La voiture contourna la ville par la zone commerciale, et arriva dans un quartier résidentiel. Typique de la banlieue américaine jusqu'à la caricature, les maisons de classe moyenne s'alignaient sagement derrière leurs allées, leurs boites à lettres et leurs jardins convenus. Seules l'absence d'activité humaine et l'herbe bien trop haute trahissaient l'état des lieux.
« Sympa ton quartier », commenta Merle.
Hazel lui tournait le dos, le nez collé à sa vitre, et il pouvait sentir la nervosité et l'émotion qui irradiaient d'elle douloureusement. Il se demandait à quel moment elle allait éclater en sanglots. Est-ce qu'elle allait tenir jusqu'à ce qu'ils soient à l'intérieur de sa maison ? Pas sûr.
« Moi c'genre d'endroit, les seules fois où j'y ai foutu les pieds, c'était pour faire des cambriolages, blagua-t-il pour tenter désespérément de la distraire.
- Ah bon ? répondit-elle avec une absence d'intérêt flagrante.
- Ouais, c'est marrant, non, quand on y pense. C'est un peu c'qu'on va faire aujourd'hui, au fond, non ?
- C'est pas un cambriolage quand c'est ta propre maison, répliqua Hazel.
- J'suis vraiment pas l'genre de bonhomme qu'ton flic de père aurait invité à rentrer chez lui. »
Elle se retourna enfin de la vitre et lui fit un petit sourire.
« Moi, je t'invite. »
Elle lui indiqua de tourner dans une rue. La maison était là, un peu plus loin. Elle la pointa du doigt seulement, incapable de parler.
L'habitation ressemblait à toutes les autres. De l'extérieur, rien ne semblait suspect. Pas de vitres cassées, la porte d'entrée était toujours fermée. Personne ne semblait y être passé pour la piller.
Quelques rôdeurs se trainaient dans la rue déserte, et s'avancèrent mollement en direction du 4x4.
« Autres temps, autres mœurs », commenta Merle.
La baïonnette remboitée à l'extrémité de sa prothèse émit un cliquetis métallique.
« C'est l'invité qui fait office d'éclaireur. »
Sa portière claqua, et il marcha résolument à la rencontre de ses adversaires.
A travers la vitre, dévorée de stress et d'excitation simultanément, Hazel le regarda se débarrasser des morts un par un, uniquement à l'aide de la lame de son bras et d'un couteau, sans utiliser une seule fois son revolver. C'était la première fois, réalisa-t-elle, qu'elle le voyait se battre au corps à corps avec des rôdeurs. Même à travers le brouillard de sa vision, elle pouvait deviner à quel point il enchainait ses mouvements d'attaque avec aisance.
Moins de deux minutes plus tard, il se tenait debout au milieu d'un petit tas de défunts définitifs.
Hazel était si fascinée qu'elle n'avait pas vu qu'un mort était en train de contourner la voiture par l'arrière. Elle sursauta en voyant la silhouette entrer dans son champ de vision. Il gratta à la vitre comme un chat excité et elle se tassa contre son siège. Soudain, le crâne du cadavre percuta la fenêtre dans un coup violent qui arracha un cri de surprise à la jeune fille. Mais la figure du rôdeur glissa ensuite le long du verre, inerte, laissant une trainée de sang noirâtre. Hazel devina à l'arrière de son crâne la forme du manche du couteau que Merle venait de lancer, alors que le mort tombait par terre.
« C'est bon, sors », lui dit-il de là où il se tenait toujours, gardant les environs à l'œil.
Hazel se tourna vers son petit chien, qui était monté sur le siège conducteur.
« Reste ici, Mist. »
Elle ouvrit sa portière, et enjamba prudemment le cadavre, heureuse de ne pas être trop capable de distinguer les traits de son visage.
« Dépêche-toi, lui indiqua Merle alors qu'elle refermait la voiture. Faut qu'on rentre avant qu'il en arrive d'autres. »
Elle passa devant, remontant l'allée jusqu'à la porte d'entrée de la maison, suivi par lui quelques pas derrière. La tension du moment la coupait pour l'instant de ses émotions. C'était la première fois depuis des mois qu'elle était véritablement dehors, qu'elle voyait des morts-vivants aussi proches d'elle. Des souvenirs désagréables de cette journée où la laverie avait été attaquée se déversaient dans son esprit. Mais elle les refoula, conservant son calme. En présence de Merle, elle se savait en sécurité. Tout ce qu'elle avait à faire, c'était rester concentrée et attentive, pour ne pas lui faire perdre de temps ni être un poids pour lui.
Devant la porte de son foyer, enfin, elle tourna la poignée par réflexe. C'était fermé, comme elle l'espérait.
« Il y a une clé de secours », dit-elle.
Hazel fit le tour de la maison, jusqu'à un muret où se trouvait une rangée de pots remplis de plantes mortes. Elle en souleva un, il y avait une clé entre le pot et la soucoupe.
Face à la porte à nouveau, elle tendit la clé, la mit dans la serrure... et se figea.
« Et ben quoi ?
- C'est bête, je sais, mais j'ai l'impression que... que je vais ouvrir, et mes parents vont être là, dans la maison, comme si je venais juste de rentrer du lycée ou je sais pas. Comme si tu allais disparaitre d'un seul coup et que tout ça, ce serait juste un mauvais rêve, et que j'allais me réveiller. C'est stupide hein ? »
Sa main qui tenait la clé tremblait.
« Non c'est pas stupide. Prend l'temps qu'il te faut. On n'est pas pressés tant qu'c'est désert. J'surveille », déclara-t-il en se retournant vers la rue.
Elle s'en voulut de perdre ainsi du temps, au risque de les mettre tous les deux en danger. Elle se força à collecter ses pensées, à calmer l'émotion qui la paralysait.
« C'est idiot, se raisonna-t-elle. Ça va me servir à rien... de rester là à attendre devant.
- Alors respire un grand coup et ouvre. »
C'est ce qu'elle fit.
Elle entra dans le couloir, comme une somnambule, en pilote automatique. L'odeur.
L'odeur la frappa, l'enveloppa, l'envahit, lui coupa le souffle et lui fit monter les larmes aux yeux instantanément.
Le parfum de sa maison, inaltéré.
Sans voir précisément le salon, elle le reconnut en y entrant. Elle le connaissait par coeur. C'était chez elle.
Non, rectifia-t-elle. C'était chez eux.
La marée montait à toute vitesse dans son ventre, sa poitrine et ses yeux. Une vraie tempête.
Elle avait envie de crier. De les appeler.
May. Colin. Papa.
Papa.
Le mot lui rongeait le ventre, s'agrippait cruellement le long de sa trachée pour se frayer un chemin, remonter dans sa gorge comme une petite créature terrifiée, désespérée. Combien de fois, depuis dix mois, s'était-elle empêchée d'appeler son père à l'aide ?
Si elle l'appelait maintenant, lui soufflait une voix distordue, folle, enfantine, si elle criait son nom assez fort, peut-être qu'une porte quelque part allait s'ouvrir, que les marches d'escalier craqueraient, et il serait là.
Elle luttait de toutes ses forces, et finit par pousser une sorte de glapissement, étouffé. Elle ne sentait plus ses jambes, et ne voyait plus rien, ses yeux embrumés encore plus que d'habitude d'eau salée. Elle était de retour chez elle, et elle ne voyait rien du tout. Uniquement des souvenirs, qui faisaient office d'unique champ de vision.
Elle ravala sa salive, et l'immense boule dans sa gorge.
Il ne faut pas que j'appelle.
« Personne... »
Elle l'avait murmuré, l'expulsant avec peine. Elle avait besoin de l'entendre à voix haute.
« Personne ne va revenir. »
Elle se retourna vers Merle, le visage déjà baigné de larmes.
« Ils ne sont plus là, personne ne va revenir. »
Son regard aveugle était suppliant, comme si elle avait besoin qu'on le lui confirme pour y croire. Sa détresse était si palpable qu'il en avait l'estomac noué. C'était le moment pour Merle de prouver qu'il n'était pas venu ici que pour jouer les gardes du corps.
« Personne », répéta-t-il doucement.
Au moment où elle vint s'y réfugier, il avait déjà ouvert les bras pour elle. Ils se serrèrent l'un contre l'autre, alors qu'elle pleurait, en longs sanglots déchirants, comme des cris de bête blessée. Il ne dit rien, se contentant de la tenir, et de caresser son dos du plat de la main.
C'était chez elle. Et elle était la seule qui y reviendrait jamais. Merle s'était demandé plusieurs fois si c'était la meilleure chose à faire. S'il ne valait pas mieux attendre un moment où elle aurait été moins fragile psychologiquement. Après tout, elle avait été aveugle presque un an, alors un mois de plus ou de moins n'aurait probablement pas fait une grande différence. Mais Rose, elle, avait estimé que le choc, même s'il allait être brutal, pouvait lui faire du bien à terme. A condition d'encadrer ça correctement, ne pas la laisser seule avec son chagrin. Mais ça va, ça, il savait faire, désormais.
Avant de voir quoi que ce soit, il fallait qu'elle n'ait plus de larmes dans les yeux.
Ça prendrait le temps que ça prendrait.
.
.
« Je suis presque sûre que c'est là », expliqua Hazel en ouvrant les tiroirs.
Son père avait une pièce à lui au rez-de-chaussée, elle y était allé tout droit, et fouillait un grand bureau.
« Il les a toujours gardées, les miennes et celles de Maman... Ah ! »
Elle avait poussé un véritable cri de triomphe, alors qu'elle sortait du tiroir plusieurs paires de lunettes. Elle n'eut évidemment aucune peine à reconnaitre la bonne.
Lorsqu'elle se retourna vers Merle, elle les portait enfin.
Elle mit la main contre sa bouche ouverte, muette d'émotion. Elle le regarda alors comme elle ne l'avait jamais regardé auparavant, avec une expression si intense et complexe qu'il ne comprit pas tout d'abord.
Et puis il se rendit compte. C'était la toute première fois depuis qu'elle le connaissait, que Hazel voyait son visage avec netteté.
« Et ouais, c'est à ça que je ressemble », blagua-t-il.
Hazel retira ses lunettes, puis les remit, émerveillée du résultat.
« J'espère que j'suis pas trop moche par rapport à c'que tu t'étais imaginé. »
Il en plaisantait mais lui aussi, du coup, était très touché.
« Tu es la plus belle personne que j'ai vu depuis tellement longtemps ! » s'exclama-t-elle d'un coup.
C'était un vrai cri du cœur. C'était tellement spontané et inattendu qu'il éclata de rire. Elle dut retirer les lunettes pour s'essuyer les yeux. Pour la seconde fois ce jour-là, elle pleurait, mais de joie.
« Arrête, j'vais m'mettre à chialer aussi.
- Merle, tu peux pas imaginer... imaginer ce que ça fait, après tout ce temps, de te voir.
- Ah bah, ça a l'air d'être quelque chose en tout cas. J'ai rarement fait cet effet-là à une fille.
- Pardon d'avance, je crois que je vais pas pouvoir m'empêcher de te fixer bêtement pendant plusieurs jours.
- A ce point ? se marra-t-il.
- C'est extraordinaire ! C'est toi, c'est Merle. C'est vraiment toi en vrai. »
C'était pas croyable comme elle pouvait être mignonne, des fois.
Lui aussi, ceci dit, allait avoir besoin d'un petit temps d'adaptation pour se faire à cette nouveauté. Ses lunettes lui changeaient sacrément le visage, découvrait-il. Elle avait l'air plus adulte, plus sérieuse. Il eut le pressentiment que la Hazel qu'il connaissait, maladroite et à l'air perpétuellement dans la Lune, allait devoir faire place à une toute nouvelle jeune fille, une qui allait habiter le monde bien différemment à partir d'aujourd'hui.
Elle ne cessait plus de le dévisager.
« Désolée, je peux pas m'en empêcher.
- Oh, fais-toi plaisir, j'suis pas timide. »
Elle s'était approchée, les sourcils un peu froncés. Tendant le bras, elle frôla de l'extrémité de son index l'arête de son nez.
« C'est la cicatrice du jour où on s'est rencontré ? devina-t-elle. Quand ils t'ont cassé le nez ?
- Oui, ça m'a laissé une petite marque.
- Tu ne me l'avais jamais dit.
- C'est pas important.
- Mais ça a dû te faire tellement mal.
- Oh, ce qui m'a fait le plus mal, c'est quand Rose me l'a remis, plaisanta-t-il. Elle aime beaucoup trop m'faire souffrir, celle-là.
- Je suis tellement désolée. Je ne m'étais jamais vraiment rendu compte.
- J'te l'ai dit, ça a pas d'importance. J'en ai plein partout des cicatrices, une de plus une de moins, hein. Et puis, au fond, ça me fait un souvenir, comme ça, quand j'me vois dans la glace, j'pense à toi. »
Hazel parvint enfin à détacher son regard de lui, et parcourut des yeux la pièce.
« C'est.... Rien n'a changé. Pas un seul objet. »
Elle avait l'impression de contempler son propre rêve. Que tout ça n'était pas vraiment réel.
Au lieu de se sentir de retour chez elle, elle se sentait étrangère. Ce n'était pas du tout la même Hazel qui était de retour à la maison.
« Personne n'est venu entre temps, devina-t-elle.
- Mais vous avez rien emporté en partant ? »
Merle était étonné de l'aspect des lieux. En observant rapidement, il avait immédiatement repéré des objets utiles, des chose que lui aurait certainement pris s'il avait dû partir. Ça ressemblait à une maison d'un jour normal, pas du tout un lieu que ses habitants avaient quitté dans l'urgence.
« On n'est pas parti de chez nous, répondit Haze. Quand c'est arrivé, on était chez grand-mère, près d'Atlanta. On a était sur la route pour rentrer quand la radio a commencé à annoncer la catastrophe. Le temps d'arriver ici, on ne pouvait plus atteindre la maison, il y avait des barrages routiers, des bouchons... Le commissariat était en périphérie, mon père a pu y arriver, mais il était déjà désert. C'est là qu'il a pris son fusil, dans son casier, et une voiture de police, pour avoir la radio. Il pensait que notre meilleure chance c'était de contacter ses collègues et de les retrouver. Plusieurs avaient fait la même chose que nous. C'était terrible. Même les policiers ne pouvaient plus rien faire pour les autres gens, ils ne pouvaient que tenter de mettre à l'abri leur propre famille. Mais on n'a jamais réussi à les rejoindre. »
Merle connaissait déjà une partie de cette histoire. Mais c'était la première fois qu'elle lui racontait le début.
Hazel eut un drôle de sourire sans la moindre joie.
« Tu sais quoi ? Quand on est allé chez Grand-mère, j'étais frustrée parce que j'avais oublié mon smartphone à la maison. J'ai passé le weekend a penser au moment où je pourrais rentrer et le retrouver. C'était la chose la plus importante pour moi à cette époque. Et maintenant, regarde-moi... c'est tellement ridicule. Je sais même plus où je l'ai laissé. J'ai même pas envie de le chercher. Ça a plus la moindre importance... »
Il ne fit aucun commentaire. Il aurait eu le même genre d'anecdotes pathétiques et tragi-comiques à raconter à propos de lui-même. Ce jour-là, il avait quitté sa baraque sur sa moto, pour rejoindre Daryl, mais sans son permis resté dans un ancien pantalon. Et il avait croisé les doigts pour ne pas être contrôlé par un flic et avoir des problèmes à cause de ça.
Le soir-même, tout ça était déjà bien trop loin. Ça avait dû être la même chose pour Hazel.
Elle continuait à scruter la pièce. On aurait dit qu'elle n'osait ni bouger, ni toucher quoi que ce soit. Merle se demanda si c'était par émotion, ou par crainte que tout ça ne soit pas réel.
« C'est tellement étrange de voir tant de choses d'un seul coup, dit-elle alors. J'ai l'impression que mon cerveau va exploser.
- Ton nystagmus est en train de battre des records, remarqua-t-il.
- C'est presque sûr que je vais avoir une migraine carabinée.
- Mais elles sont comment, ces lunettes-là ? Correctes ?
- Oui, c'est celles que j'avais à la fin du collège. Elles sont pareilles que les autres, j'ai seulement changé de monture, c'était un cadeau de mes parents pour entrer au lycée. Pour avoir des lunettes avec un style moins gamine. »
C'était vrai qu'elles faisaient un peu petite fille sage, avec leur forme ronde, et leur bord pastel.
Hazel reprit alors sa fouille du tiroir, et en sortit plusieurs autres paires, de plus en plus petites, jusqu'à la plus minuscule d'entre elles, qui ressemblait à des lunettes de poupée.
« Wow, tu les as portées à quel âge, celles-là ? s'émerveilla-t-il.
- Quasiment dès ma naissance. J'ai toujours eu des lunettes, j'ai pris l'habitude dès que j'étais bébé. Mon père les a gardées comme souvenir, mais bon, c'est plus vraiment utile, y a qu'une ou deux paires qui vont être assez grandes pour que je les porte à nouveau.
- Ah non, protesta Merle, tu récupères tout ! C'est beaucoup trop mignon ! »
Elle sourit.
« Si tu insistes. »
Elle retira celles qu'elle portait sur le nez.
« Ça fait drôle. J'ai que quinze ans, mais c'est probablement les dernières lunettes à ma vue que j'aurai. Il va falloir que je les fasse durer tout le reste de ma vie. Sans jamais les casser, ni les perdre. Je vais jamais y arriver, c'est juste impossible. Tôt ou tard, je redeviendrai aveugle.
- Hé, sois pas si défaitiste comme ça, Escargot. T'es la fille la plus soigneuse que j'connaisse, y a pas d'raison qu'tu les paumes. Suffit d'faire en sorte que t'aies une belle, longue vie tranquille, et ça c'est mon boulot à moi, ok ? Profite juste de ta vue, et te fais pas d'mouron.
- Oui, t'as raison, je devrais seulement me réjouir de ce que j'ai pour le moment. »
Elle remit ses lunettes et détailla à nouveau le bureau de son père.
« Combien de temps je peux rester ?
- Autant qu'tu voudras, ma belle.
- Ma chambre, elle est en haut. Pardon, c'est bête, je sais, mais est-ce que tu peux... est-ce que tu veux bien...
- Rester ici ?
- Oui. Juste un moment.
- Bien sûr. Vas-y, prend ton temps. Tu sais quoi ? J'vais aller chercher l'monstre dans la bagnole, et faire un mini tour du périmètre. J'm'éloigne pas, t'inquiète. Je ferme derrière moi, t'as rien à craindre comme ça. »
Comme si elle se dégelait soudain, elle courut hors de la pièce, et il l'entendit gravir les marches d'escalier quatre à quatre jusqu'à l'étage.
Merle s'attarda un peu dans le bureau, détaillant les lieux. Le père de Haze semblait y avoir passé par mal de temps. Il aimait construire des maquettes, de toute évidence. Il y avait diverses constructions disposées sur des étagères, des véhicules, quelques bateaux, et aussi plusieurs avions suspendus au plafond. Merle, lui, n'aurait jamais eu la patience de faire des machins pareil. Pas besoin de demander à Haze de qui elle tenait sa minutie.
Il aperçut un cadre posé sur une étagère et le prit.
Pour la première fois, il voyait à quoi ressemblait la famille de sa protégée. Le père, la belle-mère — la mère adoptive, se corrigea-t-il mentalement, c'était comme ça qu'Haze la considérait —, le petit frère, et une Hazel de quelques années plus jeune.
Stanislas Corbin et son épouse May, l'un à côté de l'autre, tenait chacun un de leurs enfants. Stan portait dans ses bras le petit Colin, couronné d'un casque de frisures sombres, et May avait ses mains posées sur les épaules de sa grande fille dont l'albinisme irradiait. Quoi qu'elle fasse, Hazel ne pouvait pas passer inaperçue sur une photo. Même en étant blanc de peau, son père semblait brun en comparaison.
Merle décida qu'il lui trouvait une bonne tête, à ce Stan Corbin. Il avait une dégaine de brave type, avec ses cheveux châtains coupés courts, sa moustache, ses joues replètes et son petit bide de papa décontracté. Contrairement à pas mal de flics, il ne portait pas son uniforme sur sa photo de famille, ce qui le rendait encore plus sympathique du point de vue de Merle.
Ouais, se dit-il, il aurait bien aimé connaitre ce mec, lui serrer la main, s'inviter à un de ses barbecues du dimanche. Ça devait être un bon voisin. Un type nettement plus respectable et correct que lui. Paradoxalement à la fois meilleur et moins bon, se dit-il alors qu'il repensait aux circonstances de sa mort.
Cet homme, pensa Merle, n'avait pas été capable de sauver sa famille, de protéger sa fille. Mais il l'avait élevée, et fait d'elle qui elle était, en très grande partie.
« T'as pas si mal fait le taff, Stan », murmura-t-il en reposant le cadre à sa place.
Lorsqu'il sortit de la pièce, Merle arborait un drôle de sourire bien à lui, ce genre de rictus amusé lorsqu'il se faisait à lui-même une blague que lui seul pouvait comprendre.
« Si on m'avait dit qu'un jour je souhaiterais à un flic de reposer en paix. »