Une box de CrossFit, ce n'est pas une salle de sport comme les autres. On y retrouve tous les types de personnes possibles. Les quatre murs sont gris, pour le reste tout est coloré : les ballons, les élastiques, les anneaux, les TRX... Je pourrais presque me croire dans un cabinet de kiné.
À l'accueil une coache de mon âge, et des biceps de la taille de mes cuisses, prend mon nom et commence à m'expliquer le principe du CrossFit et de la box. Si je veux, je peux passer ma vie ici. Au fur et à mesure qu'elle parle, je commence à questionner ma capacité à avoir la patience, la motivation et la dévotion pour dépasser l'épreuve de la séance d'essai.
— Est-ce que vous avez d'autres questions ? conclut-elle.
Oui : comment remonter le temps et m'enseigner de me taire au moment opportun pour que ce jour n'ait jamais lieu ?
— Est-ce que Roméo est là ?
Comme si j'avais prononcé le mot magique, je le vois qui marche vers moi. Il a un sourire jusqu'aux oreilles que je reconnais bien : celui de la victoire.
— Tu ne t'es pas défilée.
— Il fallait bien que je vienne voir où tu travailles.
— Donc tu es là uniquement par curiosité.
— Uniquement.
Il se penche jusqu'à mon oreille :
— Tu vas sans doute m'aimer beaucoup moins ce soir.
Si seulement...
Il me fait signe de le suivre. Roméo attire les regards. Que ce soit dans la salle de sport, au bar, ou dans la rue, femmes et hommes lui jettent un coup d'œil en passant. Ça me rappelait l'époque du lycée, lorsque je trainais avec un groupe de filles sorties tout droit d'un catalogue de mode ; j'avais bénéficié des regards, car je faisais partie du groupe de bombasses même sans en être une.
Enfin j'étais jolie, mais quand je me mettais à parler les mecs commençaient à me fuir.
Je me retrouve dans un cercle avec cinq autres personnes : quatre hommes, et une femme. À première vue nous n'avons rien en commun. Mais quelque chose me dit qu'on va tous en baver de la même manière.
— On va pouvoir commencer, annonce Roméo. C'est le premier cours d'Alicia donc je vais passer un peu plus de temps avec elle pour lui expliquer les bases. Vous connaissez le principe : si un mouvement vous fait mal, vous arrêtez et vous me le dites.
J'ai droit à un bonjour collectif, quelques sourires d'encouragements.
On commence par un échauffement pendant lequel Roméo m'explique le concept de WOD – Workout Of the Day – qui sera pour l'occasion un renforcement global pour le corps.
À la fin de l'échauffement, il présente le WOD : fentes, air bike, kettlebell swings, wall balls, box jump, corde à sauter. Cinq exercices, trois rounds, quinze minutes au total.
Roméo nous montre chaque exercice à faire proprement, il vérifie les postures de chacun, nous fait travailler la technique en revoyant à chaque fois la base du mouvement, et pour ceux qui sont à l'aise, il propose d'augmenter les charges ; pour un peu je me verrais presque moi lorsque j'assiste mes patients dans la réalisation de leurs exercices.
Puis c'est parti.
Ma condition physique n'a jamais été au plus bas. Je fais chaque exercice à fond, galvanisée par le groupe, et je suis rouge et en sueur passé le premier round.
Tout le monde souffre.
Et tout le monde aime ça et en redemande.
À la fin, tout le monde s'applaudit e récupère sa bouteille et sa serviette pour s'éponger. Les deux femmes – qui sont sœurs – restent après le WOD pour une séance d'étirement. Un des hommes – le plus âgé, et retraité – reste pour se faire une séance de musculation du haut du corps.
De loin j'aperçois Martin, le mari de Carole, en short et marcel, en train de coacher un jeune en cours particulier. Martin est immense, et baraqué. Bien plus que Roméo, sans doute les restes de son passé en musculation, avant de passer au CrossFit.
Et un peu plus loin, la jeune coache que j'ai rencontré à l'entrée, s'apprête elle aussi à commencer un WOD pour un petit groupe de quatre. Elle échange quelques paroles avec Roméo que je n'arrive pas à entendre.
Il revient vers moi,
— Ça va toujours ?
— En pleine forme.
Il me fait un de ses sourires malicieux dont il a le secret.
— Tant mieux. Après le WOD tu as surtout le cardio qui a monté et les jambes qui ont chauffé, c'est le parfait moment pour les abdos.
Il me demande de le suivre sur un tapis dans un coin de la salle et s'assoit à côté de moi :
— C'est parti pour la première série.
Il a un chronomètre en mains et semble réfléchir.
— On va dire quatre exercices, en 30/30. Une minute de repos à la fin de la série. Six fois.
— Tu viens de m'annoncer la sauce à laquelle je vais être mangée ?
Il sourit.
— C'est plutôt le temps de cuisson que je viens de t'annoncer. Les ingrédients arrivent juste en suivant.
— C'est normal que j'aie presque faim en t'entendant parler ?
Pour toute réponse il s'allonge sur le dos.
— Premier exercice : sit ups.
Joignant le geste à la parole, il passe de la position couchée à une position assise droite.
— Deuxième Exercice : toe touches.
En position allongée, il lève les jambes, droites, à la verticale et vient tendre les bras pour toucher ses orteils.
— Troisième exercice : les leg raises.
Toujours allongé, il part d'une position avec jambes à la verticale et les descend lentement à l'horizontale avant de les ramener en position initiale.
— Et le meilleur pour la fin : le crunch bicyclette.
Cette fois il s'agit de tendre une jambe et fléchir l'autre comme s'il pédalait en l'air, tout en venant ramener le genou contre le coude opposé, le tout sans poser ni le dos ni les jambes au sol.
— Alors ? dit-il en se redressant.
— Un jeu d'enfant. Tu as pris les plus faciles pour moi, n'est-ce pas ?
— À ton tour. Montre-moi chaque exercice pour voir où j'ai besoin de te corriger.
Je m'efforce de bien faire devant lui. C'est fou comme l'esprit humain s'oblige à se montrer sous son meilleur jour lorsqu'il s'agit d'être face à l'objet de ses désirs. Dommage que je sois transpirante et grimaçante.
Ah oui, et dommage que je sois une femme.
— C'est parfait, conclut Roméo. Tous tes mouvements sont impec. Je lance le chrono et c'est parti. À tout à l'heure.
Mon monde se résume alors uniquement au bip du chrono et à mes abdos qui brûlent. Rien d'autre n'existe. J'en aurais bien profité pour mater autour de moi, mais mon cerveau n'est plus capable de se concentrer sur quoi que ce soit.
Même la présence de Roméo me parait lointaine. Lorsque j'arrive à la minute de pause, il vient me voir, mais je parviens vaguement à lever un pouce à moitié convaincu.
Deuxième série.
Pourquoi je suis venue déjà ?
Troisième série.
Je ne me souviens plus de mon prénom.
Quatrième série.
Je vais mourir, pas vrai ?
Je transpire, j'ai mal tout le long de la sangle abdominale ; respirer devient un effort.
— Je te laisse récupérer cinq minutes, après on passe aux choses sérieuses.
J'ouvre un œil. Roméo est penché sur moi.
— Parce que tu plaisantais jusque-là ?
— Tu te souviens quel était l'objet de notre discussion hier ?
— Lequel d'entre nous aurait droit à une nuit avec Chris Hemsworth s'il passait le pas de l'appart?
Son sourire s'élargit. J'aime le taquiner comme ça ; ça parait bien plus facile de se moquer de mon fantasme sur l'acteur australien plutôt que de m'avouer celui que j'ai pour lui.
— N'essaie pas de détourner la discussion, Ali. Notre discussion, c'était sur comment on parvient à obtenir un six-packs. Et la réponse est : par des exercices polyarticulaires.
Là je perds mon enthousiasme d'un coup. Je sais ce qui m'attend – ou je commence à le deviner – et je n'ai qu'une envie, celle de prendre mes jambes à mon cou.
Et je ne pense pas si bien dire car lorsqu'il m'annonce le premier exercice, je manque de défaillir.
Des burpees.
— J'en fais dix avec toi.
Il se positionne sur ma gauche. Nos coudes se frôlent. Il donne le top départ.
Je me baisse, pose les mains au sol et m'aplatis en manquant d'écraser ma poitrine. Je pousse sur les bras, ramène les pieds et me relève.
— Saute !
Je saute. Qui a inventé les burpees ? Jamais je n'en ai fait faire à mes patients, mais je connais désormais l'ultime torture à prescrire si jamais l'un d'eux le mérite un jour.
Pour l'exercice suivant, il a mis la barre encore plus haut. Sans jeux de mots, car il s'agit ni plus ni moins de tractions.
— Je ne suis pas sûre de savoir en faire.
— C'est pour ça qu'on va utiliser un élastique.
Il le fixe à la barre de traction puis me tient le bout pour que j'y place mon pied. Je tends les bras pour saisir la barre.
— Le but est d'avoir ton corps le plus gainé possible. Plutôt que de penser à tirer avec les bras, pense à amener les coudes vers le sol.
Première traction. De ma vie. J'arrive à peine à atteindre la barre au niveau des yeux.
— Ne te cambre pas, reste droite.
Il place sa main entre mes omoplates pour rectifier ma posture. Seigneur, s'il commence à me toucher, je ne réponds plus de rien.
Encore deux.
Je tire – pardon j'amène les coudes vers le sol. Une fois. Deux fois.
Le clou du spectacle m'attend.
— On va faire des overhead squats.
Je ne suis pas familiarisé avec le jargon du CrossFit, mais sachant ce qu'est un squat et ayant une compréhension correcte de l'anglais, j'ai déjà une idée de ce que va donner l'exercice.
Il est en train de récupérer une barre à vide – qui doit peser dix kilos ?
— C'est impossible que tu fasses faire ce genre d'exercices à des débutants.
— À quel moment ai-je dit que je te faisais une séance de débutant ?
Il joue les naïfs.
— Montre-moi ton squat.
Je lui montre et il a l'air plutôt satisfait. Il m'explique ensuite le principe avec la barre : celle-ci devra être ramenée progressivement au-dessus de la tête en recherche de l'alignement parfait entre la barre, la tête, les épaules et les pieds.
Le overhead squat rentre dans la catégorie des exercices où il faut laisser son égo au vestiaire.
— Vas-y, pousse la barre le plus haut possible, engage plus tes épaules.
Je. N'en. Peux. Plus.
J'aurais voulu souffler un peu, car même si c'est galvanisant d'avoir quelqu'un à côté de soi qui vous encourage, c'est aussi une pression supplémentaire à ne pas abandonner. Et là, tous mes muscles se sont ligués pour que j'abandonne. Ce qui n'est pas près d'arriver puisque je suis la dernière cliente de Roméo pour ce soir.
Lorsqu'il met un terme à ma souffrance, je remets sérieusement en question les sentiments que j'ai pour lui.
Je tends les jambes et les bras pour m'étirer les abdos.
Sa tête blonde apparait au-dessus de moi.
— Pas d'étirement ce soir.
— C'est moi la kiné.
— Tu devrais savoir qu'on n'étire pas un muscle qui a travaillé, tu le feras demain.
— Mais demain j'aurais plein de courbatures.
Il le sait, je le sais, nous le savons. Et ça lui fait plaisir. Est-ce qu'il faut forcément être coach pour être sadique où d'abord être sadique pour être coach ?
Comme je ne quitte pas ma posture, il se penche et me chatouille le ventre. Je me contracte et je gémis en même temps.
— Écoute ton coach, Ali !
Il me prend par les mains et me remets sur mes pieds sans le moindre effort.
— Je te déteste.
— Dans ce cas j'ai accompli mon boulot.
Il regarde l'horloge.
— Sauna ? À cette heure-là il n'y aura personne.
Il a prononcé un mot magique. Il continue de me chatouiller pour que j'aille plus vite.
Le sauna est vide.
Je n'ai pas de maillot de bain, et lui non plus.
Je finis en brassière et culotte, lui en boxer.
— Alors, tes impressions ? me demande Roméo.
— Plutôt pas mal... L'ambiance, surtout, tout le monde s'entraide et s'encourage, sans se juger. C'est très collectif. Et vous bossez vachement bien. Le CrossFit n'a pas très bonne presse.
— On essaie d'envoyer le moins possible de gens chez le kiné. Même si tu auras toujours du boulot.
— Ça c'est sûr !
— De quoi tu parlais avec la coache ?
— Céline ? C'est encore top secret.
Je lève les yeux au ciel ; il la joue mystérieux juste pour que je lui tire les vers du nez.
— Je jure que je ne dirais rien à personne.
— Si tu répètes quoi que ce soit, je devrais penser à une sanction. Du genre la fessée devant tout le monde.
J'ai un frisson entre froid et chaud. Jouer avec Roméo crée toujours des sentiments assez contradictoires.
Il prend une inspiration.
— Je suis en train d'organiser ma première compétition de CrossFit. Martin et moi, on en a participé à plusieurs, mais on n'a jamais été organisateurs. C'est le défi. J'aimerais faire venir du monde sur la région, et faire connaître un peu plus la box et le CrossFit. On a cinq mois. Et pour l'instant je m'arrache les cheveux.
— Donc tu en es au début ?
— À l'étape de la check-list : nombre de participants, lieu, matériel, budget... Martin m'aide pour élaborer les WOD qui seront divulgués le jour J et Céline commence à contacter les sponsors.
— Dès que tu as fini ta check-list, il faut que tu fasses un rétro planning : promotion, validation des lieux, partenariats... Pour tenir les délais et t'éviter des cheveux blancs. C'est le rétro planning qui va définir tes priorités d'actions et d'organisation. Tu pars du jour de la compétition et du remontes le temps afin de savoir ce qui doit être prêt à la date donnée ; pour chaque élément de ta liste, il te faut une action concrète.
Le visage de Roméo s'illumine.
— Tu as déjà organisé des compétitions de CrossFit en cachette ?
— Non, mais ma mère organisait les kermesses de l'école et j'étais son assistante. C'est un trait de caractère que j'ai gardé en grandissant, je suis psycho-rigide dès qu'il s'agit d'organisation.
— C'est génial.
— Que je sois psycho-rigide ?
— Je veux dire : c'est génial que tu aies d'aussi bons conseils. Je ne compte plus ceux qui m'ont découragé de me lancer dans cette organisation. L'an dernier le projet a été avorté, car je me suis laissé convaincre que je n'avais pas les épaules assez solides.
— Tes épaules m'ont l'air plus que solides.
Il a un vague sourire.
J'ai presque envie de lui dire que je connais ça aussi, que j'ai déjà entendu les conseils des « gens-qui-ont-les-meilleures-intentions-du-monde » et qui m'ont répété que je n'arriverais jamais à devenir kiné. C'est en partie la raison pour laquelle j'ai fui ma campagne, mais quelque chose me retient. Moi, pudique des sentiments ?
Nos regards se croisent et s'accrochent.
— Il faudrait que j'écoute plus souvent l'univers et les personnes qu'il met sur mon chemin, dit-il.
D'un coup mon cœur se contracte.
— L'univers ?
— Je suis convaincu qu'il existe une raison à tout ce qui nous arrive et que l'univers sait exactement ce qu'il fait.
— J'y crois aussi. Et que certaines choses sont des obstacles, d'autres des heureuses coïncidences.
Roméo acquiesce.
— Toi, Ali, tu es mon heureuse coïncidence.
La pudeur, il n'en a pas. Tout est toujours facile avec lui. Les conversations banales comme sérieuses, ; il n'a pas de retenue, de timidité, de préjugés, de faux-semblant. Il est le genre de personne presque trop gentil, dont on pourrait facilement abuser ; sauf dans le cas où il sait s'entourer des bonnes personnes.
Il est le genre de personne dont j'ai besoin dans ma vie, sans même le savoir, et je suis chaque jour reconnaissante que ma route ait croisée la sienne.
Mon cœur se serre – un tout petit peu – lorsqu'il se lève et m'ouvre la porte du sauna. Il est trop beau, trop gentil, trop irréel.
Il n'est pas pour moi et ne le sera jamais.
Après m'être douchée et rhabillée, j'attends Roméo à l'accueil. Tout est vide. Et je regarde les abonnements pour prendre un fascicule.