LE SURVIVANT

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La forêt s'était couverte d'un tapis ocre et brun qui abritait toute une faune grouillante et luisante. Le vent chuchotait à ce tapis des mots familiers et rassurants. Tout était à sa place, tout était calme et reposant, l'automne était là comme prévu, l'hiver suivrait bientôt, le cercle continuait de tourner. Mais depuis quelques temps la sérénité de cette magnifique forêt était en péril. Il se passait des choses étranges, des disparitions inexpliquées. Des familles entières avaient été décimées et on ne savait pas pourquoi ni comment. L'ennemi n'était pas clairement identifié, des formes obscures surgies du brouillard, tantôt silencieuses, tantôt bruyantes, tantôt seules, tantôt en groupe. Leurs attaques ne semblaient obéir à aucune logique, aucune stratégie. Leurs motivations restaient un mystère. Eux qui n'avaient jamais fait de mal à personne, qui vivaient discrètement, sans bruit et en évitant tout contact avec les autres, ils se retrouvaient victimes d'un génocide, face à des individus qu'ils ne voyaient pas et qu'ils ne savaient pas comment combattre. Ils avaient beau essayer de se faire tout petits, ils finissaient toujours par être découverts. Ils n'étaient plus qu'une petite dizaine et les jours passaient avec angoisse. Qui serait le prochain ? Le temps n'en finissait pas de passer. Le bruit de pas se fit de nouveau entendre. ILS étaient là, à l'affût, prêts à attaquer, mais où étaient-ils, d'où venaient-ils, on ne voyait rien. Il a peur, mais en même temps il est très curieux. Il aimerait savoir ce qui se passe de l'autre côté de la forêt où il n'ira jamais. Il a toujours été un peu rêveur et il se disait que, peut-être, tous ses camarades avaient juste été emmenés quelque part, pour une raison qu'il aimerait bien connaître, et qu'il les retrouverait un jour. De plus, c'était sa seule chance de voir le monde, même si cela voulait dire une mort certaine. Sa curiosité combat sa peur à chaque bruit de pas. Il regarde une dernière fois sa famille et ses amis, sa belle forêt aux couleurs dorées, éblouissantes lorsque les rayons du soleil frappe le sol. C'est peut-être la dernière fois qu'il les voit. Inconsciemment, il se rapproche de son frère. Si au moins on pouvait les prendre tous les deux, ils ne se sont jamais quittés. Ce qui lui fait le plus peur c'est la douleur. Les cris de ceux qui sont déjà partis étaient-ils des cris de douleur ou de détresse ? Il le saurait peut-être bientôt. Tout à coup il sent un courant d'air et voit que son frère a disparu. En regardant mieux au sol, il reconnait dans cette tâche brune le chapeau de son frère, complètement aplati. C'est comme si quelque chose avait surgi du ciel en écrasant ceux qui se trouvaient en dessous. C'est la fin du monde. Le survivant voit un peu plus loin l'un des siens s'envoler dans les airs et disparaître en un éclair. Il ferme les yeux, résigné à sa fin. C'en est fini des rêves, place au cauchemar. La mort de son frère lui a prouvé qu'il ne fallait rien espérer de bon de cette aventure. Cette attente, cette angoisse, cette terreur permanente étaient devenues insupportables. Il valait mieux en finir une bonne fois pour toute puisqu'il était totalement impuissant. Tous ses amis avaient disparus, maintenant son frère ; il n'avait plus rien, rien ne le retenait plus. Juste le souvenir de gens qu'il ne reverrait jamais et dont l'absence lui serait un fardeau pour le reste de ses jours. Se débarrasser de ce fardeau, rejoindre ceux qu'il avait aimé, voilà ce à quoi il aspirait désormais. Sa prière est exaucée car il se sent soulevé de terre. Contre toute attente, on le pose délicatement par-dessus ses camarades allongés et agglutinés les uns contre les autres, paralysés de terreur. Il se sent secoué doucement dans un mouvement de balancier. Ils sortent de la forêt et là il découvre quelque chose d'extraordinaire et qu'il soupçonnait déjà. Le ciel n'est pas vert, il est bleu avec des tâches blanches. Il avait raison. Si son père pouvait voir ça ! Lui qui le prenait pour un fou. « Arrête de regarder en l'air, lui disait-il, notre vie est à ras de terre, il faudra bien que tu t'y fasses un jour ou l'autre. » Il sait maintenant que le monde est bien plus vaste que sa forêt, encore bien plus vaste que tout ce qu'il avait pu imaginer jusque-là. Il traverse une grande étendue herbeuse dont il ne voit pas la fin. Le mouvement de balancier, la chaleur du soleil brûlant sa peau et la fatigue finissent par avoir raison de lui et il s'assoupit un moment. Il est réveillé par une pluie violente et glacée. Il connait la pluie, ce n'est pas ça. C'est un déluge, comme si toute l'eau du ciel tombait en même temps en une seule goutte géante. Le déluge cesse et il entend des bruits étranges. Tac tac tac. Il se tourne sur le côté pour voir ce qu'il se passe. Il manque de s'évanouir. Il n'a jamais rien vu d'aussi atroce. Ses compagnons d'infortune sont tous en train de se faire massacrer de la façon la plus horrible. Certains ont la tête coupée, d'autres, les plus petits, sont en train d'hurler de douleur dans l'huile bouillante. L'odeur de chair brûlée et la vue de ces corps noirs et ratatinés lui donnent envie de vomir. Plutôt mourir que de vivre avec de tels souvenirs. Des mains l'attrapent. Elles vont lui faire subir le même sort. Sa curiosité est satisfaite mais il est anéanti car il sait maintenant avec certitude qu'il n'y a aucun espoir pour ceux qui les ont précédés et pour ceux qui les suivront. Son tour arrive et il sait qu'il retrouvera la paix. Il sent à peine la lame du couteau qui le fend en deux puis plus rien, le néant, le calme, la sérénité.... C'est alors qu'une voix tonitruante retentit dans la cuisine : « Mathilde ! Tu peux m'apporter les œufs ? Les champignons sont bientôt cuits ! »

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⏰ Last updated: Jul 16, 2019 ⏰

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