J'ai ruminé pendant plusieurs minutes dans mon canapé avant de me lever et de faire mon ménage, attachant mes cheveux en un chignon désaturé. Je ne sais pas s'il s'en est rendu compte, mais il m'a blessé, plus encore que Pierre hier soir. A quoi ça sert d'avoir des milliers d'amis, alors que même avec quelques-uns on arrive à être blessé ?
Dans un accès de colère, je jette le chiffon microfibre avec lequel je nettoyais ma bibliothèque et me laisse tomber dans mon canapé. Pourquoi faut-il que le coussin dans lequel j'ai la tête ait pris son odeur ? Une odeur boisée et légèrement épicée, exactement comme lui. Le coussin rejoint le chiffon à terre, et ma tête se retrouve à même le matelas. Je suis tellement habitué à avoir un coussin sous la tête que ma nuque me tire d'être dans cette position. Décidément, rien ne va dans cette journée.
Malgré l'inconfort, je reste quelques secondes de plus avant de me décider à bouger. Je ramasse les affaires qui sont par terre et les remets à leur place, puis reprends le travail minutieux de dépoussiérer mes livres. Comme à chaque fois, j'en attrape certains à la recherche de mes passages préférés, ceux qui m'ont captivé, et je souris face à cette source de bonheur intarissable que représente pour moi toutes ces histoires.
Je n'ai pas le temps de m'extasier plus, mon téléphone sonne depuis ma chambre où je l'ai laissé ce matin sans même y toucher, ce qui n'arrive jamais. Je décroche après avoir aperçu le nom de ma mère sur l'écran.
— Allo maman !
— Coucou ma puce ! Comment tu vas ?
Je retourne dans le salon tout en lui répondant :
— Ça va, le boulot comme d'habitude et vous ?
— Oh ! nous tu sais avec ton père on est au chaud à la maison. Les températures ont pas mal chuté ces derniers jours, tu ne trouves pas ?
— Si, si, réponds-je pour la forme, sachant qu'elle ne m'a pas appelé pour parler de la météo.
— Tu te couvres bien au moins ?
— Oui maman, ne t'en fais pas pour ça, j'ai tout ce qu'il faut.
Il y a un battement, puis ma mère ajoute :
— Il ne te manque plus qu'un petit ami.
Alors voilà où elle voulait en venir avec son appel. Faute de mieux, je serre le coussin qui était par terre quelques minutes plus tôt, et je suis de nouveau assailli par son odeur, c'est ça qui me pousse à dire.
— J'ai rencontré quelqu'un.
Le silence se fait au bout du fil, puis la voix de ma mère qui résonne dans la maison.
— Paul, Anna a rencontré quelqu'un. Attends ! je lui demande si elle vient avec dimanche.
Je me tape la tête contre le coussin, tout en m'insultant, puis je redresse la tête. Sans ce coussin jamais je n'aurais dit une telle chose à mes parents. Rectification, sans mon voisin et son petit-fils, ça ne serait pas arrivé.
— Ma puce, que dirais-tu de venir avec dimanche prochain ? Ta tante sera là, ainsi que Julie et ma collègue Marie. Je voulais te présenter Robin, mais si tu viens accompagner on aura qu'à le présenter à ta cousine.
Et moi qui pensait qu'elle avait oublié le fils de sa collègue. Deux mois sans que j'en entende parler et le voilà de retour. A mon avis, il avait encore une nouvelle copine. Est-ce que je devrais me faire porter pâle ? Après tout, avec le temps qu'il fait, je pourrais très bien choper un virus qui traîne. Je prends une voix sur enjoué pour répondre à ma mère.
— Oui, je suis sûr que mon ami se fera une joie de vous rencontrer.
— J'ai hâte que tu nous le présente ! Et il s'appelle comment ?
— Je vous le dirai dimanche en vous le présentant.
Parce que j'ignore moi-même son nom.
— Tant de mystère. Il est beau garçon ?
— Je dirais que oui, inventé-je au moment où des coups sont portés à la porte de mon appartement, me faisant sursauter.
— Tu attends quelqu'un ? se renseigne ma mère. Oh ! je sais, c'est ton fameux ami.
Oui, mon ami imaginaire. Je me retiens de lui dire que je n'attends personne sinon elle me ferait un commentaire sur la sécurité de l'immeuble, et j'y ai déjà eu le droit trop de fois. J'ouvre la porte, m'attendant à tomber sur mon voisin ou encore sur Caroline qui connaît tous les codes, mais c'est Julien, suant, qui se trouve devant moi.
— Maman, je te rappelle, dis-je d'une voix que je veux ferme, mais qui s'avère tremblante.
— C'est lui, n'est-ce pas ? Amuse-toi bien ma puce !
Elle raccroche avant que j'en aie eu le temps, mais de toute façon, je ne suis pas en état de le faire.
— Qu'est-ce que tu fais là ?
— Je peux entrer ?
— Ça dépend, t'as l'intention de m'envoyer bouler encore une fois ?
Son regard s'ancre au mien, plus sombre qu'à l'accoutumé, plus dangereux, mais plus beau aussi. Il transpire la rage et les non-dits, et pour la première fois, j'ai l'impression d'être face à un de mes book boyfriend. Et ça me fait peur. Parce que c'est bien connu, la voisine finit toujours avec le voisin, et la gentille fille avec le mauvais garçon.
— Je peux entrer ? S'il te plaît !
Je me décale pour le laisser passer, — sans me soucier de mes cheveux en pétards et des grosses chaussettes que j'ai enfilé parce que j'avais froid aux pieds — puis je referme la porte de l'appartement derrière lui, attendant qu'il prenne la parole.
Il se passe la main sur la mâchoire, ne sachant visiblement pas par où commencer.
— Ecoute, je m'excuse pour ce que je t'ai dit tout à l'heure, j'étais énervé, mais je n'aurais pas dû te parler comme ça.
Je scrute son visage, mais il a l'air sincère et sérieusement affecté.
— T'es super gentille avec moi, et avec mon grand-père et voilà comment je te le rends. J'aimerais me faire pardonner mon attitude, enfin si tu veux bien, continue-t-il en plantant son regard dans le mien.
A cet instant, j'aimerais le faire courir, mais ce n'est pas dans mon habitude. Pourtant je veux lui montrer que même si je n'en ai pas l'air, je peux avoir assez de caractère pour ne pas me faire marcher sur les pieds.
— Si tu crois que tu peux revenir comme ça t'excuser et que tout sera oublié, tu peux repartir.
— Ce n'est pas ce que je veux. Anna, je t'apprécie beaucoup, et je te compte même parmi mes amis. Des amis, j'en ai pas beaucoup, et des comme toi encore moins.
— Des comme moi ?
— Oui, gentille, attentionnée, .... Laisse-moi me faire pardonner, en tant que nouveaux amis.
Je réfléchis, moi aussi je le considère comme un ami, et puis il est revenu de lui-même s'excuser, ne serait pas une raison suffisante pour lui pardonner ?
— Je ferais tout ce que tu veux.
A sa tête, je me doute que ses mots ont dépassé ses pensées. Pourtant la conversation avec ma mère me revient en mémoire et je saute sur l'occasion.
— Ok, qu'est-ce que tu fais dimanche prochain ?
Peut-être que je pourrais l'utiliser à mon avantage. Je dois juste taire le rôle qu'il est censé avoir jusqu'à dimanche matin, et je lui dirais quand on sera dans la voiture, comme ça, impossible de faire demi-tour.
— Pour l'instant rien, mais je sens que t'as une idée en tête et que je ne vais pas aimer.
— Tu voudrais bien m'accompagner à un repas sur le bassin ? Mes parents font un petit truc tranquille, entre amis.
— Pas d'entourloupe ?
— Non, réponds-je en croisant les doigts dans mon dos, et en accrochant un sourire sur mon visage.
— Je vais rencontrer tes parents ?
— Oui, mais c'est tranquille, ils ne remarqueront même pas ta présence avec le monde qu'il y aura.
Il serait temps de me taire avant de m'enfoncer davantage.
— Je suppose que je n'ai pas d'autres choix que de te faire confiance ?
— Si tu veux que je te pardonne, oui.
— Tu n'veux pas plutôt que je te cuisine quelque chose ? Il est déjà 13 heures.
Je fais semblant de réfléchir, mais j'avoue que ses talents de cuisinier dépassent les miens.
— Tu pourrais aussi le faire, en plus ?
— Tu ne serais pas un peu profiteuse sur les bords ?
— Quoi ? Moi ? Je ne vois pas de quoi tu parles.
Il me donne un coup d'épaule et on rejoint ma kitchenette, où il se met à fouiller dans tous les placards.
— Fais comme chez toi !
— Merci, c'est trop gentil de le proposer, j'osais pas.
— Tu veux que je te montre la porte ?
Il fait non avec son doigt.
— Tu ne peux pas, on est réconcilié maintenant, alors tu n'as plus le choix.
— C'est une blague, j'espère ?
— Oui, mais j'ai faim alors aide-moi à trouver quelque chose à cuisiner.
Je l'aide à fouiller dans les placards puis dans le frigo.
— C'est des blancs de poulet dans ton tupperware ?
— Euh, oui.
— Cool, j'ai trouvé. Tu veux bien couper des poivrons ?
Sans savoir ce qu'il veut faire, j'attrape les poivrons et les coupes pendant qu'il s'occupe des oignons. J'observe ses gestes avec attention, il sait ce qu'il fait, contrairement à moi. Une fois les poivrons prêts, il me fait couper les blancs de poulet que j'avais déjà cuit, puis il les ajoute à sa préparation et laisse cuire à feu doux avant d'y ajouter du curry. Pendant ce temps, je m'attèle au couvert, sortant deux assiettes et deux verres que je dispose sur la table basse, encore pleine des miettes de notre petit déjeuner, que je n'ai pas eu la fois de nettoyer, contrairement à ma bibliothèque.
Quand il revient, c'est avec la poêle chaude qu'il dépose sur le dessous de plat avant de me servir.
— J'espère que tu n'as pas fini Rox et Rouky sans moi ?
— Non, j'ai même pas rallumé mon ordi.
Je le relance avec la télé, tous les deux en veille sur le dessin animé. Puis je goûte à la mixture qu'il a réalisé avec ce que j'avais dans le frigo.
— Waouh, c'est super bon ! Ou t'as appris à cuisiner comme ça ?
— En Californie, fallait que je me fasse mes repas, alors je n'avais pas le choix, et puis mon pote Tommy est un as de la cuisine, il m'a donné quelques astuces.
— Un ami américain ?
— Non, Australien mais on s'est retrouvés dans la même auberge de jeunesse à San Diego. Je venais juste d'arriver et j'étais en pleine recherche de boulot, tandis que lui venait de recevoir une proposition de travail à Napa, il m'a demandé si ça m'intéressait de l'accompagner et je l'ai suivi sans même le connaître.
— C'est là-bas que tu as eu envie de travailler dans le vin ? demandé-je curieuse d'en savoir plus sur lui, tout en le sentant assez à l'aise pour se confier à moi.
— Oui, on y est resté un peu moins d'un an, mais on a touché un peu à tous, et toutes mes connaissances dans le domaine viticole, je les ai apprises là-bas. J'étais complètement néophyte avant d'arriver, alors que Tommy avait déjà travaillé dans les vignes. Ce mec sait faire tellement de choses que je suis sûr qu'il a eu plus d'une vie. Il ne faut pas lui dire sinon il prendrait la grosse tête, dit-il en soufflant, parfois il me manque ce con.
— Je suis sûr que tu trouveras le moyen de le revoir.
Un sourire se dessine sur son visage de profil, que je ne peux m'empêcher de contempler.
On mange devant la fin du film, puis Julien finit par rentrer chez lui.