La revanche d'Emilliande.

15 0 0
                                    


    De tout temps en Morvan à Noël, chaque famille s'imposait un rituel immuable. Après la messe de minuit célébrée à l'église de la paroisse, quelques tranches de pain perdus et des noix pour fêter dignement cet anniversaire. Et parfois chez les plus riches, les enfants recevaient un jouet en bois.

Mais en cette veille de Noël au moulin de Ruère, paroisse de Reglois le cérémonial fut bien bouleversé pour Noël Claude le mugnier des lieux. Outre son anniversaire puisqu'il était né lui aussi un 25 décembre, il comprit rapidement que ce jour serait exceptionnel. Comme tous les soirs, il fallait vérifier les empellements car une montée des eaux était toujours possible après les fortes neiges de ce début d'hiver.

Mais derrière le muret, ce ne pouvait être les gémissements d'un animal égaré. Non, c'était un p'tiot et sa mère blottis dans l'antre de la remise en ruine.

« Vous ne pouvez pas rester ici : Entrez au moulin pour un peu de pain et du lait de mes chèvres ! »

Les deux pauvres ne se font pas prier pour trouver un peu de chaleur.

« Alors ? questionne la Jeanne, femme du mugnier.

– C'est une bien triste histoire » répond la jeune femme. Intriguée et curieuse, la Jeanne questionne du regard.

« Je viens de Melun, hameau de Blanot à quatre lieux d'ici. Vous connaissez ?

– Bien sûr, répond l'Noël. Est-ce que le moulin d'la Vallée tourne encore ? »

Négligeant la question du meunier, la jeune femme poursuit :

« La nuit derrière, mon père était parti vendre les œufs à Saulieu – Il est coquetier –. Alors que je venais d'accoucher de c'p'tiot, la marâtre m'a jeté dehors en s'écriant que c'était une honte pour la famille, que mon père ne pourrait plus vivre avec cette ignominie, que j'ai jeté le déshonneur sur les sept prochaines générations... Vous ne direz rien à mon père ?

- Si tu dis vrai, bien sûr que non, répond la Jeanne sans attendre l'accord de son mari. Tu resteras balayer le moulin, chasser les souris contre le pain et le lait pour toi et le p'tiot. Il y a un réduit pour vous deux près des meules où vivent déjà trois chats »

C'était – en ce jour de Noël – la bonne action des meuniers, eux qui n'avaient jamais eu d'enfant.

Ainsi Émilliande et Charles – c'étaient leurs prénoms respectifs – restèrent au moulin de Ruère. Émilliande s'enquerra vite de la tâche : ni toile d'araignée, ni crotte de rat, plus un nid d'oiseaux, plus une chauve-souris dans la bâtisse. Propre et rutilant, le moulin tournait pour la plus grande joie des habitants de Ruère, Marnay, Guise, Pensière, Maisonthier et d'autres écarts. Certains meuniers des alentours commençaient même à douter : une farine si claire et fine cachait sûrement quelques mystères.

Plus tard, bien plus tard, alors que Charles allait sur ses douze ans, Jeanne la femme du meunier s'en alla, rappelée aux paix éternelles. Puis le jour suivant, ce fut Noël qui l'accompagna en ayant au préalable légué le moulin à Charles, devenu au cours des ans son fils adoptif.

Bien sûr, le père d'Émilliande ne sut jamais l'histoire.

    Et à 12 ans révolu, Charles s'en fut... vérifiant les pelles, réglant les meules, contrôlant l'humidité sous les conseils avisés de sa mère Émilliande et le regard soupçonneux de certains.

Un jour, Émilliande partit. Un autre jour, Charles se maria. Son fils lui succéda. Son petit-fils prit la suite. Ainsi, la roue de la vie et du moulin tournaient et en quelques générations, une dynastie de meuniers régnait sur la contrée. L'un au moulin de Marnay, son frère à l'Étang-neuf, son cousin au moulin d' la Mouche à Buy et l'une des sœurs mariée au moulin de Jarles. Et partout, une farine si claire et si gouteuse.

Le mystère demeura longtemps celé. Mais depuis que les petits moulins ont définitivement clos leurs portes, que les grands minotiers ont remplacé les mugniers, je peux maintenant vous dire pourquoi après quatorze générations – peut-être quinze – Émilliande a pris sa plus belle revanche posthume.

Elle avait ce don de communiquer avec les céréales comme d'autres parlent aux animaux ou aux arbres : Privilège transmis à Charles puis à toute sa lignée.

« Et pourquoi, puis-je vous annoncer cette faculté ? » me direz-vous ?

Votre aimable conteur descendant en ligne directe d'Émilliande en seizième génération parle aussi aux céréales. Mais puisque les moulins se sont tus, je me contente au printemps de grandes promenades dans quelques champs de blé, d'orge, de maïs, de millet ou de sorgho pour évoquer avec eux les temps anciens et révolus où les hommes et une femme savaient parler aux céréales.

Augustin Aurora, Janvier 2018

La revanche d'Emilliande.Where stories live. Discover now