Un chef-d'oeuvre

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 Ce soir, c'est l'euphorie, ça fait bien longtemps que plus personne ne se presse en Normandie pour admirer un tel enchantement. Grace à moi, ça va changer. Véritable régal pour les yeux, ce spectacle va renouer avec la féerie d'antan. Je suis particulièrement fier de moi, je suis d'ailleurs, le seul à oser proposer un tel événement dans la région. Je sais bien ce que les gens vont penser de moi, « C'est un excentrique, un allumé, un fou ! » mais qu'importe, dans dix ans, cent ans, on se souviendra encore de mon nom. Il sera à jamais associé à cette nuit endiablée, gravé au fer rouge dans les mémoires.

Ma première soirée, je m'en souviens comme si c'était hier alors qu'il y a déjà une éternité, mon Dieu que le temps passe vite. A cette époque, je n'avais pas l'ambition d'aujourd'hui, j'avais joué petits bras. Du haut de mes vingt ans, j'avais mis en scène ce que je pensais être un son et lumières Dantesque. Malheureusement, mon amateurisme a mis à mal ma tentative. La musique n'était pas en accord avec l'action et en plus, la veille de ce qui devait être un merveilleux spectacle, la pluie s'est invitée aux préparatifs de la fête. Résultat, la paille ne s'est pas enflammée comme je l'avais imaginé, contrairement à ma main qui en porte encore les stigmates. Bref ce fut un échec cuisant qui me conduisit directement au tribunal. La juge avait été terriblement sévère envers moi, elle n'adhérait sans doute pas à mon idée de l'art nouveau. Je voulais juste montrer au monde une manière différente de voir les monuments. L'église était parfaite pour ça mais les éléments s'étaient élevés contre moi. J'ai écopé de cinq longues années pour avoir soi-disant mis en danger les gens alors que mon but était simplement de partager ma vision de l'art. Cette cicatrice sur la main droite me rappelle sans cesse combien il est important de prendre tout le temps qu'il faut pour préparer une œuvre de cet ordre, pour ne rien rater. Ces cinq années à tourner en rond dans ma cellule minuscule m'ont offert de nouvelles perspectives de revanche. Je sais maintenant où je dois mettre l'accent pour que cette nouvelle tentative soit parfaite. Ce soir, c'est décidé, je récidive et cette fois, je vais atteindre le paroxysme de la beauté en suivant scrupuleusement mon plan mûrement réfléchi depuis tant d'années.

On y est, j'ai pensé à tout, Je prends peu à peu mes marques, les nouvelles technologies m'offrent de réelles opportunités pour faire de mon spectacle vivant une réussite. Depuis déjà plusieurs jours, je repère, j'installe, je prépare. C'est le grand jour, ce soir à minuit, ce sera grandiose. Grâce à mes visites répétées, je connais le château de Carrouges dans ses moindres recoins. Dans un premier temps, je vais diffuser une musique sur tout le domaine avec un matériel sans fil que j'ai acheté en ligne. Au douzième coup, je lancerai la symphonie qui accompagnera les scènes tout au long de la nuit. « Requiem for a dream », un air à la fois magnifique et angoissant. Chaque note est posée sur la partition pour que le public sente monter l'adrénaline dans ses veines. La mélodie dans un effet crescendo atteindra son apothéose au moment le plus fort de la représentation. Tout va commencer dans la salle des fêtes pour recréer la nostalgie des bals somptueux d'autrefois puis dans un même temps la chambre de Louis XI va enflammer les passions. L'exposition nocturne qui se tient au château cette semaine va me permettre de toucher le plus de monde possible. Tous vont être conquis par ces illuminations. Je vais ensuite créer la surprise quand dans un fracas du tonnerre, le châtelet va s'embraser à son tour. C'est sans compter les nombreuses surprises que je prépare avec minutie. La lumière rouge orangée va transpercer la nuit et faire, j'espère, crépiter les flashs. Comme j'ai hâte d'être à ce soir, je serai le chef d'orchestre, le maître de cérémonie dirigeant les regards d'une simple pression sur ma télécommande je vais enfin pouvoir dévoiler au monde mon immense talent. Il est temps de me mettre en place dans le petit bosquet face au château d'où je vais mettre mon plan à exécution. Je termine de programmer mon drone qui survolera dans quelques heures l'édifice pour ne rien manquer de la soirée.

L'appareil prend enfin son envol et commence à diffuser les premières images sur l'ensemble des réseaux sociaux. La machine est en marche, plus rien ne peut m'arrêter. Je vais faire d'innombrables vues sur internet. La foule est venue nombreuse admirer l'exposition qui se tient au centre de la cour du monument. Les cloches du village sonnent le décompte. Douze, mon cœur se met à battre de plus en plus fort, onze, mes doigts tremblent, dix, la sueur brouille ma vision, neuf, je vais entrer dans l'histoire, huit, sept, six, cinq, mes doigts se crispent sur la télécommande, quatre, le drone filme la foule tranquille et déverse son flot d'images sur la toile, trois, j'ai l'impression que le temps ralentit, deux, un, je lance la séquence, que le spectacle commence.

La musique débute, la salle des fêtes s'embrase dans un bruit de tempête. La chambre de Louis XI à son tour s'enflamme. La caméra capte le mouvement de la foule vers la passerelle mais à ce moment dans un bruit de tonnerre, elle cède sous les explosions répétées. Les pierres tombent dans le fond des douves, l'eau éclabousse les murs du château en formant de funestes tâches sombres. Les cris de la foule font place à des hurlements de terreur. Ils comprennent que l'issue sera leur mort. Le châtelet à son tour se disloque au rythme effréné des enceintes qui battent la mesure. Les tours s'écroulent, certains essaient de se jeter dans les douves mais le gasoil que j'ai emprisonné plus tôt dans des bidons immergés se libère et s'enflamme à son tour. Aucun moyen de s'échapper, mon cœur s'emballe, mon œuvre prend vie, la souffrance transcende mes sens, j'exulte. Je l'ai fait, c'est l'œuvre de mon existence, je suis Dieu parmi les hommes, j'ai tous les pouvoirs sur mes semblables. Pas d'amnésie possible, chacun se souviendra du jour où Carrouges s'est embrasée et surtout grâce à qui tout cela est arrivé. Madame le juge, cette fois, c'est moi qui gagne. Il ne restera rien si ce n'est le souvenir d'une merveilleuse mise en scène, d'un plan Machiavélique, d'une organisation macabre, de la libération des âmes damnées, tout simplement de ma merveilleuse composition. La musique tourne en boucle, le crépitement des flammes se fait plus sourd, les hurlements se meurent et les cris se perdent. Les fumées ont complètement envahi le domaine, je vais pouvoir amorcer le final. Je rappelle mon fidèle drone qui n'a rien raté de ce formidable son et lumières, je le place face à moi pour enregistrer un dernier message. La caméra tourne, je garde en toile de fond le brasier et je commence. «Mes chers amis, c'est là la fin du monde tel que vous le connaissez, rien ne sera jamais plus comme avant. Je viens d'ouvrir la porte sur un monde fantastique, un passage vers l'au-delà où vont se retrouver les âmes que je viens de libérer. Il est temps pour moi d'aller les rejoindre pour les guider. Je vous laisse admirer ma création et faire qu'elle traverse les âges. Je bois ce breuvage à ceux qui me suivront et vous dis adieu !»

Alors que les flammes terminent de consumer le château, les secours arrivent de tout le département pour essayer d'éteindre l'incendie qui ravage le monument. Les pompiers œuvrent contre les flammes mais les douves incendiées sont un rempart infranchissable. La lumière bleue des gyrophares inonde les murs de la ville. Peu à peu, les cris font place au silence, les flammes immenses se changent en de petits brûlots qui laissent à présent s'échapper la fumée vers les cieux. Le jour se lève sur cette tragédie. La fatigue et le désespoir se lisent sur les visages des soldats du feu recouverts de suie. Les lances sont coupées, l'ensemble du site est ravagé, il ne reste plus rien à sauver. Les autorités arrivent pour faire le triste bilan de cette sinistre nuit. Les barques chargées de corps sans vie font des allers-retours entre les ruines et la berge. Au total, cent trente-huit personnes ont trouvé la mort dans cette catastrophe. Il reste à l'identité judiciaire un travail titanesque, redonner l'identité à chacune des victimes pour que les familles puissent faire leur deuil. A côté des jardins, au sortir d'un bosquet, un autre corps est retrouvé par les enquêteurs. Celui-ci n'a pas l'air brûlé mais semble plutôt paisible. L'inspecteur en charge de l'enquête arrive sur les lieux et prend la mesure de la catastrophe qui vient de se jouer cette nuit au château. Ses hommes lui indiquent le petit bosquet où l'homme vient d'être découvert. D'un pas assuré, il se rapproche de l'individu et se saisit du drone posé à ses côté. Il décide de l'allumer et de visionner quelques images. Il est stupéfait, il s'agit de l'effroyable soirée filmée dans son ensemble. Plus il regarde les images plus il se sent mal, les flammes, les hurlements, tout est sur la bande. Il comprend que le corps gisant à côté de la caméra volante n'est autre que le meurtrier, celui qui a froidement assassiné des dizaines d'innocents. Il est anéanti de voir ce que l'être humain est capable de faire pour entrer dans l'histoire. Il saisit le matériel et décide de concert avec ses collègues de taire le nom de cet individu pour qu'il ne devienne pas aux yeux des autres fous un martyr. Avant de partir, il jette un dernier regard aux ruines encore fumantes en se disant qu'il se souviendra longtemps de Carrouges qui, pour sauver ses âmes sacrifiées sur l'autel de la folie s'est habillée de bleu.

Vincent CAUGNON

Un chef-d'oeuvre.Where stories live. Discover now