en embrassant mon front. Ne te retourne pas Lorraine. Je te rejoins aussi vite que je peux.
Je suis partie en compagnie des autres femmes sans demander mon reste. J'avais déjà vu un mort et c'était bien plus que ce que j'arrivai à gérer. Alors là, imaginer Lola sous un camion, c'était au dessus de mes forces. J'imagine qu'il y avait du sang et... non. Je ne veux rien imaginer. Mila me prit par la main pendant que Betty posait la sienne sur mon épaule. L'accident me laissa perplexe. En deux jours, deux personnes étaient mortes à quelques pas de nous. Nous pleurions toutes en silence, mais nous avons obéi aux ordres de Manuel sans tenter de regarder derrière nous. Les yeux exorbités du cadavre de la plage défilaient en boucle dans ma tête. Je préférai conserver le souvenir de Lola telle que je l'avais connue plutôt que de la voir morte nuit après nuit durant mon sommeil.
- Courage, courage, me dit Mila. N'y pense pas ma puce. Betty! Tu vas bien ?
- Moi ça va, répondit Betty. Mais Lorraine est blanche comme un linge. Lorraine, tu vais bien ? Réponds-moi!
J'ai entendu un couinement qui sortait tout droit de mes lèvres. Je me suis mise à pleurer dans les bras de Mila.
Deux morts en deux jour, c'est vraiment trop pour moi!
Et si ça recommençait ?
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Pomme d'amour
RomanceLorraine a été renvoyée de son emploi à la suite d'une dénonciation calomnieuse. En bas du bureau ou elle travaillait, une fête foraine venait de s'installer. Après avoir chargé ses affaires dans sa voiture, elle se rend tout droit chez la cartomanc...
Partie 15 : Et de deux...
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