La vieille Bujold patientait. Installée dans son fauteuil, elle guettait la réaction de ceux qu'elle considérait comme ses amis.
Au fond, elle s'en voulait. Elle devait être en train de leur flanquer une frousse magistrale... car elle n'avait aucune envie de se suicider. En même temps, cela n'était pas dans sa nature : comment pouvait-elle songer un seul instant à mettre fin à sa vie, sous prétexte qu'elle était ennuyeuse ? Et puis, elle ne pouvait pas leur faire ça. Au fond, ils l'aimaient tous, ne serait-ce qu'un tout petit peu : Armand l'admirait toujours avec des yeux humides d'adoration, Natasha lui envoyait souvent un petit message – quand elle ne lui téléphonait pas... et tous lui avaient écrit.
C'est pourquoi elle se sentait coupable de jouer une telle comédie. Mais après tout, on ne faisait pas d'omelette sans casser d'œufs. Ce qu'elle voulait, c'était sortir de là. Et pour convaincre ses amis – qui n'osaient pas s'en mêler –, elle se sentait prête à tout. Y compris à jouer les dépressives à tendance suicidaire. Et tant pis s'ils avaient peur. Cela boosterait les réactions.
En attendant l'effet que produirait son message, elle garda son téléphone – les réactions viendraient forcément de là – et se dirigea vers son placard. Il s'agissait d'un élément-clef dans son plan...
Si elle était aussi certaine de la rapidité de l'effet, c'était parce que Natasha restait toujours collée à son téléphone. Même en classe. Pour les élèves, ce n'était pas sorcier. D'après la collégienne, tout le monde conservait son portable dans sa trousse pour guetter la moindre notification. La vieille dame trouvait cela malsain. Mais dans ce cas précis, cela ne pouvait que lui être bénéfique.
Connaissant la jeune fille, elle savait que, si elle recevait le SMS en classe, elle demanderait à aller au toilette pour envoyer un message à sa tante. Et si elle était libre, ce serait encore plus simple et rapide.
Soudain, son portable sonna. C'était le numéro de Natasha. Un sourire en coin, elle décrocha en jouant avec les portes de son placard. Les battants rouillés produisirent un vacarme si monstrueux qu'elle eut du mal à entendre son portable :
— Bernie ? Bernie ! C'est Armand !
— Ah, mon pauvre Armand ! déclama-t-elle d'une voix larmoyante, enrichie par des trémolos émouvants hérités de sa carrière de cantatrice. Tu aurais été bien tranquille sans moi ! Mais je t'aime. Je t'aime très, très fort. Ne l'oublie pas. Ne m'oublie pas.
— Je... pardon ? Qu'est-ce que c'est que ce cirque ? Et c'est quoi, ce bruit de vélo rouillé ?
— C'est la fenêtre ! Elle grince. Mais c'est fini. C'est fini, et bien fini. Adieu !
Elle fut obligée d'écarter quelques secondes le combiné, histoire de rire à son aise tant elle se trouvait ridicule. À l'autre bout du fil, son interlocuteur hurla :
— Bernie ! Non ! Non ! Attends ! Ne fais pas ça, malheureuse ! Ne me laisse pas ! Ne nous laisse pas ! On va te sortir de là, je te le promets ! Tu m'entends ? Mais ne fais pas ça !
Il criait si fort dans le portable qu'elle en fut toute étourdie. À croire qu'il était à côté d'elle. C'en était presque comique. Elle plaça sa main sur le haut-parleur pour ne pas finir sourde, puis promit de rester sage. En retour, il jura qu'il irait aller la chercher bientôt.
Elle raccrocha, satisfaite, et ne put s'empêcher de sourire. Voilà ! Le ressort était lancé. Il n'y avait plus qu'à attendre qu'ils viennent la cueillir... et elle serait tirée d'affaire !
⁂
Dans le salon des Richard, tous restèrent longtemps muets. Enfin, du bout des lèvres, Natasha brisa le silence :
— Bon... on fait quoi, pour Bernadette ?
— On pourrait prévenir ses neveux qu'elle est malheureuse...
— Bonne idée ! Après tout, c'est à eux de gérer.
— Je les appelle ? proposa Manon.
Comme ils acquiesçaient, elle téléphona aux Bujold.
⁂
Le téléphone fixe retentit dans le manoir des Bujold. Ferdinand et son épouse, qui prenaient le thé dans le salon, levèrent la tête.
— Ah ! Ça sonne ! Je vais voir qui...
Mais Émile, plus rapide que l'éclair, bondit comme un cabri par-dessus les fauteuils.
— J'y vais ! J'y vais ! Laissez-moi répondre !
Antoinette le regarda d'un œil embué, quoiqu'un peu perplexe.
— Ah ! Qu'il est choux ! Et si dévoué... Regarde comme il lui tient à cœur de nous rendre service, chéri !
Le dévoué garde n'avait en réalité qu'une crainte : que les Zavialov – et surtout Manon – ne reviennent au manoir. Il s'était déjà pris des claques, ça lui suffisait.
Il prit le combiné et le transporta dans une autre pièce, où il chuchota :
— Allô ?
— Allô ? Oui, bonjour ! C'est Manon Corlier, je...
Il raccrocha aussi sec. Simple. Efficace. Terminé.
Hélas, le téléphone sonna à nouveau au bout de dix secondes.
Vanternier enfouit sa tête dans ses mains. Non. Pitié. Plus jamais revoir Manon. Plus jamais revoir Bernadette. Plus jamais revoir une vieille dame. Plus jamais revoir un Zavialov-Corlier. Plus jamais entendre parler de cette affaire. Juste, gagner son argent, sa vie, et avoir la paix.
Il décrocha et rugit dans l'appareil :
— Ne nous téléphonez plus, Corlier ! Ne me parlez plus ! Fichez-nous la paix, une bonne fois pour toute, avec vos fossiles !
— Mais enfin, Émile ! Qu'est-ce qui te prend, mon poulet ? Ça va ?
Il se figea instantanément. Cette voix, il la connaissait. C'était Marcelle. Complètement perdu, il tenta de se rattraper :
— Excuse-moi, Marcelle ! C'était pas à toi que je parlais, chérie !
À l'autre bout du fil, il y eut un instant de flottement... Qu'elle brisa soudain.
— Corlier... Ce n'était pas ton ancienne copine ? Cette Manon Corlier ? Je vois clair dans ton petit jeu ! Tu as cru que tu lui parlais... tu me trompes ! Tu me détestes ! Tu préfères ton ex ? Eh bien retourne avec elle ! Mais entre nous, dis-toi que c'est fini. Fini, avec un grand P et un grand H ! Et n'essaie pas de me rappeler ou de t'excuser : ça ne servira à rien, sinon à te rendre encore plus ridicule ! Adieu !
Elle raccrocha aussi sec.
⁂
— Bon, constata Manon. Ils ne nous répondent pas. Eh bien, 'va falloir qu'on se débrouille tout seul. C'était notre dernier espoir.
— Qu'est-ce qu'on peut faire ?
— On pourrait...
— Non, Armand ! s'écria Firmin, scandalisé, lisant dans ses pensées. Je t'interdis de dire que tu comptais aller chercher Bernadette, toi-même, à La Pinsonnière !
— Tu vois ? On a eu la même idée ! La preuve qu'elle est bonne.
— Ton idée ? Bonne ? ricana son frère. Tu plaisantes ! Je préférerais encore te ligoter à une chaise pour t'empêcher d'y aller.
— Mais pourtant, médita Natasha, ça pourrait marcher !
L'ancien médecin la fusilla du regard, avant de constater que tout le monde le dévisageait. Il renifla dédaigneusement :
— Mais voyons ! Vous êtes tous tombés sur la tête ! Ça ne va jamais marcher, un truc pareil ! Je parie ça va mal finir, qu'on échouera lamentablement, qu'on va se prendre la honte et qu'on sera obligé de déménager dans un endroit, où personne ne nous connaît !
Natasha et sa grand-mère tentèrent d'argumenter, bien que la situation était perdue d'avance :
— Mais, Firmin ! Armand avait juré à Bernadette qu'il irait la chercher !
— Je n'en ai rien à cirer. Il aurait pu me consulter avant !
— Mais on ne peut quand-même pas la laisser tomber !
— Et Armand ? Elle ne l'a pas laissé tomber, lui ?
— Mais, Firmin !
— Arrêtez de me regarder avec ces yeux de merlans frits. Ça ne changera rien ! De toute façon, on la sort de La Pinsonnière. Soit. Et après ? On fait quoi ? On l'héberge où ? On la cache où ? Imaginez si on se fait poursuivre par la police, qu'ils nous retrouvent, que les Bujold nous fassent un procès, qu'on nous condamne à la prison, qu'ils en parlent dans les journaux, à a télévision, que tout le monde soit au courant, que...
— Dites-donc, Firmin ! lança soudain Manon. Vous n'étiez pas toubib, avant ?
L'intéressé acquiesça, bien que perplexe quant au rapport avec la situation. Elle se pencha en avant pour susurrer :
— Alors comme ça, on était médecin et on laisse crever les autres ? On ne lève même pas le petit doigt pour aider quelqu'un au bord du suicide ? La retraite nous donne le droit de fermer les yeux ? Pourtant, vous avez vu et entendu ses appels comme tout le monde. Vous savez qu'elle est désespérée. Vous avez vu que, sans l'intervention de votre frère, elle se serait jetée par la fenêtre ! Vous aviez dit quoi, au juste, en prononçant le Serment d'Hippocrate ? Que vous vous engageriez à aider tous ceux qui le demanderaient, non ?
Firmin, pris en faute, en resta bouche bée. Ses compagnons en profitèrent pour lui forcer la main :
— C'est bien vrai, ça !
— Et tu veux l'abandonner !
— N'as-tu pas honte ?
— On sait que tu n'aimes pas Bernadette, mais franchement !
— Ce n'est pas une raison pour l'abandonner comme ça !
— Tu es méchant, égoïste, et tu ne penses même pas à ton frère !
— C'est vrai, ça ! Regarde-le, il tient à elle !
— Si tu n'aimes pas Bernadette, fais-le au moins pour Armand !
— Tu vas le rendre triste !
— Stop, ça suffit !
Sous le regard triomphant de ses voisines et de son frère, il fléchit. Il enfouit son visage dans ses mains et haleta :
— C'est bon ! Je vous ai compris ! On va aller la chercher, votre célèbre Bernadette ! Et si je n'accepte, ce n'est qu'à cause de ce fichu Serment d'Hippocrate... et de ces Bujold de malheur !