Chapitre 22 🥀

Depuis le début
                                    

Ses mains s'élèvent de nouveau devant elle, tenant un curieux bâton de bois cerclé d'inscriptions dorées. Elle vient le marteler plusieurs fois au sol, comme un métronome irrégulier. Assez fort pour creuser la roche, avec un simple bout de bois. Ses mains sont peut-être ridées, mais elles n'en restent pas moins fermes et agiles. Et puissantes.

- Tu dois te faire violence pour le repousser. Il ne faut pas qu'il te marque à nouveau. Sans quoi, tu deviendras inutile pour la suite. Je me dois donc de t'armer, contre cet être que j'ai connu, comme le grand prince et tant d'autres que l'Histoire a oubliés. Contre cette Bête que je n'ai jamais appelée ainsi. Avant... Avant, il se nommait Alastor. Et il était beau. Si puissant... Sa force m'a attiré, et je suis tombée. Bêtement. Stupidement.

- Tombée ?

- Amoureuse.

Je pensais avoir fait le tour, niveau surprise, mais je découvre avec stupéfaction que je n'en avais eu qu'une ébauche. Cette Bruxtia... avec la Bête ? Mais que fait-elle là ? Qui était-elle, avant ?

- J'étais une Bruxtia bien trop jeune, m'apprend-elle, comme si elle pouvait lire dans mes pensées. Bien trop jeune. Bien trop idiote. Ma mère, puisse-t-elle trouver son salut auprès de la Pachamama, m'avait mis en garde, contre ce beau jeune homme qui ne possédait aucun lignage. J'ai vu là un discours absurde, mêlé à cette lutte pour la pureté du sang, que menait inlassablement la grande prêtresse de l'époque. Je ne pouvais pas mieux me tromper. Ma mère, en me prévenant de la catastrophe à venir, n'avait fait que présager le pire. Et le pire arriva, car ni lui ni moi ne mîmes fin à cette relation. Nous nous pensions plus forts, plus forts que l'invisible et la Pachamama. Cela s'acheva exactement comme l'avait prédit ma mère. Dans le sang et la terreur.

Elle se tait, et fixe un point invisible, que je ne saurais trouver. Elle est loin, très loin de moi. Et son silence est plus éloquent que mille mots. En cet instant, je sens peser son passé, renverser la balance de sa vie. Ce qu'elle a vécu a placé un voile noir sur ses souvenirs, avilissant tout. Rien, dans ce qui a succédé à cette horreur, n'a pu le retirer.

- J'ai perdu cet homme à l'instant où il s'est laissé envahir par de sombres pensées, mais je ne l'ai pas vu. Pas encore. J'ai préféré rester aveugle à tous les signaux que m'envoyait la Pachamama. Il a disparu, de ma vie et des autres, avant de revenir, plus effrayant, plus terrifiant qu'avant. Ma mère mourut de sa main, trop vite pour que cela compte vraiment, et moi, j'avais grandi. Mais mon cœur n'avait pas changé. L'homme que j'avais tant aimé n'était plus, et pourtant, je ne pouvais lui ôter la vie. Alors, au lieu de remplir cette mission que l'on m'avait attribuée, que je m'étais moi-même donnée, j'ai fui, abandonnant le monde à son triste sort. Et que la Pachamama me pardonne, cette période fut... terrible. Il massacra bien plus de personnes que n'importe quel monstre sur terre, et détruisit tout sur son passage.

Un sourire fugace, glacial, glisse sur ses lèvres, assez pour me terroriser. Assez pour me faire tressaillir.

- Il me retrouva, bien sûr, car je représentais tout ce qu'il abhorrait, maintenant. Mais il était trop tard. J'avais obtenu l'aide de celui qu'il ne pouvait vaincre. Malgré ma profonde lâcheté, j'avais percé l'une de ses défenses. Malgré mon échec, je lui avais lancé un sort. Un sort puissant, qui m'a... tout pris. Tout ce qui me restait. J'ai lié ma vie à la sienne.

Ses prunelles gris cendre n'ont jamais été aussi vides, aussi dénuées de vie qu'en cet instant.

- Un sort qui m'a permis de le diminuer, de le canaliser, sans qu'il le veuille. Alastor... a toujours été fort, mais pourrait l'être davantage. D'où le sort que j'ai sciemment construit autour de lui. Ma vie est un barrage contre sa puissance, celle à venir. Tant que je reste en vie, il ne peut pas mener sa vengeance de plein fouet, et demeure sur une sorte de... sellette. Me tuer, c'est le libérer. Mais me faire vivre, c'est le garder dans une cage contre laquelle il ne peut rien.

Trois mois sous silence - La Traque (Tome 2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant