Di * : petit frère en chinois.
Il est déjà tard lorsque la fraîcheur du vent fait frissonner les deux garçons, installés dans le parc ; la nuit s'apprête à tomber. Assis en tailleur dans l'herbe, Jungkook ferme les yeux, paisible. Il regarde son aîné allongé près de lui, les mains derrière la tête.
— Hyung, j'suis content.
— Hm ? De quoi ?
Le visage de Jungkook s'illumine.
— De moi. De cette journée.
Zhan se redresse sur ses coudes et le contemple avec émoi.
— Tu sais, je me dis que J-Kay ne devrait plus revenir. Vraiment, j'aimerais qu'il ne revienne pas. Je pense que je pourrais... non, je sais que je pourrais gérer sans lui. Que ce soit au club ou ailleurs. C'est comme ça que font les gens normaux, alors pourquoi moi je n'y arriverais pas ?
— Je suis d'accord, approuve Zhan. Et je suis sûr que tu y arriveras, Di Di...
Encouragé, Jungkook lève dans le ciel assombri un regard nouveau, confiant. Oui. Il est aux commandes, après tout. C'est lui qui maintiendra le gouvernail, désormais.
— Tu crois qu'un jour je...
Il s'interrompt et se liquéfie. Devant eux, un groupe d'une dizaine de personnes s'approche, menaçant. Byul à sa tête.
« Revenez quand vous pourrez me gérer, bande de fiottes. »
Son sang se glace, son cœur s'accélère.
— Hyung... lève-toi.
— Quoi ?
Dans un calme feint, Jungkook se remet sur ses pieds et saisit Zhan par le bras.
— Hyung, cours. Maintenant.
— Qu'est-ce que...
— Cours !
Dès qu'il détale, Zhan s'élance derrière lui. Lorsqu'ils se retournent, les hommes sont à leur poursuite. Jungkook freine l'allure, ressaisi par une évidence qui l'effraie davantage encore.
— Qu'est-ce que tu fais ?! s'écrie Zhan en l'attrapant au vol par le poignet.
— Si on rentre à la maison, ils sauront où j'habite, ce sera pire...
— S'il faut, on déménagera !
— Hyung, laisse-moi. J-Kay doit gérer le problème qu'il a créé.
Promesse aussitôt faite, aussitôt bafouée. Ne vient-il pas tout juste de dire que J-Kay ne devrait plus revenir ? Quoiqu'il en soit, il doit apparaître, maintenant. Il doit assumer ses actes et les protéger.
— Que je te laisse ?! Tu es fou ?! Depuis quand tu peux faire venir J-Kay sur commandes ?! Rentrons !
En voyant les types débarquer sur leur trottoir, Zhan tire son frère derrière lui et se poste devant eux, aussi imposant que la finesse de sa carrure lui permette.
— Tu es qui toi ? lance Byul. Barre-toi, si tu veux pas d'ennuis. Je vais ravager ce type une bonne fois pour toutes.
— Pourquoi tu ne laisses pas ta sœur régler ses affaires avec J-Kay ? rétorque Zhan, dans une tentative de conciliation désespérée.
Impatient, Byul se plante devant lui et crache à ses pieds.
— Toi, bouge.
Silencieux, Zhan serre la mâchoire. Non, il ne bougera pas.
Jungkook agrippe son bras, angoissé. Le groupe les encercle, les accule. Son cœur bat à tout rompre. Cette appréhension, il la connaît. Son poison coule encore dans ses veines des années après sa dernière mise à tabac. Et à nouveau, elle le paralyse. Mais ce qui l'effraye le plus est de ne pas voir J-Kay apparaitre. Seul le stress le submerge. Il peine à y croire. Zhan est avec lui, risque sa vie pour la sienne, mais son protecteur ne se montre toujours pas.
Ne me dis pas que tu comptes me laisser maintenant et l'abandonner ?!
Est-ce parce qu'il a fait le choix de garder les rênes et s'en prend sans cesse à son alter ? Ou bien parce que la peur le tétanise déjà ? que ses trop maigres chances de se sortir de ce pétrin ont, dès le premier instant, convaincu J-Kay de ne pas se manifester ? La panique engourdit sa raison. Byul bouscule Zhan pour l'obliger à s'écarter, mais ce dernier résiste. Et bien entendu, il finit par être projeté au sol.
— Hyung !
Jungkook se fait plaquer contre le mur par deux types tandis qu'un troisième s'occupe de lui asséner quelques coups dans l'estomac. Il s'écroule lentement à terre, plié en deux. Le meneur le fixe, songeur. Surpris, aussi. L'inquiétude qu'il lit dans son regard anxieux est dirigée vers ce hyung qui tient tant à le protéger.
— Eh ! Tu as lâché ma sœur pour ce type, c'est ça ?!
— Il est mon petit frère, grommèle Zhan en se relevant. Et je ne laisserai personne lever la main sur lui. Toi qui es aussi un grand frère, tu peux comprendre ça.
— Hmm. Ouais. Donc, puisque tu as ce rôle, c'est toi qui vas prendre le plus.
À peine terminée, sa phrase se ponctue d'un poing. La lèvre de Zhan se fend. Les coups pleuvent sur eux. Sur lui, surtout, par l'étreinte protectrice qu'il enroule autour de Jungkook. Quand bien même il leur renverrait leur violence, seul, il ne pourrait venir à bout de leur groupe. Tout ce qu'il risquerait serait de recevoir une plainte si jamais l'un d'entre eux décidait d'aller plus loin. Et cette option est inenvisageable.
Alors, il encaisse le plus gros de la vengeance tandis que la voix de son jeune frère se brise au creux de son oreille, entre cris et larmes. Le cœur de Jungkook se déchire, plus douloureux encore que sa peau meurtrie. Car son gardien souffre par sa faute. Obtient, en récompense de son amour, une sauvagerie qu'il n'a jamais méritée. Parce que l'unique responsable ne se montre pas. Mais finalement, n'en est-il pas lui aussi coupable de ce qui leur arrive ?
Une voix retentit, fait cesser la tempête sur leurs deux corps. Les oreilles de Jungkook vrombissent et sa vue est altérée par un filet de sang ruisselant sur son front. Un groupe de passants vient de mettre en fuite les agresseurs, leurs identités étant à découvert. L'un d'entre eux s'agenouille devant lui, inquiet, tandis que l'autre tente d'interroger Zhan.
De son brouillard, Jungkook émerge en sursaut.
— Hyung... !
Affolé, il découvre son frère à moitié conscient auprès de lui. Sa gorge se noue, un vertige le fait tanguer. Les mots suivants ne peuvent plus sortir, seules ses larmes inondent ses joues. L'instant d'après, tout son corps vacille et ses forces l'abandonnent.
Son passé le condamnera. Quoiqu'il fasse. Ses démons le poursuivront. Les poursuivront tous les deux.
*
Ses paupières lourdes battent lentement. La lumière aveuglante brouille sa vision trouble. Des murs blancs, une odeur d'hôpital.
— Jungkook... ?
En stress, l'appelé tente de se redresser, mais ne parvient qu'à crisper son dos douloureux sur son lit. Il grimace, souffrant également à l'abdomen. Lorsqu'il croise le regard doux de son gardien, assis près de lui, ses yeux se noient de larmes. Son visage et son corps sont couverts d'hématomes et d'éraflures, sa lèvre est fendue et plusieurs entailles balafrent ses joues. Sous les mèches de cheveux qui voilent son front une compresse, trop misérable pour sa plaie, est déjà imbibé de sang. Si son frère n'avait pas encaissé cette violence pour lui, en ce moment, il serait sûrement dans le coma.
— Hyung, je suis si désolé... sanglote-t-il.
— Ça va... je n'ai rien de grave. Mais toi, tu dois te reposer. Tu as reçu un mauvais coup dans le ventre.
— Je m'en fou... je le mérite.
— Yah !
Zhan lui colle une petite tape sur le front, du bout de l'index.
— Maintenant, pense juste à te rétablir. O.K ? Au fait, il y a quelqu'un qui est venu te voir...
Dans l'encadrement de la porte, Taehyung apparaît avec son sourire pincé.
— On dirait que tu as attendu que j'aille me chercher un café pour te réveiller ?
— Taehyung... Tu es là depuis quand ?
— Depuis une heure, seulement. Hyung t'a veillé toute la nuit, au lieu d'aller se reposer, gronde Tae en visant le concerné. Si j'étais pas arrivé, il serait même resté avec ses plaies ouvertes.
— Bah ! Je n'ai rien d'important, réplique Zhan avec un geste volatile de la main. Je vais vous laisser tous les deux, je vais faire un saut à la maison. Jungkook sera heureux de t'avoir pour compagnie.
Sur un clin d'œil complice, il abandonne les deux garçons et quitte la chambre, quelque peu chancelant.
— À quel point ce mec est-il têtu ? ricane Tae en prenant sa place sur la chaise.
Les yeux de Jungkook se brouillent à nouveau. Il tourne la tête.
— Au point de se laisser battre pour moi.
— Jungkook...
— Et toi, je t'ai dit tant de méchancetés, je t'en ai tellement fait baver, pourquoi tu es là ?! s'écrie-t-il en figeant son regard larmoyant sur lui.
La bouche de Tae s'entrouvre. Pourquoi ? C'est une bonne question. Peut-être parce que ce lunatique l'intrigue trop pour continuer à l'ignorer ? Peut-être parce que leur entrevue d'hier lui a implanté quelques idées farfelues sur une potentielle entente entre eux ? Une amitié, même ? Rien ne sert de se triturer l'esprit, de toute manière. Il laissera juste son instinct le guider.
— Arrête de t'en vouloir, d'accord ? Je vais bannir ce gars et sa sœur de la boîte et l'histoire appartiendra bientôt au passé. Ce genre de nanas crée des embrouilles trop facilement pour restant longtemps sur la précédente. Mais à partir de maintenant...
Il pose une main sur son avant-bras.
— Essaye de choisir mieux tes cibles, en soirée...
Au contact de sa paume, Jungkook s'écarte dans un mouvement brusque. Pourquoi faut-il se faire toucher sans arrêt ? Il déglutit, l'angoisse lui noue la gorge.
— Qu'est-ce qui ne va pas ?
— Rien. Rien du tout... S'il te plaît, je dois me reposer... murmure Jungkook en le fuyant, la tête tendue à son opposé.
— J'ai dit quelque chose qu'il ne fallait pas ?
— S'il te plaît, Taehyung... !
Sa voix se brise. Il glisse ses bras tremblants sous la couverture et la rabat jusqu'à son cou puis ferme les yeux et se concentre sur sa respiration, devenue trop rapide. Il doit retenir quelques instants encore la part de lui-même qui ne doit surtout pas se montrer. Pas maintenant, pas devant Taehyung. Pas ici, dans cet endroit inconnu qui est le reflet de la maladie et de la mort. L'image même des problèmes et de l'anxiété. Kookie le faible ne peut survivre sans son cocon. Et Kookie le faible ne peut tolérer trop près de lui une autre présence que celle de son frère ; un contact physique, encore moins.
— Tu as mal quelque part ? Tu as besoin de quelque chose ? Tu veux que j'appelle une infirmière ?
— Non... ! Juste... pars, souffle-t-il, l'estomac compressé. Je t'en prie... ! S'il te plaît, je dois être seul !
Médusé, Tae finit par se lever et quitte la pièce avec un air déconfit, entre deux œillades interloquées.
— Je... je repasserai...
Dans l'encadrement de la chambre, il jette un dernier regard confus sur celui qui vient de le surprendre à nouveau. De le rejeter. Il referme la porte, perplexe. Attristé.
Pourquoi a-t-il cette impression d'avoir reculé de trois pas après n'en avoir fait qu'un ? Comment se fait-il qu'il se sente de plus en plus perdu face à ce garçon ?
En arrivant à la bijouterie, Zhan attire l'attention des vigiles par son état de grande fébrilité. Mais désireux de rester inaperçu et de reprendre son travail, il balaye leurs interrogations à l'aide de quelques mots rassurants, tout sourire, et part s'installer.
La rigidité de la chaise martyrise ses membres douloureux. Il a l'impression d'être passé à la broyeuse. Le calme de la pièce le pousse à se retrouver quelques instants dans le néant. Isolé, face à lui-même. L'accumulation de soucis, bien plus graves qu'il ne les avait envisagés, lui revient de plein fouet. La pression émerge, incontenable. Ses yeux se noient de larmes. À seulement vingt-neuf ans, il se sent comme un père de famille de soixante ans, écrasé sous le poids de responsabilités trop lourdes et complexes pour lui, perdant peu à peu les forces qui, jusque-là, le maintenaient hors de l'eau. Cet océan est trop grand pour lui, trop agité pour qu'il s'y débatte seul tout en sauvant une autre personne.
Il laisse ses coudes glisser sur la table et enfouit sa tête dedans. Ô, combien il voudrait revoir ses parents, rien qu'un instant. Entendre quelques mots apaisants, quelques doux sourires. Retrouver leur chaleur... Leur amour aurait été la caresse dont son cœur froid et esseulé a tant besoin.
Il resserre son étreinte autour de lui-même, frissonnant. Que ressent-on lorsqu'on peut se reposer sur une épaule réconfortante ? lorsqu'on a la permission de relâcher sa peine, pleurer, compter sur quelqu'un ? À quoi ressemble la réelle tendresse d'un être qui prend de vous ? Il grelotte, à fleur de peau. Physiquement comme moralement, il ne s'est jamais senti aussi faible qu'en ce moment.
— Monsieur Xiao.
Surpris en pleine fragilité, Zhan sursaute et se redresse, embarrassé.
— M-Monsieur Wang... ! bafouille-t-il en essuyant au plus vite ses yeux humides du bout de ses longues manches.
En réalisant qu'il a pris par erreur une veste Adidas décontractée à la place de celle de costume habituelle lors de son passage à la maison, il la retire aussitôt et reste dans sa chemise claire, penaud. Nuit blanche et ses conséquences.
— P-pardonnez-moi, je suis arrivé en retard, murmure-t-il, le menton bas. Ça ne se reproduira plus...
Le silence de son patron l'inquiète.
— Suivez-moi. Tout de suite, ordonne Yibo en tournant les talons.
Zhan se sent défaillir. Ses nerfs ne supporteront pas un autre conflit. Il se lève avec peine puis lui emboîte le pas. L'ascenseur ? Son ventre se tord. Yibo va le recevoir dans son bureau... Pour quelle raison ?