Sa prestation terminée, Théo reste un long moment assis derrière le piano, à me fixer en silence, dans l'attente d'une réaction de ma part. Une réaction qui ne vient pas car je suis trop surprise pour être en mesure de dire quoi que ce soit. En fait, ce que je viens d'entendre m'a laissée littéralement bouche bée.
_ Alors, tu en as pensé quoi ? C'était pas mal pour un sportif, non ? finit-il par me demander, trop impatient d'avoir mon avis sur sa performance musicale.
_ Pas mal, non je ne dirais pas ça.
De toute évidence, ma réponse n'est pas celle qu'il attendait. La confiance qu'il affichait jusque-là s'évapore tout à coup. Je le vois qui doute, je l'imagine qui se refait le fil de son interprétation, se demandant s'il a pu commettre au cours de celle-ci quelque fausse notes qui puisse me faire dire que je n'ai pas aimé son jeu. Il me plaît de voir son visage trahir une certaine fébrilité et je prends tout mon temps avant de finalement lui confier :
_ En fait, c'était génial !
Il pousse un soupir de soulagement tandis qu'un sourire triomphal vient étirer ses lèvres. L'idée qu'il ait pu m'impressionner semble le réjouir au plus haut point.
_ Qui sait, maintenant que j'ai découvert que tu es un grand artiste, je vais peut-être te trouver intéressant !
Il rit puis me répond :
_ On sait tous les deux que je t'intéressais déjà bien avant que tu me voies faire des prouesses au piano.
Il n'aura pas mis longtemps à retrouver sa confiance en lui dis donc.
_ Tu as l'air bien sûr de toi, je lui lance, amusée par la tournure que prend notre discussion.
_ C'est parce que je suis sûr de moi. D'ailleurs, souviens-toi de ce que je t'ai dit l'autre jour. Tous les deux nous allons être bien plus que de simples amis.
_ Tu as dit ça toi ?
Je feins de ne pas me souvenir l'avoir entendu prononcer cette phrase alors même qu'en réalité je m'en souviens très bien. Elle m'a suffisamment troublée pour que je ne puisse pas l'oublier. Je devine au regard entendu qu'il pose sur moi qu'il n'est pas dupe. Il sait ce qu'il en est. Il sait que je me rappelle de tout.
Nous quittons la salle de musique. Tandis que nous marchons dans le couloir en direction de la sortie de la salle omnisport, je le questionne :
_ Simple curiosité, comment as-tu appris à jouer du piano comme ça ?
Il met du temps à me répondre ce qui me fait craindre de m'être montrée trop indiscrète. Mais il finit par le faire et par m'expliquer d'où lui viennent ses talents de musicien :
_ J'ai été élevé à bonne école. Ma mère est sortie diplômée du conservatoire de Paris. Elle a été pianiste professionnelle pendant plusieurs années. Elle aimait ce qu'elle faisait mais ce métier l'obligeait à partir aux quatre coins du monde. A ma naissance, elle a choisi de donner la priorité à sa vie de famille et elle a mis fin à sa carrière de musicienne. Depuis, elle travaille comme professeure de musique. C'est elle qui m'a appris à jouer.
_ Elle doit être une excellente prof alors. Tu as un très bon niveau.
_ Elle est une excellente prof, oui. Quant à mon niveau, il n'a rien de comparable au sien mais merci du compliment.
_ Je rêve où Théo Cari se la joue modeste ?
_ Pourquoi ? D'habitude tu me trouves prétentieux ? m'interroge-t-il, relevant l'ironie.
Je lui mentirais bien mais il risquerait de le voir tout de suite car le fait est que je suis une très mauvaise menteuse. Alors je fais le choix de lui révéler avec vérité le fond de ma pensée, en prenant tout de même des précautions pour ne pas le blesser :
_ Eh bien pour être honnête, oui... Mais juste un peu...
Il encaisse sans broncher. Puis il me lance :
_Je ne suis pas prétentieux. Je suis entier. Si je suis le meilleur dans un domaine, je le dis. Et s'il y a meilleur que moi, je le dis aussi. En l'occurrence, ma mère joue mieux que moi du piano, ce n'est pas une question de modestie, c'est juste la vérité.
Au moins, on ne peut pas lui reprocher de ne pas assumer sa manière d'être.
Nous restons silencieux un instant au terme duquel je le questionne encore :
_ Tout à l'heure tu as dit que tu as été musicien. Tu as parlé au passé. Ça veut dire que tu as arrêté ?
_ Oui, depuis un bout de temps.
_ Tu en as eu marre de jouer ?
_ Non au contraire, j'adorais ça et je ne voulais pas arrêter. Mais mon père a soudain estimé que cumuler le sport et la musique serait trop lourd à gérer et il a décrété que je devais abandonner le piano pour me consacrer totalement à la boxe. Ni ma mère, bien qu'elle aurait assurément tenu à ce que je continues à jouer, ni moi n'avons osé le contredire. En fait, je me rends compte qu'on se plie toujours à sa volonté et je trouve que ça commence à bien faire.
Théo parle de sa famille comme je pourrais parler de la mienne, à ceci près qu'en ce qui me concerne c'est ma mère qui décide de tout. Savoir qu'il éprouve la même impression d'être dépossédé de ses choix et, d'une certaine manière, de sa vie me fait me sentir plus proche de lui. Peut-être que nous ne sommes pas si différents tous les deux en fin de compte.
Sur ces confidences, nous franchissons les portes de la salle omnisport pour nous retrouver sur le parking. Là, il s'arrête, se tourne vers moi et me demande :
_ Alors, c'est d'accord ?
_ D'accord pour quoi ? je relève, faisant mine de ne pas savoir de quoi il parle.
_ Eh bien pour qu'on se produise ensemble lors de la semaine de la musique.
Il ne perd pas la nord. Comme je tarde à lui répondre, il ajoute, histoire d'enfoncer le clou :
_ Tu n'as plus d'excuse pour refuser. Tu voulais un musicien, tu en as un qui se tient à ton entière disposition. Et qui, je reprends tes mots, a un très bon niveau !
Je reste encore et toujours silencieuse. Alors pour finir de me convaincre, il sort les grands moyens. Il s'approche de moi, attrape mes mains pour les mettre dans les siennes ; et tout en me fixant d'un regard suppliant, il renchérit :
_ Je me fais une telle joie à l'idée de rejouer du piano. Et je veux le faire avec toi et seulement avec toi.
C'est qu'il me prend par les sentiments et le pire c'est que ça marche. Il est beaucoup trop gentil et beaucoup trop mignon pour que je trouve la force de lui dire non. Incapable de faire autrement, je cède.
_ C'est d'accord. On va participer ensemble à la semaine de la musique.
Il est en train d'exulter quand j'ajoute :
_ Mais il y a un « mais ».
Il est freiné dans son enthousiasme.
_ Pourquoi faut-il qu'il y ait un « mais » ?
_ Parce que c'est ainsi. Il y en a toujours un.
Bien que ce ne soit pas l'envie qui lui manque, il ne discute pas et me questionne plutôt :
_ Bon, c'est quoi ce « mais » ?
_ Ce « mais », c'est que si ça se passe mal, je ne t'adresserai plus jamais la parole.
Il lâche un ouf de soulagement et s'écrie :
_ Si c'est que ça ce n'est rien !
_ Je te dis que je ne t'adresserai plus la parole si ça se passe mal et toi tu ne t'en fais pas ? je réplique en prenant un air des plus indignés.
_ Ben non puisque je sais que ça se passera bien. On va leur en mettre plein la vue, tu verras ! me répond-t-il avec l'optimisme à toute épreuve que je lui connais.
Tandis qu'il me gratifie d'un clin d'oeil, je m'inquiète d'une chose.
_ Par contre, il me semble que tu oublies un petit détail.
_ Lequel ?
_ Ton père. S'il t'a demandé d'arrêter la musique ce n'est pas pour que tu reprennes maintenant.
_ Mon père, j'en fais mon affaire. Je me suis toujours conformé à ses souhaits. Pour une fois, je vais faire ce que j'ai envie et il devra bien l'accepter.
Son assurance est belle à voir mais je me doute que ça ne sera pas aussi simple.
Nous échangeons un sourire complice comme il nous arrive de le faire de plus en plus souvent quand soudain un bruit sourd perce le silence de la nuit. Un coup de klaxon qui me fait sursauter. Je tourne la tête et j'aperçois ma mère. Je l'avais complétement oubliée. Me rappelant que mes mains sont toujours liées à celles de Théo, je m'empresse de les retirer. Mais le mal est fait. Ma mère nous a vus. Je songe qu'elle ne doit pas apprécier de me voir traîner avec un garçon à la fin de mon cours de chant, et je crains sa réaction.
J'espère que ce chapitre vous a plu :)
La suite dès mardi :)