L'eau fraiche coulait sur son torse juvénile. Il adorait ça. Le jet puissant et glacé de la douche aidait Kilian à se remémorer cette superbe journée. Tout avait si bien commencé. Poussés par Basile le Québécois, les animateurs avaient décidé de préparer des pancakes pour le petit déjeuner. Tous les vacanciers étaient aux anges, à commencer par Jules qui gagna le concours improvisé du groupe G4, à savoir celui qui réussirait à avaler le plus possible de ces crêpes canadiennes avant de s'avouer vaincu. Frank, le leader auto-désigné du groupe des cinq avait lutté un long moment avant de rendre les armes. Si Jules n'était pas capable de finir à la première place au moindre sport, réussissant même à couler ses partenaires dans les jeux d'équipe, il n'y avait personne à même de rivaliser avec lui au niveau de l'appétit. Frank s'en était sorti avec une mauvaise colique et beaucoup de rancœur.
La matinée avait été très calme, chacun vaquant à ses activités préférées. Mais ce que Kilian avait réellement apprécié dans cette journée, c'était l'après-midi. La sortie en rafting avec son groupe et celui des filles, celui de Léna.
Le jeune adolescent levait le visage vers le pommeau de douche pour ne rien manquer du jet vivifiant. Il lui rappelait toute l'eau qu'il avait prise dans la figure en cette après-midi humide. Il souriait.
Certes, Basile et Samantha, les moniteurs, avaient refusé qu'il se jette à l'eau sans le moindre matériel avec son jogging vert pomme. Kilian n'avait jamais fait de rafting avant, il pensait innocemment que cela consistait en une sorte de canoë en eau vive comme il avait pu le pratiquer naïvement l'été, près de la plage. Il n'imaginait pas une seconde que non seulement, il allait finir mouillé, mais qu'en plus, l'eau n'était pas à vingt-cinq degrés mais à seulement seize. Quand il se rendit compte de sa naïveté, il ne put réfréner un sentiment de gêne qui se vit jusqu'au bout des oreilles.
Heureusement, à part Thomas qui jugea bon de lui faire une réflexion, personne ne s'était montré méchant. Au contraire, en voyant ses joues changer de couleur, Léna ne put s'empêcher de dire à voix haute à ses copines à quel point elle trouvait cela mignon. Kilian avait de bonnes oreilles, cela lui avait donné le sourire pour l'après-midi.
Quatre larges canoës étaient mis à disposition des jeunes sportifs. Par un heureux hasard presque pas provoqué, Kilian se retrouva avec Jules, Léna et deux de ses copines, le tout dirigé par Samantha qui devait s'assurer que les jeunes ne risquaient rien. Kilian flottait dans la combinaison trop grande pour lui que lui avait prêtée le club de rafting local, tandis que Jules, lui, se trouvait ratatiné dans la sienne. Cette dissonance entre les deux faisait beaucoup rire les filles qui avaient décidé de faire de ces garçons leurs mascottes du jour.
Entre deux vagues prises en pleine face, Kilian avait pu discuter un peu avec Léna. Il avait ainsi découvert qu'elle avait un mec au collège, qu'il s'appelait Benoit, mais « qu'il était trop immature, que c'était compliqué » et qu'elle l'avait donc largué en bonne et due forme pour les vacances. Il apprit aussi qu'elle pratiquait l'équitation et possédait un cheval nommé Vent Royal. Kilian buvait ses paroles et disait trouver sa relation avec son cheval « formidable ». En réalité, ce qu'il trouvait vraiment formidable, c'était qu'elle fût libre de tout engagement pour la durée de la colonie.
En se savonnant activement le corps sous la douche, Kilian revivait une étreinte qui n'existait plus à présent que dans sa tête. Il avait adoré cette après-midi. Le meilleur moment fut sans doute quand, percuté par un autre canoë, le sien s'était renversé, l'entrainant par-dessus bord avec les filles, la monitrice et ce pauvre Jules qui coula comme une pierre malgré son gilet de sauvetage. Alors qu'un comportement rationnel aurait poussé Kilian à se plaindre, ce qu'avaient d'ailleurs fait tous ses compagnons d'infortune, il était au contraire aux anges. Léna, par réflexe, s'était accrochée à lui en grelottant, impressionnée par ce qui venait de se passer. Kilian l'avait serrée dans ses bras pour la rassurer. Il se sentait indestructible. Certains s'en étaient amusés, lui s'en fichait complètement.
Dans le car du retour, tout en flattant et sa force et ses petites boucles blondes, Léna s'assit à côté de lui et le remercia de l'avoir secourue. Il n'en fallait pas plus à l'adolescent pour décréter que ce lundi était de loin le lundi le plus agréable depuis qu'on avait décrété que le lundi viendrait après le dimanche.
Il n'avait à présent qu'une seule envie, vite rentrer dans sa chambre et téléphoner à son frère pour lui raconter sa journée. Il coupa l'eau, noua sa serviette autour de la taille et fonça à l'entrée du bungalow G4.
À l'intérieur de ce dernier, tout semblait calme. La majorité de la chambrée s'était rendue aux douches et seuls trois garçons qui s'étaient lavés dans les premiers étaient présents. Jules avait fini sa toilette très rapidement et trainait sur son lit en attendant impatiemment le diner tandis qu'un membre de la bande des cinq était au téléphone avec sa famille. Enfin, Aaron lisait un bouquin affalé sur son couchage.
Kilian rentra en trombe, jeta sa serviette au sol et plongea dans son sac à la recherche de son téléphone. S'il reproduisait la scène qui lui avait valu les moqueries de Thomas, ce n'était pas tant par impudeur que par provocation. Il s'en foutait que les autres puissent voir ses fesses et tenait bien à montrer qu'aucune moquerie n'aurait prise sur lui. Quand enfin il sortit la tête de son sac, il se retrouva nez à nez avec Aaron, qui se tenait là devant lui, assis en tailleur sur son propre lit, les mains croisées dans le dos.
« J'peux savoir ce que tu me veux Aaron ? Si ça te dérange pas, j'aimerais bien téléphoner à ma famille, là »
Aaron s'en foutait comme de l'an quarante. Il regarda Kilian en fronçant les sourcils, un très léger sourire en coin.
« Elle te plait bien la p'tite Léna hein ? »
Un frisson de colère transperça le blondinet. Qu'Aaron et ses potes s'amusent à le taquiner sur sa couleur de cheveux ou sur son manque de pudeur pouvait encore passer. Que le brunet se mêle de ce qui ne le regardait pas lui était insupportable.
« Mais occupe toi de ton cul Aaron ! Et puis c'est faux en plus ! »
Kilian faisait une mine de dégout pour marquer sa réprobation. Bien sûr, il mentait. Non seulement elle lui plaisait, mais elle lui faisait en plus carrément tourner la tête.
« Ouaiiiis, j'm'occupe de mon cul, et mon cul, c'est du poulet ? Te fous pas de moi Kilian. Et vas-y que je me mette dans le même canoë que toi, et vas-y que je rigole comme un crétin quand tu me parles de la couleur du ciel, et vas-y que je te prenne dans mes bras pour pas que tu coules… C'est bon, t'es cramé, assume au moins ! »
Le frisson de colère laissa la place à un frisson de gêne. Kilian était comme un petit garçon qui s'était fait prendre le nez dans le pot de confiture. Le rouge de la honte se mêlait au blanc du malaise, ce qui lui donnait un teint rosé des plus étranges. Il bafouilla :
« P'… P't'être, et alors ? Ça te gêne ? J'ai le droit de flasher sur qui je veux non ? Enfin c'est pas tes affaires quoi, fous-moi la paix. »
Kilian était à présent beaucoup moins agressif. Son ton était celui d'un enfant qui cherchant à se justifier. La mine renfermée d'Aaron laissa sa place à un large sourire. L'adolescent semblait satisfait de la réponse qu'il venait d'obtenir.
« Suis-moi ! »
« Hein ? »
Kilian ne s'attendait pas à cette proposition. C'était même totalement saugrenu. Le suivre ? Pourquoi ? Où ça ?
« T'occupe, suis-moi ! »
Aaron se leva brusquement et se dirigea vers l'extérieur. D'un signe de tête, il indiqua à son camarade qu'il devait se dépêcher, avant de poser son regard mécaniquement sur le corps encore dénudé de ce dernier.
« Enfin, suis-moi, mais mets un slip d'abord quand même hein ! »
Quand Thomas s'était moqué de son manque de pudeur, Kilian ne s'était pas senti gêné mais juste en colère. La remarque d'Aaron l'avait au contraire fait trembler jusqu'au bout des orteils. Il avait tellement honte qu'il ne chercha même pas à discuter l'ordre qui venait de lui être donné. Il attrapa le premier caleçon qui trainait, enfila un short et un t-shirt et sortit de la chambre.
« Tu veux me montrer quoi ? »
Malgré son obéissance, Kilian restait en colère. Il en voulait à Aaron d'avoir ainsi pénétré son esprit sans la moindre gêne. Non seulement à vivre au quotidien, ce dernier était désagréable au possible, mais en plus il se permettait des réflexions inacceptables.
« Tu vas voir. Suis-moi. Si elle te plait cette Léna, ça devrait t'intéresser. »
Aaron avait toujours le même sourire imprimé sur son visage, comme s'il était fier du coup tordu qu'il était en train de préparer. Il se dirigeait au pas de course vers les douches des garçons, mais plutôt que de s'arrêter devant elles, il passa par derrière pour se retrouver, une centaine de mètres plus loin, juste derrière celles des filles. Kilian, paniqué, chuchota :
« Mais… T'es fou, tu fais quoi là ? On peut pas traîner derrière les douches des filles, on va se faire engueuler ! »
« Chut, tu vas nous faire repérer ! Fais comme moi ! »
Le regard sévère du brunet tyrannique intimidait Kilian. Quand le premier commença à escalader la structure en bois pour se poser sur une poutre fixée en plein milieu, le deuxième l'imita sans la moindre question.
« Tu vois là ? Les douches des filles sont faites comme les nôtres, il y a des trous pour l'aération. J'ai regardé chez nous, on peut tout voir si on regarde par là. Et juste maintenant, c'est l'heure à laquelle Marie et Léna vont se doucher. J'les ai entendues ce midi, elles en parlaient, elles y vont toujours à la même heure. Marie prend la cabine cinq et Léna la six. »
Kilian regardait Aaron de manière sincèrement choquée. Il n'imaginait pas que ce jeune garçon si discret puisse échafauder des plans aussi tordus. Il murmura de plus belle :
« Mais, t'es complètement taré ! »
Déjà Aaron ne le regardait plus. Il avait plongé son regard à travers le petit orifice.
« Tais-toi Kilian, tu saoules. Profite de la vue et boucle là. »
Kilian hésita de longues secondes. Il ne pouvait pas faire ça. C'était particulièrement pervers, et il n'avait rien d'un pervers. Au contraire même, il fuyait en général tout ce qui se rapportait à la chose. Pourtant, il savait qu'elle était là. Juste à côté de lui. Il avait reconnu son rire. Juste un coup d'œil se dit-il. « Juste un coup d'œil, et ensuite tu t'en vas ! »
La curiosité était plus forte que la honte. Kilian plaqua ses yeux contre l'ouverture. L'angle n'était pas idéal, on voyait mal. L'adolescent en plein émoi put cependant reconnaitre une partie du corps de la jouvencelle et son imagination fit le reste. Les longs cheveux couleur de blé de la demoiselle tombaient jusqu'en haut de ses fesses. Kilian voyait mal, mais elles lui semblaient parfaites, d'une douceur incomparable. Les bras de la jeune fille semblaient former des ailes tandis qu'elle se massait la tête, aidée par son shampoing qui sentait la pêche fraiche. Bien qu'elle fût de dos par rapport à son observateur, ses bras levés laissaient deviner la forme de sa poitrine naissante. Le souffle de Kilian s'affolait tandis que sa température corporelle atteignait des sommets. Son cœur battait si vite que le sang irriguait jusqu'aux parties les plus reculées et secrètes de son organisme, sans même qu'il ne s'en rende compte. Il n'avait jamais rien vu de tel auparavant. Il observait Aphrodite en personne. Si belle, si gracieuse, mais pourtant si cruelle, en ne s'offrant à lui que si partiellement. Il lui aurait donné la pomme de la discorde sans la moindre hésitation, si seulement il l'avait pu.
Dégouté par lui-même, il tourna la tête vers Aaron, cherchant en la présence de son camarade un signe qui lui permettrait de déculpabiliser. Aaron était un jeune garçon brun encore frêle. Avec ses quelques centimètres de moins que son homologue blond, il faisait dans les treize ans et demi. Kilian ne connaissait pas avec précision son âge. Ses cheveux courts et soyeux, coiffés à la garçonne avaient une couleur de jais. Il possédait de longs bras à la fois fins et légèrement musclés qui se terminaient par des mains de pianiste, fines, douces et entretenues. Kilian ne put voir que la main gauche d'Aaron, qui lui servait à se tenir à la structure en bois. La main droite, elle, avait glissé sous le jogging bleu du jeune garçon.
Kilian eut une mine de dégout. Il se laissa tomber à la renverse. L'herbe fraiche et verte amortit sa chute. En entendant son complice tomber, Aaron tourna la tête. Kilian, choqué, les larmes aux yeux et l'esprit rageur lui dit à voix basse :
« Mais… T'es dégueulasse ! T'es vraiment dégueulasse ! Pourquoi tu fais ça bordel ! »
Aaron ne répondit pas. Il détourna juste le regard. Kilian, furieux, se leva et décampa aussi sec en direction du réfectoire. Il ne savait pas ce qui le mettait le plus en colère. Le fait de s'être complètement fait mener en bateau par cet enfoiré d'Aaron, le fait de l'avoir vu faire cette chose qu'il jugeait horrible ou bien la honte qui était la sienne. Il se sentait sale. Il avait l'impression d'avoir trahi Léna, d'avoir violé son intimité. Il était un animal, indigne d'elle. Il n'arrivait pas à croire qu'il avait osé la regarder en cachette. Il en voulait à son camarade de l'avoir poussé à faire ça. Il s'en voulait aussi pour sa propre faiblesse. Il ne valait pas mieux que les autres. Tandis que les larmes dévalaient son visage, il arriva à hauteur de la table de son groupe. Jules était déjà là, attendant patiemment son entrée.
« Bah, qu'est ce qu'il t'arrive, Kil ? Pourquoi tu pleures ? »
Kilian ne s'était même pas rendu compte qu'il larmoyait. Il utilisa son bras d'un geste ample et rapide pour essuyer ses yeux qui le brulaient d'autant plus qu'il les frottait.
« T'occupe Jules, t'occupe. J'ai pas envie d'en parler. »
L'avantage avec Jules, c'était que tant qu'il avait de quoi satisfaire sa faim, il évitait de poser trop de questions.