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Le Toran 3 répond au quart de tour, c'est un vrai plaisir que de piloter cet engin pourtant si imposant. Sa précision n'a d'égal que sa puissance. Connectée à Keatel, j'ai une parfaite conscience de l'environnement qui m'entoure. Je ressens les trois vaisseaux ennemis qui plongent vers moi sur la droite. Avant même qu'ils aient conscience de leurs actes, je sais déjà comment ils vont réagir. Échapper à leurs manœuvres est un jeu d'enfant.
Avec mon unité, nous avons détruit cinq vaisseaux et nous nous rapprochons du vaisseau mère. Je sais que la solution est à portée de main. Je vais découvrir pourquoi cette armada nous attaque et trouver la solution pour mettre fin à ce conflit. La Terre a survécu à quatre guerres mondiales, ce n'est pas maintenant, après un siècle de paix, que la guerre va de nouveau ravager ma planète.
Alors que j'aperçois un décroché dans la coque qui devrait me permettre d'entrer à l'intérieur du vaisseau mère, je perds ma liaison avec Keatel. Je me retourne et je constate que Keatel a disparu. C'est impossible. Il n'a pas pu se détacher tout seul. Keatel, où es-tu ? Je hurle dans mon cockpit mais il ne me répond pas. La panique me gagne, je ne ressens plus mon environnement. D'un seul coup, deux chasseurs apparaissent sur ma gauche et je suis prise sous leurs feux croisés. Je tente de réagir mais un de mes moteurs est touché. Je dois quitter ma formation d'attaque pour m'éloigner et quitter le champ de bataille. Mais une autre rafale me touche et des gerbes d'étincelles jaillissent dans mon cockpit. Un début d'incendie se propage sous le panneau avant. Je n'ai pas le temps de commencer à m'occuper des flammes qu'une explosion secoue mon flanc droit et qu'une boule de feu m'engloutit dans le fracas de la déflagration de mon vaisseau.
Je me réveille affolée. Keatel ! Où est Keatel ? Je suis en nage et je tente de me relever. La douleur me paralyse et je retombe comme une masse sur mon lit. Je serre les dents et j'essaye de me calmer en me concentrant sur ma respiration. Je reprends pied avec la réalité et dans la pénombre, je reconnais ma chambre d'hôpital. Keatel m'attend sagement au centre des Centurions. Cela fait quinze jours que nous sommes séparés et j'ai l'impression que cela fait des mois. Son absence est comme une blessure, comme si j'étais amputée d'une part de mon être.
Est-ce cette absence qui m'a inspiré ce cauchemar ? Il semblait si réel. Est-ce que c'est mon destin ? Finir comme mon frère dans la destruction de mon vaisseau, à des années-lumière de la Terre ?
Je finis par reprendre mon souffle et mon cœur s'est enfin calmé. Doucement, j'essaye de me redresser et de m'asseoir dans mon lit. Les médo-corsets métalliques qui enserrent mon épaule et mon avant-bras gauche me gênent dans mes mouvements. Ils sont rattachés par de nombreux tuyaux à une machinerie installée derrière mon lit. Les tuyaux alimentent les coques métalliques avec des solutions médicamenteuses permettant de réparer et reconstituer mes os fracturés. Encore une semaine et ces fractures ne seront plus qu'un mauvais souvenir. Je suis hospitalisée depuis deux semaines et je suis sortie du coma depuis trois jours. Malgré les puissants antalgiques qui me font dormir la majorité du temps, les douleurs sont encore vives, surtout au niveau de mes côtes cassées qui, hélas, ne peuvent pas être réparées par médo-corset. J'ai le torse recouvert de bandelettes qui doivent accélérer ma guérison mais je vais devoir me reposer encore au moins un mois. Je vais rater la première semaine de ma deuxième année chez les Centurions. Heureusement, j'ai reçu l'assurance que cela ne me poserait pas de problème pour poursuivre ma formation. Je dois juste faire mon deuil du grade de capitaine. Mon orgueil s'en remettra, ce n'est que partie remise. L'autre bonne nouvelle est que Tolas a été renvoyé et qu'il est enfin sorti de ma vie. Définitivement.
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La nuit était sombre, d'épais nuages masquaient la pleine lune. Tolas fit un dernier point avant de se rapprocher de l'imposant hôpital militaire. Il avait revêtu le treillis que chaque militaire possède chez lui pour être prêt à rallier la troupe à la moindre alerte. Tolas avait le visage recouvert par une cagoule, seuls ses yeux brillaient dans l'obscurité jusqu'à ce qu'il chausse des lunettes infrarouges. À part un couteau, il n'avait pas d'arme sur lui. Son ancien grade ne lui avait pas permis d'en posséder une chez lui. Mais il n'en avait cure, il avait décidé qu'il tuerait Laura de ses propres mains. Seule la protection militaire des lieux l'inquiétait et risquait de mettre sa mission en péril. Mais il avait confiance en lui. Sa formation lui avait appris à se fondre dans son environnement et à échapper à toute forme de surveillance.
À pas de loup, il s'approcha du bâtiment en le contournant par l'arrière. Tolas ne savait pas s'il y avait un moyen d'entrer par ce côté mais il doutait de pouvoir entrer par l'entrée principale qui grouillait toujours de monde, même la nuit. Avant de partir, Tolas s'était connecté sur le réseau pour avoir le maximum d'informations sur cet hôpital, il avait pu récupérer les plans ainsi que le numéro de la chambre où Laura était admise. Il avait beau avoir été renvoyé des Centurions, ses droits d'accès militaires sur le réseau étaient encore actifs et lui permettaient d'accéder à de nombreuses informations confidentielles. La médiocrité de l'administration militaire l'avait toujours horripilé mais cette fois-ci, ça lui rendait un fier service.
Il avançait en fonction des caméras qu'il repérait et des tournées des drones de surveillance. Sa combinaison bloquait toute émission de chaleur et d'onde électromagnétique, il était parfaitement invisible. Seuls ses mouvements pouvaient le trahir. Aguerri aux techniques d'approche, Tolas put atteindre la façade arrière sans encombre. Le dos collé à la paroi, il fit le point sur sa position, tentant de trouver un moyen de s'introduire dans le bâtiment. Sur sa droite, il entendit le bruit d'une porte s'ouvrir puis le ronronnement d'un engin technique sortant des containers de déchets pour les entreposer avant de les détruire. Avec précaution, Tolas remonta le long du mur jusqu'à la porte de service qui s'était refermée. Une caméra surveillait la porte mais en synchronisant ses mouvements avec les déplacements de l'engin technique, il devrait pouvoir passer inaperçu. Il décida d'attendre en espérant que cette porte s'ouvre de nouveau durant la nuit.
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J'ai enfin réussi à me redresser sur mon lit. Je jette un coup d'œil sur ma droite et je constate qu'Elny dort à poings fermés. Elle veille sur moi depuis mon admission, l'hôpital ayant accepté qu'elle partage ma chambre. Nous avons un peu discuté depuis ma sortie du coma, dans la limite de mes forces. Je sais qu'elle a des remords et qu'elle regrette sa conduite. J'ai essayé de la réconforter en l'assurant que je lui pardonnais. Au fond, elle est aussi une victime dans cette histoire, victime de sa propre naïveté et du charme vénéneux de Tolas.
Étonnamment, je ne suis pas fatiguée. Cela fait quinze jours que je dors sans discontinuer, il est deux heures du matin et je n'ai pas sommeil. Pour la première fois depuis des mois, je n'ai pas de migraine. Je suppose que c'est dû aux sédatifs et ça me fait un bien fou. J'ai l'impression d'avoir l'esprit clair, ce qui ne m'est pas arrivé depuis bien longtemps. Je regarde sur ma gauche à travers la fenêtre. Le volet et les rideaux sont restés ouverts à ma demande, j'ai tant besoin de voir la lumière. Haut dans le ciel, je perçois la pleine lune qui fait son apparition entre deux passages nuageux. Je souris intérieurement en pensant à l'expression pleine lune qui n'est plus justifiée pour un astre amputé à jamais d'un bon dixième de sa surface. Suite à la quatrième mondiale, lorsque le pouvoir dictatorial s'était réfugié sur la Lune, la confédération avait envoyé vers cette base toute sa puissance de feu avant que le dictateur ne prononce la destruction de la Terre. Personne ne survécut à cet enfer nucléaire qui a condamné une grande partie de la Lune pour des milliers d'années. Elle est maintenant mutilée sur son bord droit et donne l'impression que le cycle lunaire décroissant a déjà démarré.
Par réflexe, je tente d'accéder à mon inputer mais celui-ci ne réagit pas. Pour ne pas interférer avec le système médical, il a été désactivé. Pour la première fois de ma vie, je ressens ce qu'est l'ennui. Je n'ai plus accès à mes livres, ma musique, mes films ou mes jeux. Je ne peux même pas faire une petite partie d'échec pour passer le temps.
Je résiste à l'envie de réveiller Elny et je m'allonge avec maintes précautions. Le sommeil va bien finir par revenir.
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Tolas remontait le long du couloir dans les sous-sols de l'hôpital. Il avait attendu plus de deux heures mais sa patience avait été récompensée. Un convoi automatisé avait de nouveau évacué des containers au dehors, lui permettant de se faufiler à l'intérieur.
Il consulta le plan du bâtiment sur son inputer et repéra sa position. Il identifia l'escalier lui permettant d'accéder à l'étage de Laura. Encore quelques minutes et il serait face à elle. Tolas s'en réjouissait d'avance.
Ayant remonté en silence les escaliers, il ouvrit avec précaution la porte menant au quatrième étage. Il se méfiait car les hôpitaux regorgeaient d'activité, même la nuit. Mais la chance était avec lui, le couloir était vide. Sur sa gauche, une porte vitrée donnait accès à une réserve. Sur sa droite, un long couloir s'étendait avec des chambres de chaque côté. À l'autre bout du couloir, une autre porte donnait accès au service de garde. Tolas devait parcourir une vingtaine de mètres avant d'accéder à la chambre de Laura. Pendant dix secondes, il risquait d'être découvert si un médecin ouvrait cette porte avant qu'il n'entre dans la chambre.
Tolas écouta et analysa les bruits nocturnes avant de se lancer. En quelques enjambées, il atteignit la porte de la chambre de Laura et il prit une dernière inspiration avant d'ouvrir la porte de sa chambre et de s'y introduire.
Tolas referma avec précaution la porte et se retourna en retirant sa cagoule et ses lunettes. Il constata satisfait que Laura dormait profondément, harnachée à une machine dont le ronronnement était le seul bruit emplissant la pièce. Par contre, il remarqua que le deuxième lit était défait et qu'apparemment une autre personne occupait cette chambre. Cela contrariait ses plans, cette personne pouvait revenir d'un instant à l'autre. Il devait faire vite, il ne pourrait hélas pas profiter de cet instant autant qu'il l'aurait espéré.
Tout d'abord, Tolas bloqua l'accès de la chambre avec une chaise. Il serait peut-être découvert mais rien ne l'empêcherait d'accomplir sa tâche. Pour autant, il ne devait pas se précipiter. Son regard fit le tour de la pièce pour analyser la situation. Son instinct en éveil repéra des éléments qui pouvaient contrecarrer ses plans. Avant de s'occuper de Laura, il devait les neutraliser.
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Elny rejeta la dernière bouffée de sa cigarette. Elle avait arrêté de fumer avant son entrée chez les Centurions mais le stress des dernières semaines l'avait fait retomber dans ses mauvaises habitudes. Une fois la cigarette terminée, le filtre se désagrégea d'un seul coup entre les doigts d'Elny pour ne laisser tomber que quelques cendres.
Accoudée à la balustrade du balcon, elle regardait la nuit noire en ressassant ses remords. Elle sentait le froid de la nuit qui la pinçait et elle referma la fermeture de sa veste. Il fallait qu'elle retourne se coucher mais elle savait qu'elle n'arriverait pas à dormir. Après une légère hésitation, elle sortit une autre cigarette qui s'alluma automatiquement une fois serrée entre ses lèvres.
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Tolas observait Laura. Il était calme et serein. Encore un instant et tout serait fini. Il pourrait passer à autre chose, se livrer à la police et expier la mort de son père. Il craignait presque que la fin de cet affrontement ne laisse un vide et ne le prive d'une de ses raisons de vivre. Il chassa ces derniers doutes, rien ne devait interrompre sa mission. Il se positionna au-dessus de Laura et plaça ses mains autour de son cou. Tolas prit une profonde inspiration et serra de toutes ses forces. Laura ouvrit les yeux immédiatement et il lut la terreur dans son regard. Cela l'emplit de joie. Il accentua un peu plus la pression.
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Une fois de plus, j'ai le sentiment de mourir. Encore un cauchemar. Mais je me rends vite à la raison, celui-ci est bien réel et il a les traits de Tolas.
Je n'ai pas le temps de me demander ce qu'il fait là, je comprends qu'il a décidé de me tuer et le manque d'oxygène dans mes poumons commence déjà à se faire sentir.
Je tente d'échapper à son emprise mais une douleur me vrille le torse au niveau de mes côtes cassées. Ne pouvant utiliser mon bras gauche, j'essaie d'atteindre le visage de Tolas avec ma main droite. Si je pouvais lui agripper la joue, il relâcherait peut-être son étreinte. Mais Tolas a des bras plus longs que les miens et il recule sa tête pour la mettre hors de portée de mes ongles. Ma main griffe désespérément le vide, je cherche alors autour de moi ce qui pourrait me venir en aide. Sur ma table de nuit est posée une cruche plein d'eau. Si j'arrive à l'attraper, je pourrais m'en servir comme massue. Du bout des doigts, j'essaye de saisir l'anse mais elle m'échappe et elle vole en éclat en tombant par terre. L'affolement me gagne, je cherche une autre solution et dans ses mouvements désordonnés, mon bras arrache les tuyaux du système médical en brisant les attaches qui les relient à mes médo-corsets. Par réflexe, je tente d'ouvrir un appel téléphonique sur mon inputer mais le souvenir de sa désactivation me revient cruellement à l'esprit. Je lutte contre la panique qui me submerge et dans un éclair de lucidité, je pense au bouton d'appel du service de garde. Ma main cherche à tâtons le renflement situé au-dessus de ma tête et j'appuie dessus de toutes mes forces quand je le trouve enfin. Mais l'effroi me saisit lorsque je constate que le voyant ne s'allume pas. Le sourire de satisfaction de Tolas m'indique qu'il a neutralisé le système avant de s'occuper de moi.
Mes poumons me brûlent et je commence à voir un voile noir danser devant mes yeux. Le voile laisse la place à des milliers de lumières aveuglantes, je ne peux plus lutter. À quoi bon se battre, le mieux n'est-il pas de se laisser absorber par ce trou noir qui m'aspire ? Ma main continuant à virevolter au-dessus de ma tête agrippe l'extrémité arrachée d'un des tuyaux arrachés du médo-corset. Le petit tube en plastique rigide long d'une dizaine de centimètres est brisé en pointe à son extrémité. Dans un dernier effort, je le projette loin devant moi en direction du visage de Tolas.
Au milieu d'un hurlement de bête blessée, l'air afflue enfin dans mes poumons.
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Tout se passait pourtant pour le mieux.
Après s'être débattue, Tolas sentait bien que les forces de Laura diminuaient et qu'elle allait enfin abandonner. Il avait pourtant bien fait attention de rester hors de portée de son bras valide mais il n'avait pas évalué le danger que représentaient ces tubes flottants au-dessus d'elle.
Il n'avait pas osé desserrer son étreinte pour lui bloquer son bras droit et il comprenait qu'il avait fait une lourde erreur. Lorsque la pointe pénétra dans son œil, il ne ressentit pas la douleur. Ce ne fut que lorsque la pointe se cassa contre son orbite osseuse qu'une douleur fulgurante se propagea à l'intérieur de son crâne. Il ne put s'empêcher de lâcher Laura pour retirer la pointe fichée dans son œil. Dans son geste, Tolas partit en arrière et, déstabilisé, tomba en se cognant la tête contre le mur.
Sous le choc, une onde de ténèbres noires envahit son esprit.
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Ma main continue à fouetter le vide pendant que j'essaye de faire rentrer le maximum d'air dans mes poumons. Tolas est là, tout près, il va revenir. Je hurle intérieurement pour me reprendre et fournir l'effort pour sortir de cette chambre.
Je roule sur le côté et tombe lourdement par terre. Des tessons de verres éparpillés rentrent dans mes chairs mais j'ignore la douleur. Je balaie d'un revers les morceaux de verre étalés devant moi et je commence à ramper dans une flaque d'eau qui s'étale sous les deux lits. Je ne vais pas assez vite. J'entends Tolas qui remue derrière moi, il va me sauter dessus. Dans un effort surhumain, je prends appui sur mon avant-bras droit et je me force à me relever. J'agrippe de toutes mes forces le montant du lit d'Elny et j'arrive à me redresser sur mes jambes. Je constate que du sang s'écoule des nombreuses plaies de mon bras mais je décide d'ignorer ce problème. J'essuie mon bras sur mon pyjama pour faire tomber les bouts de verre encore incrustés et je prends la direction de la porte.
D'un coup d'œil, je vérifie l'état du bouton d'appel d'Elny et je constate qu'il est aussi endommagé. Je dois trouver de l'aide auprès du personnel médical.
Sans problème, je pousse la chaise et débloque la porte. J'arrive dans un couloir dans lequel je ne suis encore jamais allée. Je tourne la tête à droite et à gauche et je vois une porte à chaque extrémité. Je ne sais pas de quel côté aller. Je tente de crier pour appeler à l'aide mais pas un son ne sort de ma bouche. Tolas m'a tellement écrasé la gorge que mes cordes vocales sont paralysées. J'entends du bruit derrière moi, je n'ai plus le temps de réfléchir et je me lance dans le couloir vers la gauche. Je marche le plus rapidement possible jusqu'à la porte et j'essaye de l'ouvrir de toutes mes forces. Mais elle est verrouillée. Je jette un coup d'œil à travers la vitre et je ne vois qu'une remise remplie de matériel médical. Je me retourne et j'observe l'autre bout du couloir. Si je tente de l'atteindre et que Tolas sort de ma chambre à ce moment-là, je suis perdue. Une porte de chambre se trouve sur ma gauche, je tente de l'ouvrir mais cette porte est aussi verrouillée. Sur ma droite, le symbole d'un escalier est dessiné sur la porte. Sans hésiter, je l'ouvre et me précipite à l'intérieur.
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Tolas restait effondré dans le coin de la chambre. Ce fut la bête qui se réveilla en premier. Elle intima l'ordre à Tolas de se réveiller. Il avait une mission à terminer, il ne pouvait pas échouer. Tolas ouvrit les yeux et comprit qu'il ne verrait plus jamais rien de son œil gauche. Il passa la main sur son visage et sentit une matière gluante qui coulait sur sa joue. Il ignora la douleur qui lui vrillait la tête et se releva. La pièce était vide, sa proie s'était échappée. Tolas étouffa un juron et se précipita dans le couloir. Il parcourut du regard le couloir avec son œil valide et ne vit personne. Si Laura était partie à droite, le personnel médical ne tarderait pas à arriver. Un reflet sur le sol attira son regard. Il s'agenouilla et aperçut des flaques d'eau par terre qui partait vers le fond du couloir à gauche. Laura avait pataugé dans l'eau et laissait derrière elle des traces visibles comme en plein jour. Malgré la douleur qui le tenaillait, il arriva à sourire. La chasse pouvait redémarrer.
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Lorsqu'Elny ouvrit la porte de sa chambre, elle resta figée devant le désordre qui régnait dans la pièce. Elle crût tout d'abord que Laura était tombée de son lit en renversant sa cruche, qu'elle avait dû ensuite prévenir le service de garde qui était sûrement venu lui porter secours. Seulement, tout en échafaudant son hypothèse, son regard se porta sur le système d'appel et Elny vit les fils sectionnés. Son entraînement militaire prit le dessus et Elny se précipita sans réfléchir dans le couloir pour aller donner l'alarme.
Elle tomba sur deux médecins et une infirmière qui lui assurèrent n'avoir rien entendu et n'avoir vu passer personne. Elny expliqua la situation et demanda à ce que la police militaire soit prévenue.
De retour dans le couloir, elle fit une brève analyse de la situation à la recherche du moindre indice. Les traces d'humidité laissées par Laura avaient disparu et la porte de l'escalier avait été refermée. Rien ne permettait à Elny de savoir où Laura était allée se réfugier. Elle décida de commencer à chercher en ouvrant les portes des chambres du couloir.
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J'ai monté deux étages et je suis exténuée. Arrivée au premier palier, j'ai hésité à aller chercher de l'aide à cet étage mais je me suis dit que Tolas me chercherait probablement étage par étage. Cela pouvait me donner un peu d'avance, je devais ignorer mon état de fatigue. C'est une fois arrivée au deuxième palier que je prends conscience de mon erreur. J'ai atteint le dernier étage et je fais face à une porte unique donnant accès au toit de l'hôpital. Si jamais cette porte est fermée à clé, je devrais redescendre au risque de tomber nez à nez avec Tolas. Je tente d'ouvrir la porte mais celle-ci ne s'ouvre pas. La colère montant en moi, je secoue violemment la poignée. Sous ma poussée, la porte bouge légèrement. Elle ne semble pas verrouillée, elle n'est peut-être que simplement grippée. Je sais que je n'ai pas le choix et que je vais devoir donner un bon coup d'épaule malgré mes côtes en vrac. J'inspire et ferme les yeux lorsque je précipite mon épaule droite contre la porte. Je manque de m'étaler par terre lorsque la porte cède sous l'impact. Malgré la douleur qui remonte le long des côtes, je me précipite sur une grande terrasse offrant une vue imprenable sur la ville. Mais je n'ai pas le temps d'admirer le paysage, je remonte le plus vite possible le long de la balustrade à la recherche d'une autre issue qui me permettrait de redescendre chercher de l'aide. C'est en marchant les pieds nus sur le revêtement en résine que je prends conscience du froid qui me transperce. Le frisson qui me parcourt l'échine m'incite à me dépêcher encore plus.
Mais je dois me rendre à l'évidence, cette porte était tout sauf une issue de secours. Elle donne simplement accès à des locaux techniques pour la maintenance des escaladeurs. Pour redescendre, je dois rebrousser chemin. J'en ai les larmes aux yeux, je finis par me demander si tous ces efforts en valent la peine. Tout en me morfondant, je continue à explorer la terrasse à la recherche d'un escalier de secours ou toute autre échappatoire. Je contourne le local technique et je me penche par-dessus la balustrade dans l'espoir de distinguer dans la pénombre une échelle d'évacuation. Lorsque j'entends la porte d'accès à la terrasse s'ouvrir, je sens mon sang se figer. Sans un bruit, je me redresse et je recule pour me coller contre le mur glacial du local technique.
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Arrivé au premier étage, Tolas avait hésité quelques secondes. Les pieds de Laura avaient séché et elle ne laissait plus de trace derrière elle. Tolas ouvrit la porte menant sur le couloir et son cœur fit un bond dans sa poitrine lorsqu'il vit une silhouette s'éloigner. Il se maîtrisa pour éviter de se précipiter sur elle, il ne fallait pas qu'elle l'aperçoive. Il pénétra dans le couloir pour remonter dans sa direction à pas de loup. Il se figea contre le mur lorsque l'infirmière s'arrêta pour ramasser un objet qu'elle venait de faire tomber par terre. Tolas grogna intérieurement, il s'était fourvoyé. Il rebroussa chemin jusqu'à l'escalier. Si Laura était passée par là, l'infirmière l'aurait interceptée. À moins qu'elle ne se soit réfugiée dans une des chambres ? Tolas réfléchissait à vive allure se demandant comment organiser sa recherche. C'est alors qu'il aperçut un petit reflet rouge brillant sur une marche montant au niveau supérieur. Une tache de sang. Sa proie avait continué en direction du niveau supérieur. Une fois passée la porte débloquée par Laura, Tolas ne fit pas attention au panorama qui s'étendait devant lui, il se concentrait sur sa mission. Laura était là, tout près, il en était sûr. Il devait explorer la terrasse mais dans le même temps, il craignait que Laura ne s'échappe par la porte. Il chercha autour de lui un objet qui lui permettrait de la bloquer mais il ne trouva rien. Il lui fallait faire sa recherche tout en gardant un œil sur cette issue. Dans son état, Laura ne pouvait courir vite. Dès qu'il la repérerait, il lui sauterait dessus. À pas feutrés, Tolas inspectait méthodiquement le pourtour du toit. Il veillait à ce qu'elle ne puisse le surprendre et l'assommer, et surveillait du coin de l'œil l'unique sortie. Il s'approcha du local de maintenance et tenta d'ouvrir la porte. Celle-ci était verrouillée. Se pouvait-il que Laura ait-pu s'introduire à l'intérieur et s'enfermer ? Cela était peu probable mais c'était quand même une possibilité. Avec son couteau, Tolas essaya de faire sauter le verrou de la porte en fer mais il ne put que casser la pointe de son arme. Tolas ressentit un afflux de colère le submerger et il donna un coup de pied violent dans la porte au risque de signaler sa position. Mais il s'en moquait, il sentait sa proie lui échapper et cela le mettait hors de lui. Si Laura était à l'intérieur, il ne pourrait pas la rejoindre. Alors que le désespoir l'envahissait, il entendit un léger bruit provenir de derrière le local.
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Attentive aux mouvements de Tolas, je me déplace derrière le local de manière à toujours rester hors de sa vue. Je sais que cette situation est périlleuse et qu'il va bien finir par venir fouiner du côté de ce local. Je l'entends se rapprocher de moi alors je regarde quelle ultime solution pourrait s'offrir à moi. Je remarque un parapet situé en contrebas derrière la balustrade. Si j'arrivais à l'enjamber et à atteindre ce muret, je pourrais peut-être passer inaperçue.
Lorsque j'entends Tolas s'escrimer contre la porte du local, je me dis que c'est le moment de passer à l'action. En douceur, je me rapproche de la barrière et je cherche d'abord à passer par en dessous mais mon médo-corset me gêne dans mes mouvements. Je n'ai pas le choix, je dois passer par-dessus. Tout en faisant attention à rester silencieuse, je m'assure de conserver mon équilibre et je peux enfin souffler lorsque mon pied gauche se pose de l'autre côté de la balustrade. Ma main droite tenant toujours la barrière, je m'accroupis et je tends mon pied droit pour atteindre le muret en contrebas. Il est plus bas que ce que j'imaginais et je n'arrive pas à le toucher. Je n'ai pas le choix, je dois prendre appui avec mon bras gauche malgré mon corset métallique. Je ne suis pas sûre que mon épaule gauche résistera à l'effort. Je cale mon bras gauche sur un pied de la balustrade et je retente un essai. Du bout du doigt de pied, j'effleure le dessus du muret, je peux y arriver. Je dois lâcher la barrière de ma main droite pour gagner les centimètres qui me manquent. Je me concentre et je lâche la barrière en mettant tout mon poids sur mon bras gauche. Comme je le craignais, la pression est trop forte et la douleur me vrille l'épaule. Je suis obligée de relâcher ma prise et je me sens partir en arrière. Heureusement, mon pied se pose sur le muret et me permet d'avoir un bon appui. Je pose mon autre pied derrière et je jette ma main droite en avant pour attraper le pied de la balustrade. Ce faisant, mon médo-corset racle contre le rebord en faisant un bruit qui me paraît horriblement fort.
Je n'ai pas le temps de me demander si Tolas l'a entendu que je l'entends contourner le local. Lorsque sa silhouette se détache dans la lumière de la pleine lune, la panique s'empare de moi. Je regarde derrière moi à la recherche d'une issue et je ne peux rien faire d'autre que de reculer.
J'essaye à nouveau de crier mais je ne peux produire qu'un léger chuintement qui provoque l'hilarité de Tolas. Alors que je continue à reculer, il enjambe la balustrade en prenant son temps, il veut faire durer le plaisir. C'est lorsqu'il s'apprête à sauter à son tour sur le muret qu'Elny surgit derrière lui et le pousse dans le dos en hurlant comme une furie. Surpris, Tolas lâche la balustrade, bascule dans le vide et tombe sur un autre toit situé trois étages plus bas.
Tremblant de tous mes membres, je jette un regard vers le bas, persuadée de voir Tolas se relever. De longues secondes s'écoulent à le regarder étendu par terre avant de me dire que le cauchemar est enfin terminé.
- 15 -
L'épreuve a été moins rude que je le craignais. Lorsque j'ai reçu la convocation au sénat dans le cadre de l'enquête ouverte au sujet de Tolas, je m'attendais au pire. Mais les juges ont été bienveillants et compréhensifs à mon égard. L'entrevue a duré moins d'une heure, je ne suis pas trop fatiguée. Trois semaines se sont écoulées depuis mon agression par Tolas dans l'hôpital et je commence tout juste à reprendre des forces. Les marques rouges au niveau de mon cou se sont estompées et on a retiré mes médo-corsets en début de semaine. Cette agression m'a coûté deux semaines supplémentaires de convalescence. Seules mes côtes me font encore souffrir mais la douleur s'atténue de jour en jour.
Je fais les cent pas dans le grand hall en attendant la sortie d'Elny. Elle a été convoquée juste après moi. C'est elle qui porte l'accusation de coups et blessures à l'encontre de Tolas, j'espère que sa carrière chez les Centurions n'est pas compromise. La bonne nouvelle pour elle est que Tolas a survécu à sa chute. Il n'aurait que quelques fractures au niveau du bras et de la clavicule ; par contre, il semblerait qu'il ait été sérieusement touché à la tête et qu'il serait maintenant réduit à un état végétatif. Je ne sais pas si je dois m'en réjouir, je crois que j'aurais préféré qu'il soit mort et tant pis pour la morale et autre charité chrétienne. La page aurait été ainsi tournée.
Perdue dans mes pensées, je n'entends pas les pas derrière moi ainsi que la voix qui m'apostrophe.
- Décidément, tu as décidé de m'ignorer, fait la voix, plus insistante.
Je me retourne et je découvre avec surprise mon père qui se tient là, le regard plus sombre que jamais avec Darko accroché à son épaule, babines retroussées et canines menaçantes. Je ne sais pas lequel des deux me fait le plus peur.
- Père ?! Que faites-vous ici ?
- C'est là que je travaille, tu devrais le savoir. Je sors d'une séance plénière. Et toi ?
- J'ai été entendue au sujet de l'enquête concernant Tolas Sonneger.
Mon père esquisse un sourire ironique.
- C'est vrai que tu n'as pas pu t'empêcher de faire des dégâts.
- Quoi ?
- Grâce à toi, j'ai perdu mon meilleur général et son fils est devenu un légume. Félicitations, personne n'a jamais fait aussi bien que toi. Tu voulais t'engager pour affronter l'Armada et tu t'en prends à nos propres troupes. Ça mériterait la cour martiale.
- Merci pour votre sollicitude. Je suis passée à deux doigts de la mort, vous ne vous êtes jamais enquis de mon état de santé et vous venez me faire la morale... Bel esprit de famille.
- Justement, on ne s'inquiète que pour sa famille. Le reste n'est que quantité négligeable ou affaire courante.
Il me regarde, du haut de son mépris le plus profond. Je bous intérieurement, j'aimerais lui répondre et le faire souffrir. Le mordre au plus profond de son être, l'attaquer là où ça fait mal, à propos de Roland ou de maman. Un souvenir furtif me revient à l'esprit. Je revois maman énervée après de nombreux soirs où mon père était resté au Sénat sans passer par la maison, elle nous disait, sur le ton de la plaisanterie, qu'elle pourrait avoir un amant que notre père ne s'en apercevrait pas. Je laisse cette idée monter du plus profond de ma colère avant de cracher mon venin.
- Pourquoi ? Vous avez déjà eu une famille ? dis-je sur un ton détaché
- Garde ton fiel, Laura, tu n'arriveras pas à m'énerver. Tu as démontré l'ampleur de tes capacités de nuisance et je suis sûre que tes rêves de carrière chez les Centurions vont s'évanouir tout seul.
- Moi, j'ai eu une famille. Une mère, un frère. À part votre macaque, qu'avez-vous eu ? Une femme qui vous a trompé.
- Malvina, me tromper ? Et tu veux me contrarier avec tes affabulations ? Pauvre sotte ! Elle n'aurait jamais osé.
C'est vrai que maman craignait mon père et qu'elle n'aurait jamais osé le tromper. Seulement, la fidélité ne peut reposer que sur l'amour et j'ai bien l'intention d'exploiter cette faille.
- C'est ce que vous croyez, et moi c'est ce que je sais.
Il a un léger mouvement de recul. Ses sourcils se contractent, son regard se durcit. Tu voulais me faire souffrir, tu vas avoir ta part.
- Je l'ai vue, dis-je encore. Trois ans avant sa mort, quand vous meniez votre campagne pour votre quatrième mandat. Elle n'en pouvait plus. Toutes ces semaines d'absence où vous êtes resté cloîtré à votre quartier général. Une nuit, je me suis réveillée et en allant aux toilettes, j'ai entendu du bruit. Je suis descendue au rez-de-chaussée et je l'ai trouvé enlacée dans les bras d'un homme. Elle était si occupée à l'embrasser qu'elle ne m'a pas vue venir. C'est l'autre qui m'a aperçue en premier, je n'ai jamais vu maman aussi gênée de toute sa vie.
- Je ne te crois pas, me répond mon père. Tout ça, c'est des mensonges.
- Restez dans vos certitudes, moi je sais ce que j'ai vu et surtout je sais ce qu'elle m'a dit.
- Et qu'aurait-elle dit ? Vas-y, raconte, que je vois jusqu'où ton mensonge nous emmène.
- L'homme est parti immédiatement. Maman était en pleurs et m'a fait jurer de ne rien vous répéter. J'ai accepté jusqu'à ce jour mais je pense que sa mort rend cette promesse caduque, non ? En contrepartie, je ne lui ai posé qu'une seule question.
Je le fixe dans les yeux et je laisse le temps s'étirer, longtemps. Ma plus belle pièce de théâtre, ce serait dommage de l'abréger trop vite.
- Continue, me relance mon père avec impatience.
Je constate avec plaisir que sa main tremble sur le pommeau de sa canne.
- Je lui ai demandé si c'était la première fois. En baissant les yeux, elle m'a répondu que non. Je lui ai alors demandé si Roland et moi étions bien vos enfants.
A ces mots, son visage se détend.
- Petite idiote, j'ai les certificats d'ADN prouvant que je suis votre père ! Tu ne m'auras pas avec tous tes mensonges. Tu es pitoyable !
- Maman était directrice de l'hôpital. C'est bien elle qui vous a remis ces certificats, non ? Elle pouvait y mettre ce qu'elle voulait.
Mon vieux sénateur de père a un mouvement de recul. Je le vois regarder au loin et échafauder intérieurement d'horribles hypothèses.
- Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi Roland et moi avions les traits de maman mais aucun des vôtres ?
Sur le coup, je me dis que je vais trop loin. Roland avait toujours eu les yeux de mon père et moi, j'ai la forme de son visage. Mais dans son état, il aurait été prêt à croire que la Terre était plate.
- Qui c'est ? dit mon père en plongeant son regard dans le mien.
- Hein ? De quoi parlez-vous ?
- L'homme que tu as surpris avec ta mère, tu le connaissais ?
- Bien sûr, et vous aussi. Très bien, d'ailleurs.
- Et c'est qui ? me cria mon père hors de lui.
Avant de tourner les talons et de me diriger vers la sortie sous ses injures, je lui lance une dernière réplique.
- Père, avec tout le respect que je vous dois, allez vous faire foutre !
- 16 -
À peine sortie sur le perron du Sénat, j'ai déjà honte de moi. À part m'éloigner un peu plus de mon père, mon numéro ne servait à rien. Cela pouvait même se montrer contre-productif. Dans son état de colère, il pourrait décider d'user de son influence pour me mettre encore plus de bâtons dans les roues. Heureusement que l'école est sous la direction du fils Cordac, cela limite son pouvoir de nuisance. Inscrite dans une autre section sous l'autorité d'un de ses hommes, ma carrière serait déjà terminée. Mais bon sang, qu'avait-il à venir me provoquer ? Pourquoi un tel acharnement ? Alors que ces pensées renforcent mon ressentiment, Elny sort à son tour du bâtiment.
Elle aussi est soulagée que l'audition soit terminée. Nous ne connaissons pas encore le verdict des juges mais leur mansuétude nous laisse penser qu'ils ont adhéré à notre version, avec l'aide d'enregistrements vidéo et de témoignages. Leur décision devrait nous être notifiée dans la semaine.
Après qu'Elny soit descendue du monoway, je poursuis mon chemin pendant une dizaine de minutes pour rejoindre Keryan. Durant le trajet, je ne cesse de repenser à mon altercation avec mon père et je suis rongée par les remords. Autant lorsque j'ai quitté la maison, la confrontation avait été nécessaire. Elle était la seule issue pour me permettre de vivre ma vie. Mais cette fois ci, je n'ai été guidée que par ma foutue fierté qui m'empêche de la fermer quand c'est nécessaire. Si je l'avais laissé dire, c'est lui qui aurait eu le mauvais rôle. J'avais espéré qu'à la fin de ma formation, au vu de mes résultats, mon père aurait pu comprendre mon choix et, à défaut d'affection, avoir un peu de considération pour moi. Mais aujourd'hui le lien était rompu et je ne pouvais m'en prendre qu'à moi-même.
Une fois sortie du monoway, je me laisse guider par mon inputer pour rejoindre l'immeuble du nouvel appartement de Keryan. Grâce à son nouveau poste dans les Industries Cordac, il gagne suffisamment d'argent pour se loger au premier niveau. Il était si fier quand il m'a annoncé la nouvelle par téléphone en début de semaine. C'était la première fois que nous nous reparlions depuis une éternité. À cause de mon agression, mes droits de visite à l'hôpital ont été suspendus et j'ai dû attendre la réactivation de mon inputer pour enfin pouvoir échanger avec lui. J'ai si hâte de le revoir.
Lorsque la porte s'ouvre, nous tombons dans les bras l'un de l'autre. Après toutes ces émotions, ça me fait un bien fou de le retrouver. Keryan prend aussitôt des nouvelles de mon état de santé et à me voir aussi vaillante, il est rassuré. Je sais qu'avec Paddy, ils se sont beaucoup inquiétés durant ces dernières semaines. Il m'attrape par la main et m'emmène faire le tour de son magnifique appartement trois-pièces. L'immeuble étant situé au nord-ouest de la ville, Keryan a pour seul regret de ne pas avoir de vue sur la nouvelle Liberté, il sait que cela m'aurait fait plaisir. Je suis touchée par ses attentions.
Il me laisse seule dans le grand canapé de son salon pendant qu'il s'affaire en cuisine. Le repas qu'il me sert est à la hauteur de nos retrouvailles, de quoi me faire oublier la piètre qualité des repas de l'hôpital. Pendant que nous mangeons, Keryan me confie qu'il compte s'équiper d'un simfix et qu'il est prêt à sacrifier ses futurs mois de salaire pour nous permettre de faire nos prochains déjeuners dans des décors de rêve.
Une fois le dessert terminé, Keryan prend un air mystérieux et me tend un petit paquet.
- Qu'est-ce que c'est ? Un cadeau ?
- Ouvre, tu verras, me répond-il dans un sourire.
De la boîte, je sors avec délicatesse un petit anneau hérissé de broches métalliques. Ça ressemble à une bague de deux centimètres de diamètre, extra plate et ornée de petites pointes de deux ou trois millimètres
- C'est un bijou ?
- Pas tout à fait. C'est un enregistreur miniature de mon invention.
- Un enregistreur ? Mais pour enregistrer quoi ?
- Les données de vol des Torans.
Je me fige, comprenant la tournure que prend la conversation.
- Es-tu bien sûr que ce soit un cadeau ?
- Avant de t'énerver, laisse-moi t'expliquer.
Après l'erreur que j'ai faîte avec mon père, je me suis promis de ne plus m'emporter. Et surtout pas avec Keryan. J'esquisse un sourire détendu et d'un geste, je l'incite à prendre la parole.
- Tu te souviens de ce que je t'ai raconté sur mes analyses des enregistrements du radioscope ?
J'acquiesce en hochant la tête.
- Depuis la dernière fois que l'on s'est vus, j'ai continué mes recherches sur les ondes effacées en utilisant d'autres modèles mathématiques mais je n'ai toujours rien pu extraire comme information. C'est le vide absolu.
- Tu n'es donc pas plus avancé.
- Exact. Cette énigme est un vrai casse-tête. Après avoir bien réfléchi, il m'est venu une idée.
Je lui montre l'anneau que je tiens entre mes doigts avec un air interrogateur.
- Disons, reprends Keryan, que cet enregistreur est l'aboutissement de cette idée. Mais laisse-moi finir. Comme je te l'ai dit, les fréquences captées par la radioscopes sont vides de toute information. J'ai donc pensé que pour connaître la nature des informations supprimées, il fallait aller les chercher à la source.
- C'est-à-dire ?
- Au niveau de l'Armada.
Keryan marque un temps pour me laisser digérer ce qu'il vient de me dire. Et surtout pour me laisser le soin de deviner où il veut en venir. Et comme je pense avoir compris, je lève ma main pour l'arrêter.
- Stop, Keryan. Je ne sais pas dans quoi tu veux m'impliquer mais je ne veux pas en savoir plus.
- Laisse-moi au moins terminer.
- Je te l'ai déjà dit, Keryan. Je ne trahirai pas les Centurions. Je ne ferai rien qui puisse aller à l'encontre de mon corps d'armée.
- Je ne te demande pas de les trahir, je veux juste que tu m'aides à récupérer des données sur ces fréquences avant qu'elles ne soient effacées.
- Rien que ça ? Et tu trouves que ce serait loyal envers la charte des Centurions que de leur voler des données.
- Bon, d'accord, ce n'est peut-être pas tout à fait légal mais ça ne t'intéresse pas de savoir pourquoi ces fréquences sont brouillées ? Tu ne veux pas savoir ce qu'on nous cache ?
- Non, nous sommes en guerre et ça me paraît normal que notre commandement impose de la confidentialité sur ce qui peut mettre en cause notre sécurité.
- Es-tu bien sûre que ce soit pour notre bien ?
- Non, je n'en sais rien mais ce n'est pas mon problème. Je suis militaire et je me dois d'obéir aux ordres, point !
Keryan se raidit, il ne s'attendait pas à ce que je sois aussi catégorique. Il se referme, mon refus lui a coupé toute envie de poursuivre. J'espère ne pas avoir été trop dure avec lui, je ne voudrais pas que cette conversation entame notre amitié. Même si je n'approuve pas sa démarche, je dois lui prêter un minimum d'attention. Ne serait-ce que pour comprendre jusqu'où il est prêt à aller. Mon regard est attiré par l'anneau posé au creux de ma main. Il faut reconnaître que c'est du travail d'orfèvre. Il faut regarder de près pour déceler l'aspect artisanal, la qualité de la réalisation est magnifique. Je comprends la somme d'énergie que Keryan a investie dans son projet et la déception qui découle de mon refus. Je lève la tête vers lui en lui présentant l'enregistreur.
- J'étais censée faire quoi avec ce bidule ?
Keryan esquisse un petit sourire. Peut-être reprend-il espoir, toujours est-il qu'il s'engouffre dans la brèche que je viens de lui ouvrir.
- Tu sais que les industries Cordac sont à l'origine de la conception des chasseurs Toran. Depuis leur réseau, j'ai pu facilement récupérer les plans dont j'avais besoin.
- Mais tu es fou, tu vas finir en prison !
- N'aie pas peur. Avec les protections que m'a fournies le Club, le Président aurait plus de chance d'y aller que moi. Bref, avec ces plans, j'ai analysé le système d'enregistrement qui mémorise les échanges radios effectués par le Toran. Ce système, tout comme le radioscope, fait aussi une analyse des fréquences et réalise une collecte complète des informations électro-magnétiques entourant le vaisseau. Si je récupérais des enregistrements effectués lors d'une mission contre l'Armada, je pourrais accéder aux fréquences qui m'intéressent avant que tout brouillage ne soit effectué.
- Et cet enregistreur serait supposé réaliser cette opération ?
- Une fois le Toran revenu à la base, les données enregistrées durant son vol sont transférées au système central en même temps que les opérations de maintenance avec un bon vieux système de câbles. Cet anneau a la forme exacte de la prise qui est connectée au Toran lorsqu'il revient de mission, mâle côté prise, femelle côté vaisseau. En plaçant cet anneau sur la prise, celui-ci reste totalement transparent. Il reprend tous les connecteurs et laisse passer les informations provenant du Toran mais en les enregistrant au passage dans sa mémoire interne.
- Je suis désolée de te gâcher tes espoirs vu le temps que tu as passé sur ce projet. Mais je ne peux pas faire ça. Est-ce que tu imagines les risques que je devrais prendre ? J'ai investi mes deux dernières années à réaliser mon rêve, au risque d'en mourir. J'espère que tu me comprends. Et surtout que tu ne m'en veux pas.
Tout en parlant avec douceur, je lui tends son enregistreur pour clore la discussion. Je crains sa réaction mais contre toute attente, il se contente de me sourire, de ce sourire apaisant dont il a le secret.
- Ne t'en fais pas, je comprends ta position et je ne veux surtout pas te mettre dans l'embarras. Je trouverai une autre solution. Tu peux garder cet enregistreur. De toute façon, je ne peux rien en faire.
Je regarde l'anneau, me demandant ce que je dois faire. Ne voulant pas le blesser davantage, je finis par hocher la tête et je le fourre dans la poche de ma chemise. Dès que je serai à la maison, il partira à la poubelle.
- 17 -
Le long courrier est en approche de la Lune. Avec deux semaines de retard sur la rentrée en deuxième année, je rejoins enfin la base militaire implantée sur la Lune. C'est de cette base que démarrent toutes les missions contre l'Armada. Ce positionnement stratégique permet de ne pas être gêné par l'intense trafic terrestre et, du fait de la faible gravité lunaire, facilite les manœuvres des vaisseaux.
Le haut-commandement des Centurions m'a informée que Keatel a déjà été rapatrié sur la Lune et qu'il m'attend dans mes appartements. Je suis sûre qu'il doit être aussi impatient que moi. Par le hublot, j'assiste à la manœuvre d'atterrissage sur l'astroport public. C'est la deuxième fois que je me rends sur la Lune. Je me souviens de ma première visite, cinq ans auparavant. Avec maman, nous avions été rejoindre Roland pendant sa deuxième année de formation. Nous avions passé un super week-end tous les trois, nous avions été faire nos courses dans des boutiques de luxe réservées aux plus fortunés. Avant la quatrième mondiale, les terrains lunaires appartenaient en majeure partie à l'ancien pouvoir dictatorial. Après sa défaite, tous ses terrains ont été remis sur le marché et ont été rachetés pour la plupart par le Consortium du Luxe qui a décidé d'en faire la destination préférée des milliardaires avec les plus beaux hôtels et casinos du système solaire. La démocratisation des moyens de transport spatiaux permet à de nombreux visiteurs de venir faire une visite à la journée mais peu ont les moyens d'y passer la nuit.
Une fois mes bagages récupérés, je remonte la galerie marchande menant à la sortie de l'astroport avec mes malles me suivant automatiquement. De chaque côté de l'allée, les boutiques exposent les objets les plus chers de la galaxie. Je ne peux m'empêcher de jeter un coup d'œil à travers les vitrines. Je m'arrête devant de magnifiques montres Rolex, une marque multi-centenaire. Roland en avait reçu une pour ses seize ans.
Une fois arrivée à la sortie, je peux admirer le magnifique dôme recouvrant le centre de la station et permettant d'avoir une vue magnifique sur un lever de Terre. Je délaisse l'allée menant aux transports en commun, nous autres militaires avons le privilège d'accéder gratuitement à tous les moyens de transport. Je m'arrête à une borne taxi et m'y connecte via mon inputer. Automatiquement, la borne récupère mes identifiants et me demande ma destination. Je n'ai plus qu'à attendre qu'un véhicule me localise et me contacte. D'autres vitrines de bijoutiers en vogue permettent de faire passer le temps agréablement. Un appel sur mon inputer m'indique que mon taxi est là. C'est un yellowcraft, un mini hovercraft utilisable tant sur la Terre que sur la Lune grâce à son système de pressurisation et d'oxygénation intégré. Ces engins sont si maniables qu'ils ont été adoptés par la majorité des compagnies de taxi.
Il ne faut que quelques minutes au taxi pour sortir du majestueux complexe hôtelier et, après avoir franchi plusieurs sas, le véhicule glisse sans bruit au-dessus de la poussière lunaire en direction de la base militaire. C'est au détour d'un cratère monumental que se découpe au loin la silhouette imposante de la base des Centurions. Après ces longues semaines d'interruption, mon aventure redémarre.
Après les formalités d'accueil, on me propose d'aller rejoindre le mess des officiers pour retrouver tous mes camarades. Je sais qu'Elny et Philip m'attendent avec impatience, mais je demande à passer d'abord par mon appartement pour pouvoir faire un brin de toilette. En vérité, je n'aspire qu'à une seule chose : revoir Keatel.
Nos retrouvailles sont à la hauteur de notre longue séparation. À peine j'entrouvre la porte que la connexion entre nos deux esprits s'effectue, avant même de nous voir. Dans l'instant, mon esprit se déploie et retrouve son acuité. J'ai le sentiment de revivre, comme si j'avais été handicapée durant toutes ces semaines. Mon arrivée est accompagnée de cris de joies et Keatel me saute dans les bras. Je bascule en arrière et me rattrape de justesse. Je serre Keatel dans mes bras avec des larmes qui me montent aux yeux. Tout est redevenu comme avant.
Mais je ne dois pas traîner, j'ai cru comprendre qu'un repas était organisé ce soir en mon honneur et je ne peux me permettre d'arriver en retard. Je fais quand même un tour rapide de mes nouveaux appartements. J'ai droit à un deux-pièces pour moi toute seule, privilège des officiers supérieurs. Ce n'est pas luxueux mais très propre et fonctionnel. J'aime déjà cet endroit, je vais pouvoir m'investir à fond dans cette nouvelle année de formation. Encore un an et je serai face à l'Armada. Cette pensée me fait frissonner. Rien qu'un an.
Avec mon inputer, je commande à ma plus grosse malle de se déplier pour faire apparaître comme par magie différents compartiments à plat. Je prends mes affaires de toilettes pour me rafraîchir avant d'aller manger. En ouvrant ma trousse, j'aperçois l'anneau enregistreur rangé à l'intérieur. Je m'étonne encore de l'avoir emporté avec moi. Lorsque je suis rentrée ce soir-là, je n'ai pu me résoudre à le jeter. Je l'ai de nouveau pris entre mes mains et j'ai admiré la qualité de son travail. J'arrivais même à apprécier la beauté de cet objet, une sorte d'œuvre d'art. Et il renfermait l'âme de Keryan. Étant par nature superstitieuse, j'ai eu peur que de le jeter me porte malheur. J'ai alors soupesé les risques de le prendre avec moi. Je n'ai d'abord plus d'ennemi en place qui pourrait me chercher des problèmes. Puis mon statut d'officier supérieur me met à l'abri d'initiatives autoritaires comme la fouille des chambrées. C'est ainsi qu'au moment de préparer mes bagages, il a atterri tout naturellement dans la malle, comme un porte-bonheur qui m'accompagnerait sur la Lune. D'ailleurs, le prendre dans ma main provoque un sentiment de réconfort. Je ne peux résister à l'envie de le glisser dans la poche de mon pantalon. Le sentir sur moi m'apaise, je sais que c'est idiot mais après tout ce qui m'est arrivé, j'ai besoin de me rassurer. Ça me fait penser à mon autre porte-bonheur. Je retourne à ma malle pour sortir mon cavalier blanc. Il m'a toujours suivie et protégée, je parcours du regard la salle pour lui trouver le meilleur emplacement. Puis je me décide à le fourrer dans la poche de ma veste, je ne veux pas faire de jaloux.
Une fois prête, je fais un dernier au revoir à Keatel et je quitte mon appartement. Tout en me dirigeant vers le mess, je tâte les renflements que font l'anneau et le cavalier dans mes poches. Je sais que tout va bien se passer maintenant.
- 18 -
De son regard vide, Tolas observait le petit homme chauve qui ne cessait d'aller et venir dans sa petite chambre d'hôpital. Ce juge insignifiant était venu pour lui signifier l'ensemble de ses droits et initialiser la procédure judiciaire. Il avait parlé longuement avec les trois militaires chargés de monter la garde et le juge leur avait rappelé leur responsabilité en leur indiquant le niveau de danger que représentait Tolas.
Le juge prit ensuite les dépositions de plusieurs médecins qui donnèrent leur avis sur l'état de santé de Tolas. Physiquement, il allait de mieux en mieux et ses médo-corsets lui seraient retirés la semaine suivante. La greffe de son œil cybernétique avait bien pris et il pourrait voir aussi bien qu'avant, sinon mieux. Par contre, ils ne constataient aucune amélioration de son état mental. Le patient était paralysé et ne réagissait à aucune stimulation.
Tolas les écoutait sans broncher. Il aurait voulu leur crier qu'il les entendait mais il était prisonnier de ce corps qui ne voulait plus lui obéir. Les médecins lui avait fait subir de nombreuses analyses et avaient prodigué maints traitements cependant aucune amélioration n'avait été constatée.
Mais le pire était de savoir que Laura lui avait échappé et qu'elle avait réintégré sa formation. Il était cloué sur ce lit d'hôpital et cette garce avait la belle vie. Elle lui avait volé sa place, Tolas aurait voulu hurler mais aucun tressaillement ne parcourut la surface de sa peau. Le désespoir l'envahissait et il ne pouvait même pas pleurer.
- 19 -
Déjà un mois que je suis arrivée sur la Lune. Alors que jusqu'à présent, nous n'avons eu que de la formation théorique et de l'entraînement en simulateur, nous allons visiter pour la première fois la base des Torans. Encore quelques semaines et nous allons commencer notre entraînement réel, sur de vrais vaisseaux. Je suis nerveuse, j'attends ce moment depuis si longtemps.
Notre instructeur nous a donné rendez-vous dans le hall d'accueil où je retrouve tous mes camarades. Depuis mon retour, ils ont tous été très gentils avec moi. Suite à mon agression, leurs derniers doutes concernant Tolas se sont évanouis et ils m'ont accueillie avec beaucoup d'affection. Maintenant, nous avons repris le rythme et les relations se sont normalisées. Je suis, pour la plupart d'entre eux, leur supérieure hiérarchique et je dois faire attention à garder un minimum de distance.
Nous nous rendons à pied tous ensemble à la base d'envol. L'ensemble du site est organisé en cercles concentriques autour de ce hangar. Le premier cercle est constitué pour moitié de locaux techniques pour la maintenance des appareils ainsi que de l'armurerie et pour moitié des appartements des pilotes et des élèves en apprentissage. Les Centurions doivent être capables de se rendre au plus vite à leur vaisseau à la moindre alerte. Le second cercle est constitué des locaux administratifs, des restaurants et de l'école. Enfin, le troisième cercle est constitué des appartements pour les mécaniciens, le personnel administratif et les visiteurs, ainsi que des espaces de détentes et du hall d'entrée du site.
Lorsque le sas d'entrée s'ouvre, je suis surprise par l'activité et le bruit qui règnent sur cette aire d'envol. Je suis émerveillée par le spectacle qui s'offre à moi. Dans une odeur de métal et d'ozone, une nuée de pilotes et de mécanos s'affairent autour des vaisseaux, avec un mouvement incessant de chasseurs qui se préparent au décollage. L'instructeur nous a fait venir lors du départ d'une mission partant à l'encontre de l'Armada.
Le hangar, en forme de dôme à 5 étages, est immense. Chaque étage est largement percé en son centre permettant d'avoir une vue sur l'ensemble des autres étages. Sur chaque étage sont rangés les chasseurs Toran en arc de cercle le long des deux-tiers de la paroi. Le dernier tiers est réservé aux pistes de décollage. Chaque fois qu'un Toran doit décoller, il est automatiquement tracté jusqu'au box d'envol qui lui a été alloué. Une fois en position, une paroi en verre se referme derrière le chasseur avant qu'une autre paroi ne s'ouvre devant lui, ce système de sas permettant au dôme de rester toujours pressurisé.
Quand le pilote enclenche la mise à feu, la formidable poussée des turbines génère un nuage de poussière et l'appareil commence à s'élever en douceur, respirant la grâce et la puissance. Une fois l'appareil à deux mètres du sol, les trains d'atterrissage disparaissent dans le fuselage et le vaisseau commence à s'éloigner. En le regardant, une petite pointe de jalousie s'insinue en moi. J'aimerais tant être à sa place.
Après avoir assisté au départ des vaisseaux, l'instructeur nous fait visiter les locaux techniques où les mécaniciens réparent les pièces endommagées. La maintenance des appareils est effectuée directement sur leur place de stationnement, ce qui explique l'activité régnant à l'intérieur du dôme.
L'après-midi touche à sa fin quand nous avons terminé de faire le tour de l'ensemble des équipes. Avant de partir, notre instructeur nous indique que nous allons être présentés au chef mécanicien, responsable de toutes les équipes de mécanos travaillant dans le hangar. Une fois que l'instructeur a averti le responsable que nous étions à sa disposition, nous attendons que celui-ci se présente à nous. Un bonhomme malingre attifé d'un bleu de travail crasseux s'approche de nous. Je n'imagine pas qu'il soit la personne que nous attendons. Une fois à notre niveau, il serre la main à notre instructeur et nous fait un salut collectif en hochant du chef pendant qu'il se présente sous le nom de Jimmy Gooey. Je savais que la Guilde des mécanos était régie par un statut bien à part mais j'avoue que je suis interloquée. Il est clair que le port de l'uniforme et le soin apporté à l'apparence ne font pas partie de leur protocole. Tout en écoutant son discours sur l'organisation de la maintenance au sein de la base, je me demande s'il était déjà en poste lorsque Roland s'est envolé pour sa dernière mission. Si c'était le cas, il pourrait peut-être me donner des renseignements qui m'aideraient à me faire une idée sur ce qui a pu arriver à Roland. Même s'il a probablement déjà été interrogé par le commandement militaire, je veux tenter ma chance.
Une fois son discours terminé, l'instructeur nous indique que la formation est terminée pour la journée et que nous avons quartier libre. Pendant que mes camarades rejoignent le sas de sortie, j'attends que le chef mécanicien termine de discuter avec mon instructeur avant de me diriger vers lui. Lorsqu'il me voit venir à lui, il m'adresse un sourire de joli cœur tout en soulevant sa casquette pour tirer ses cheveux luisants en arrière. Manquerait plus qu'il veuille me faire un numéro de charme. Quand j'observe en détail son physique grêle, son visage en lame de couteau avec de longs cheveux gras plaqués en arrière, je me demande si je ne devrais pas m'enfuir en courant.
- Salut ma jolie, me dit Jimmy quand j'arrive à son niveau.
- Lieutenant Carroyan, si vous me permettez.
- Oh, tu sais, nous les mécanos, le protocole et tout l'toutim, c'est pas trop not' truc. Qu'est-ce j'peux faire pour toi, poupée ?
Il a bien de la chance que j'aie besoin de lui. Je ne relève pas et je poursuis ma conversation comme si je n'avais rien entendu.
- J'avoue être assez impressionnée par cette base. Quand je pense que vous commandez tout ce personnel, c'est incroyable. Ça fait longtemps que vous faites ça ?
- Et ouais, Cocotte, j'suis sur la base depuis plus de quinze ans et j'suis le responsable depuis quatre ans.
Cette caricature commence à me hérisser avec ces petits noms ridicules. Mais je me contiens, je ne dois pas perdre de vue mon objectif
- Waouh, dis-je en forçant le ton, ça fait un bail.
- Et ouais, mignonne, t'étais p't'être même pas née quand j'ai commencé la mécanique.
- Mais alors, vous avez peut-être connu un certain Roland Carroyan.
- Roland Carroyan ?
Je ne sais pas si je me fais des idées mais j'ai la vague impression que mon bourreau des cœurs se rembrunit. À peine j'ai prononcé le nom de Roland que son visage s'est crispé.
- Oui, c'est un pilote qui est mort en mission voilà presque trois ans.
- Mais ouais, le fils de notre bon Sénateur ! Mais dis voir, t'as dit qu'ton blaze c'était Carroyan aussi. Tu s'rais pas la fille du grand manitou, des fois ?
C'est bizarre mais je n'ai plus droit à ses petits noms tout mignons. Ce cher Jimmy me semble moins à l'aise que tout à l'heure.
- Tout à fait, dis-je, et je suis la sœur du pilote qui a péri en mission.
- Mes condoléances. Une ben triste affaire, me répond Jimmy en se redressant une longue mèche de cheveux poisseux sous sa casquette.
- Merci. Sauriez-vous qui était le mécano en charge de son vaisseau à l'époque ?
- Holà, gamine, j'sais pas c'que tu cherches mais ici on est clean. Va pas falloir nous chercher des noises.
- Je veux juste discuter avec la dernière personne qui a parlé avec mon frère, je ne veux pas faire d'histoires.
- Ben, c'est qu'ça remonte à pas mal de temps, c't'histoire-là. J'sais plus qui s'occupait d'son vaisseau, à ton frangin. Ça change souvent, ça va, ça vient.
- Et en cherchant dans vos archives, vous ne pourriez...
Je n'ai pas le temps de terminer ma phrase que Jimmy m'arrête net.
- Bon écoute, ma p'tite donzelle. J'te dis qu'j'en sais rien et en plus, j'm'en fous. Alors maintenant tu vas arrêter d'fatiguer c'bon vieux Jimmy avant qu'il s'énerve. Bonne journée et salutations à Papa.
Je reste là, clouée à le regarder tourner sur ses talons et repartir donner ses ordres comme si je n'existais plus. Je ne sais pas si ça vient de mon éducation des beaux quartiers mais je ne supporte pas ses manières. Même Paddy, avec son air bourru, parle mieux aux gens. Je bous intérieurement mais tout en le suivant du regard, je me promets de ne pas en rester là.
- 20 -
Je tourne en rond dans mon appartement. J'ai de nouveau un violent mal de tête. Je n'avais plus ressenti cette migraine depuis mon entrée à l'hôpital. Moi qui espérais m'en être débarrassée.
Après avoir pris un médicament, je m'assois, je prends Keatel sur mes genoux et j'attends que ça passe. J'aimerais tant me concentrer sur mon entrevue avec Jimmy. Ce type me paraît louche et pas seulement parce que son style ne me déplaît. Mon instinct me laisse penser que ce type me cache quelque chose.
Après une dizaine de minutes, mon mal de tête se calme et je peux réfléchir de nouveau. Je cherche comment je pourrais obtenir des informations sur ce Jimmy sans trop éveiller l'attention. La seule solution qui me vient à l'esprit est de demander de l'aide à Keryan. Avec ses talents en informatique, il saurait me trouver tout ce que je veux sur ce type. Seulement, mon prochain entretien téléphonique avec lui est programmé la semaine prochaine et, ces entretiens étant sur écoute, je ne vois pas comment le solliciter sans éveiller les soupçons de mes supérieurs.
Il y aurait bien une solution mais je refuse pour le moment de l'envisager. Utiliser le programme de communication que m'a installé Keryan dans mon inputer me permettrait de lui parler en toute confidentialité mais je ne sais pas si ce programme est fiable. Si on découvre que j'utilise ce type de programme pirate, ce serait la fin de ma carrière. Mon mal de tête s'est dissipé, je me sens beaucoup mieux. La nuit portant conseil, je décide de ne rien faire et de voir demain si je trouve une autre solution.
Deux semaines ont passé. Durant mon entretien avec Keryan et Paddy, j'ai réfléchi à quelle manière je pourrais demander de l'aide sans éveiller les soupçons mais je n'ai rien trouvé. Nous sommes restés sur des banalités et je me suis retrouvée à la fin de l'entretien au même point. J'ai cherché auprès de mes amis si quelqu'un aurait des relations au sein de la Guilde, en restant évasive pour éviter toute question embarrassante. Mais une fois de plus, j'ai fait chou blanc. J'ai bien essayé de me convaincre de passer à autre chose, de me dire que ce n'était pas si important mais cette stupide idée a poursuivi son chemin et n'a eu de cesse de remonter à la surface. Au point de gêner ma concentration durant les cours. Je me suis même fait reprendre une fois par un professeur. Trouver une réponse à l'assassinat de Roland est devenu une obsession et j'en suis arrivée à la conclusion que je n'avais plus le choix. Mon inputer m'affiche le programme pirate de Keryan et j'hésite encore à l'activer. Keryan ne me l'aurait pas donné s'il n'était pas sûr de lui. Je me raccroche à cette idée alors que je demande à mon inputer de démarrer le programme.
Après quelques secondes qui me paraissent interminables, j'entends la voix familière de Keryan.
- Laura ! Je n'y croyais plus. Tu as osé franchir le pas.
- Salut Keryan. Rassure-toi, j'en suis la première étonnée. J'espère juste que je ne fais pas l'erreur de ma vie.
- Tu n'as rien à craindre. Si tu savais les conversations que je peux avoir avec le Club en utilisant ce système ! Si nous avions été percés à jour, je serais déjà en prison.
- Ça ne prouve rien, tu peux parfaitement être sur écoute pour permettre au gouvernement d'avoir le maximum d'informations avant d'intervenir.
- Avec ce genre de raisonnement, tu dois avoir une bonne raison pour m'appeler.
- Tout juste, j'ai besoin de ton aide.
- Mon aide ? Pour quoi faire ?
- Il y a ici sur la base un certain Jimmy Gooey qui est le responsable des mécanos. Il était en poste lorsque Roland est mort. Je suis sûre qu'il a des informations mais il ne veut rien me dire. Ce type n'est pas clair et je veux en avoir le cœur net.
- Qu'est-ce que tu veux savoir au juste ?
- J'aimerais connaître le nom du mécano qui était affecté à la maintenance du vaisseau de Roland au moment de sa mort. En l'interrogeant, je pourrais peut-être obtenir des informations intéressantes.
- C'est tout ?
- Heu... Oui. Pour l'instant.
Keryan ne répond rien. Il semble réfléchir. Je me demande s'il sera capable d'obtenir ces informations. Peut-être que ce n'est pas possible et qu'il ne sait pas comment le dire.
Puis Keryan reprend la conversation.
- Et si je t'aide, tu m'aideras en retour ?
Je comprends tout de suite où il veut en venir.
- Je te coupe tout de suite, Keryan. La réponse est non.
- Donc l'entraide ne devrait aller que dans un seul sens ?
- Tu sais bien que l'on n'est pas sur le même niveau de risque. Et de toute façon, je n'ai pas l'enregistreur avec moi.
Je ne suis pas fière de lui mentir mais c'est la seule façon de clore le sujet.
- Tu l'as détruit ?
- Non, il est resté dans mon appartement, sur Terre.
Keryan marque un temps. Je prie intérieurement qu'il ne soit pas contrarié. Mais il reprend assez vite en conservant le même ton détendu.
- C'est déjà pas mal. Peut-être sera-t-il du voyage après ton prochain passage ?
- Qui sait ? Mais je suis désolée, je ne peux rien te promettre. Et tant pis, laisse tomber ma demande, je me débrouillerai autrement.
- Et puis quoi encore, répond Keryan sur un ton exagérément offusqué.
- Tu es d'accord pour m'aider ?
- Mais c'est déjà fait. Pendant qu'on discutait, je me suis connecté à la base lunaire des Centurions. Je suis en train de lire les archives des comptes-rendus de maintenance.
Je n'en crois pas mes oreilles. Je ne suis pas sûr que Keryan soit lui-même conscient du pouvoir qu'il a entre les mains.
- Ça y est, reprend-il, j'ai trouvé. La semaine de la mort de Roland, soit la semaine du 7 juin 2332, le mécanicien en charge du vaisseau de Roland était bien ce Jimmy Gooey.
- Je ne sais pas pourquoi mais j'en étais pratiquement sûre. Sa façon de me répondre... Il était mal à l'aise. Je suis sûre qu'il se souvenait que c'était lui. Pourquoi n'a-t-il pas voulu me le dire ?
- Peut-être qu'il a des remords et qu'il se reproche de ne pas avoir assez bien révisé l'appareil avant son décollage.
- Ce n'est pas le genre de type à avoir des scrupules. Merci pour l'information. Quant à Jimmy, je te promets qu'il va avoir de mes nouvelles.
- Fais quand même attention à toi. Ne prends pas de risque, on ne sait jamais avec ce genre de type
- Promis. Et encore merci.
Je me hâte de conclure la conversation pour limiter l'utilisation du programme pirate.
Je regarde l'heure, il n'est pas trop tard. J'ai encore une heure devant moi. Après vingt-trois heures, le règlement impose aux élèves de regagner leurs appartements.
Je demande à Keatel de m'attendre sagement et je me rends d'un pas décidé vers les salles de bar de la base pour voir si je ne pourrais pas discuter un peu avec mon ami Jimmy. Après tout ce temps perdu, je ne peux attendre une minute de plus.
C'est dans la troisième salle, réservée aux fumeurs, que je trouve mon mécanicien. J'ai de la chance, il est attablé seul à déguster une bière. C'est fou comme il manque d'originalité, rien ne me surprend dans la vision qui s'offre à moi.
Je réfléchis quant à la marche à suivre. N'ayant pas d'idée sur la bonne stratégie à adopter, je décide d'y aller au culot et d'improviser. Avec ce genre de personnage, inutile de faire dans la finesse.
Lorsque je prends la chaise et que je m'assois à la place en face de lui, je ne sais pas si je lis plus de surprise ou d'agacement sur son visage.
- Qu'est-ce-tu viens fout' là ? me dit-il sur un ton peu amical.
- Bonjour. J'aimerais continuer notre conversation d'hier.
- Et moi j't'ai dit qu'j'veux pas t'parler. Maintenant, dégage !
Je ne pensais pas que le ton serait agressif aussi vite. J'essaye de rester calme pour l'amener à me parler.
- Écoutez, monsieur Gooey. J'ai juste besoin de comprendre ce qui est arrivé à mon frère et j'aimerais savoir pourquoi vous ne m'avez pas dit que vous étiez en charge de la maintenance du vaisseau de Roland.
Une lueur de surprise apparaît dans son regard. Mais le bonhomme se maîtrise et fait son possible pour feindre l'indifférence.
- Qui t'a raconté c'te bêtise ?
- J'ai mes informateurs, dis-je évasive.
- Ben j'emmerde tes informateurs ! Maintenant, casse-toi !
- Vous me soutenez que vous n'étiez pas responsable ? Si vous ne me répondez-pas, je vous ferai assigner devant la cour martiale pour mensonge à un officier supérieur.
Je m'attendais à une réaction de Jimmy mais pas à ce qu'il éclate d'un rire tonitruant.
- En cour martiale ? Moi ? HA HA HA !
Puis il se reprend et prend un regard noir inquiétant. Je me redresse en me tenant sur mes gardes.
- 'Coute moi bien, poulette. T'es rien pour moi. T'es moins qu'une crotte qui me colle à la semelle et j'ai horreur qu'on vienne chier dans mes bottes.
Ce faisant, Jimmy donne un coup de pied rageur dans un pied de ma chaise. J'ai un mouvement de recul et je ne peux réprimer un cri de surprise. Je vois à son air que ma réaction lui a plu.
- J'en ai rien à fout' de tes galons. Tu n'peux rien contre moi. Je n'ai à répondre que devant la Guilde. À l'inverse, si tu m'emmerdes trop, j'en référerai à tes supérieurs et j'les menacerai d'une grève pour harcèlement injustifié. Moi, les fouineuses de ton espèce, j'les casse en deux !
Disant cela, Jimmy brise net la cigarette qu'il tenait entre ses doigts.
Je sais qu'il a raison. La Guilde des Mécanos est une organisation très puissante et les relations entre l'armée de l'air et la Guilde sont gérées de façon diplomatique au plus haut niveau. La moindre grève et c'est toute la base qui est immobilisée. Moi qui espérais le déstabiliser avec mon effet de surprise, j'en suis pour mes frais. Ce Jimmy est plus retors que je l'imaginais, il est peut-être même assez fin tacticien.
Je me lève sous son regard satisfait et quitte la salle sans rien dire. Qu'il profite de sa petite victoire. Pour notre prochaine rencontre, je serai mieux préparée.
- 21 -
La bête grondait et tournait en rond. Toute la rancœur accumulée durant ces années de soumission, d'humiliations et de châtiments cruels avait formé une boule de haine dans l'esprit de Tolas. La bête ne supportait pas que son adversaire ait pu remporter la victoire, elle haïssait la défaite. Le temps n'avait que trop passé, il lui fallait reprendre les choses en main. Se glissant dans les méandres du cerveau endommagé de Tolas, la bête s'activa des jours durant à réanimer une par une les connexions nerveuses endormies.
Par cette nuit sans lune, la chambre de Tolas était plongée dans le noir, seuls les voyants des équipements médicaux scintillaient et projetaient des reflets sur les murs blancs. Dans la pénombre, de façon imperceptible, le petit doigt de la main droite de Tolas eut un frémissement.
Lorsque Tolas se réveilla ce matin-là, il sentit que quelque chose avait changé. Il ressentait un léger chatouillement à la main droite. En se concentrant, il constata qu'il arrivait à faire bouger son petit doigt. Un mouvement infime qui sonnait comme une victoire. Rien n'était inexorable, avec du temps et de la patience, il pouvait s'en sortir.
Tolas se rembrunit. Il pouvait s'en sortir mais pour quoi faire ? Dès lors qu'il aurait surmonté son traumatisme et vaincu sa paralysie, il serait jeté en prison pour de longues années. Une fois encore, il subirait des humiliations et il ne pourrait le supporter. Ne valait-il pas mieux rester paralysé ? Tolas se dit qu'il ne fallait surtout pas que les médecins se rendent compte de l'amélioration de son état. C'est à ce moment-là que son plan germa. D'un seul coup, il eut la vision claire et précise de ce qu'il devait faire pour sortir et prendre sa revanche sur son ennemie. En fait, il fallait que les médecins découvrent ses progrès mais en partie seulement. C'est grâce à eux qu'il arriverait à s'enfuir. Intérieurement, Tolas laissa éclater sa joie. Il n'eut pas besoin de se contrôler, à aucun moment son corps ne frémit ni son pouls ne s'accéléra.
Reprenant ses esprits, Tolas commença à échafauder son plan, petit à petit, en s'assurant de ne rien oublier, ni les caméras de surveillance, ni le garde devant sa porte. Son plan prenait forme mais il savait qu'il aurait besoin de temps, de beaucoup de temps. Cela ne lui posait pas de problème, le temps était la seule chose qui lui restait.
- 22 -
Depuis plusieurs jours, j'ai pris l'habitude de venir en fin de journée assister au retour des Torans à la base. Je suis fascinée par le spectacle. Le premier jour, j'ai bien vu que Jimmy ne m'avait pas quitté du regard. Il n'aime pas me voir là et il m'a à l'œil. C'est la sixième fois que je viens assister à l'arrivée des vaisseaux, son hostilité à mon égard ne faiblit pas. Mais je l'ignore. Savoir que ma présence le gêne me fait même plaisir
Sur les écrans s'affichent les informations concernant le prochain chasseur à l'atterrissage. Il revient d'une mission contre l'Armada. Il doit rejoindre l'emplacement numéro sept. Je repère cet emplacement, il est juste sur ma droite. J'aperçois au loin, à travers le dôme, le vaisseau qui est à l'approche. Sans m'en rendre compte, je m'approche de l'aire d'atterrissage, ne voulant rien manquer de la manoeuvre. Malgré mes bouchons d'oreille, j'entends l'arrivée dans un bruit fracassant du Toran 3. C'est impressionnant. C'est alors que mon regard est attiré par un câble noir sortant d'un trou dans le sol. La forme de la prise correspond à l'enregistreur logé au fond de ma poche. Mon cœur s'emballe. Je balaye du regard la base, tous les techniciens sont affairés, Jimmy est à l'autre bout du hangar, personne ne fait attention à moi. Et si ce n'était là l'occasion unique de rendre le service à Keryan ? Le chasseur est en phase d'approche, j'ai encore un peu de temps avant qu'il n'atteigne son aire de stationnement. La prise qui m'intéresse est juste à quelques mètres. J'attrape l'enregistreur dans ma poche et je le place en position entre mes doigts pour le fixer du premier coup à la prise. La paroi s'ouvre et le vaisseau commence à entrer dans la base, je dois agir maintenant. Mais je n'ai pas fait deux pas que l'on m'appelle derrière moi d'une voix si forte que je l'entends malgré mes bouchons.
- Qu'est-c'tu fous là ?! C'est une zone réservée aux pilotes et aux mécanos. Tu fais pas partie d'ces catégories, que j'sache !
Mon cœur fait un bond dans la poitrine. Mon attention fixée sur le Toran, je n'ai pas vu Jimmy arriver. Je me suis fait surprendre comme une bleue. Je me retourne et retire mes bouchons.
- Je fais rien de mal, je voulais juste voir les vaisseaux d'un peu plus près.
- J'm'en tape ! J'veux plus te voir ici !
Sentant la colère monter, je me refuse à céder encore une fois devant cette brute.
- Vous ne pouvez pas m'interdire de venir. Moi aussi j'ai des droits, figurez-vous. Cette zone m'est interdite, très bien, je retourne à ma place. Mais je viendrai là tous les soirs si ça me chante et tant mieux si ça vous gêne !
Tout en lui parlant, je repars vers l'entrée où est située la zone des visiteurs pour ne pas lui laisser le temps de me répondre. Heureusement que j'ai remis mes bouchons d'oreille, cela m'évite d'entendre la bordée d'injures qu'il m'adresse en beuglant.
Le lendemain, revenant de mon dernier cours avec Keatel, un trouble me saisit en entrant dans mon appartement. Je suis mal à l'aise mais je ne comprends pas pourquoi, même Keatel semble nerveux. Je pose mes affaires sur mon bureau et je m'assois sur la chaise et j'essaye de faire le vide en moi. Je ressens une présence. Grâce aux pouvoirs de Keatel, une silhouette se précise et lorsque je reconnais Jimmy, j'ouvre les yeux, horrifiée. Il est venu ici, cet enfoiré a fouillé mon appartement. Je fais le tour et je constate que des objets ont été déplacés. C'est très léger, il a bien fait attention à ce que je ne le remarque pas mais maintenant je sais qu'il est venu chez moi. Comment a-t-il pu obtenir l'accès ? Il doit avoir de sacrées relations dans le centre. Je prends conscience que j'ai affaire à forte partie, peut-être trop forte pour moi. Je me félicite d'avoir conservé l'enregistreur sur moi. J'imagine avec horreur ce qu'il serait advenu s'il était tombé dessus.
Ce salopard veut la guerre, il va l'avoir. Il a des relations, moi aussi et bien plus puissante que les siennes.
Dans la foulée, j'initialise une connexion avec Keryan grâce à son programme. Keryan est étonné de me voir le rappeler aussi vite. Je ne perds pas de temps et je lui raconte tout ce qui m'est arrivé.
- Ça devient dangereux, dit Keryan. Ce type veut avoir ta peau.
- Je sais, ma présence le dérange. Maintenant, c'est clair, ce type a quelque chose à cacher. Et je dois savoir quoi ! Ce type n'est pas net et je suis sûre qu'il doit magouiller. Si l'on trouvait une information compromettante, je pourrais le forcer à me dire ce qu'il sait. Est-ce que tu pourrais te renseigner sur lui, éplucher sa vie ? Regarder ses comptes bancaires, voir s'il n'y a pas des transactions louches. Bref, trouver une faille que je puisse exploiter.
- Rien que ça ?
- Pourquoi, c'est en dehors de tes capacités ?
Keryan ne répond pas. Il n'est pas bête, il sait que ma provocation n'a que pour seul but de le faire accepter ma demande.
- Ce n'est pas un problème technique, finit-il par dire. Je me demande si ça ne devient pas trop dangereux.
- Je croyais que tu savais rester discret.
- Je ne crains pas d'être découvert, j'ai juste peur de ce que je pourrais trouver...
Il marque de nouveau un temps. Je patiente, inutile de le brusquer.
- Bon, c'est d'accord, je vais regarder.
- Merci, Keryan. Quand est-ce qu'on peut se rappeler ?
- Demain à la même heure ?
- Parfait, je serai à l'heure.
Et je coupe la communication avant de laisser à Keryan le temps de revenir sur sa décision. J'en suis sûre, Keryan me trouvera des informations et à mon tour, je casserai Jimmy en deux. Même en trois si possible.
Le temps s'écoule trop lentement. J'ai hâte que la journée se termine pour parler à Keryan. Je passe mon temps à consulter l'heure. À peine j'ai refermé la porte de mon appartement que je l'appelle. Je suis un peu en avance mais je ne peux plus attendre.
- Salut, me dit Keryan, déjà là ?
- Désolée mais j'étais trop impatiente. Est-ce que tu as trouvé quelque chose ?
- Plus que tu ne peux imaginer. Et c'est encore pire que ce que je craignais.
- Qu'est-ce que tu as trouvé ?
- Écoute, ça commence à devenir risqué. Je pense que tu devrais laisser tomber.
- Tu rigoles ?
J'ai répondu sans réfléchir tant sa remarque me parait incongrue. Mais le silence qui suit me laisse comprendre qu'il est sérieux et qu'il ne veut plus m'aider. Je réfléchis, cherchant un moyen de le motiver. Je ne vois plus qu'une solution.
- Si je te promets de faire l'enregistrement que tu m'as demandé, tu me donnes tes informations ?
Keryan ne répond pas immédiatement, étonné par ma proposition.
- Tu l'as finalement emmené avec toi ?
- Ben tu vois, je n'ai pas pu résister.
- Je m'en doutais. J'avais bien senti que tu me cachais quelque chose.
J'essaye de trouver des arguments pour justifier mon mensonge mais aucun ne me paraît valable. Je n'ai plus qu'à lui faire mes excuses et espérer qu'il les accepte.
- Je suis désolée.
- Laisse tomber, je sais que j'ai été pénible avec ce sujet.
De nouveau un silence. L'incident semble clos mais je me demande à quoi il pense. Je n'ose le relancer.
- Tu es encore là ? fins-je par demander.
- Oui, je réfléchissais à ta proposition. S'il t'arrivait quelque chose, je ne pourrais pas me le pardonner.
- Je te promets de rester prudente.
Après encore quelques secondes, Keryan lâche un soupir et accepte ma proposition.
- Bien, par où commencer ? Tout d'abord, il faut que tu saches que ton Jimmy est accroc aux jeux. Toutes les formes de jeux de hasard ou de casino, pour peu qu'il y ait de l'argent à la clé, l'intéressent. Il a ouvert un nombre invraisemblable de comptes anonymes sur le réseau pour participer à tous ces jeux, j'en ai retrouvé une bonne trentaine. Il participe à tous les paris en ligne, il joue aux courses, c'est un mordu de poker, j'ai même retrouvé trace de lui dans le plus grand casino de la Lune.
- Ce type doit être super riche. Je n'aurais jamais cru...
- Ben non, c'est ça le problème. En analysant l'historique de ses accès à ces différentes plateformes de jeux, j'ai constaté qu'il a perdu des sommes énormes.
- Son salaire suffit à couvrir ses pertes ?
- Loin de là. Mais le plus étonnant est que ses comptes bancaires ne laissent apparaître aucune trace de ces transactions financières. Son compte est clean. Si la police a enquêté sur lui, ils n'ont rien pu constater.
- Mais comment fait-il pour financer ses parties ?
- Là, je t'avoue qu'il m'a donné du fil à retordre. J'ai passé une bonne partie de la nuit à comprendre le petit système qu'il a mis en place. C'est bien foutu et plutôt tordu.
- Et c'est quoi son système ?
- Ton bonhomme est le responsable local de la Guilde. C'est à lui que revient la charge de distribuer les primes mensuelles à ses gars. Le plus beau, c'est que c'est lui qui décide des montants des primes de son personnel. Personne à part lui ne sait combien reçoivent les gens, les mécanos de la base ne se sont pas rendu compte que depuis plusieurs mois il détourne une partie des primes à son compte.
- Mais il doit bien rendre des comptes à la Guilde, ça doit laisser des traces.
- De ce que je comprends, il a dû trafiquer le système informatique local pour pouvoir détourner cet argent. Lorsque la Guilde accède au système, tout doit leur paraître correct.
- Mais... Toi qui t'y connais, il faut de sacrées compétences pour modifier ce type de programme, non ?
- Tu as raison. C'est pourquoi ce type est bien plus intelligent que l'image qu'il veut bien donner. Ça doit faire partie de sa technique pour endormir les soupçons.
- Et tu pourrais récupérer des infos sur ce compte secret ?
- C'est déjà fait, c'est un compte sécurisé à Mexicana. J'ai rapatrié l'ensemble des informations de ce compte sur mon ordinateur. Je connais tout de sa vie financière.
- Tu te rends compte de ce que tu me dis ? Même le gouvernement ne pourrait accéder à cette information.
- Pour ce coup-là, je t'avoue avoir eu besoin du Club, c'était au-dessus de mon niveau.
- Et ils l'ont fait ? Sans rien te demander ?
- Ça fait partie de notre code. C'est la confiance mutuelle et chacun peut demander de l'aide sans se justifier. Par contre, si l'un de nous venait à aller à l'encontre du code moral du Club, c'en serait fini de lui. Le Club le réduirait à néant en un rien de temps, sa vie numérique effacée à jamais.
- Ah ! Ça calme.
- Tout juste. Avec le Club, on a un sacré pouvoir, on doit accepter les responsabilités qui vont avec. Voilà, maintenant tu as toutes les infos. Je les ai transférées à l'ensemble des membres du Club. Si ce Jimmy veut faire des histoires, tout sera balancé à la presse.
- Merci beaucoup pour ton aide. Ce coup-ci, il sera bien forcé de m'écouter.
- Attends, n'oublie pas la promesse que tu m'as faite. Tu ne peux pas l'attaquer de manière aussi frontale.
- Mais tu l'as dit toi-même. S'il veut me faire du mal, tout sera révélé à la presse.
Keryan encaisse ma remarque, je ne suis pas sûre qu'il ait apprécié que je reprenne son idée à mon compte.
Le soir même, je ne peux résister à l'envie de retourner voir Jimmy. À quoi ça servirait d'attendre plus longtemps ? Je comprends les inquiétudes de Keryan mais je doute qu'il ose s'en prendre à moi.
Comme l'autre soir, je le retrouve assis seul à sa table. Il semble absent. Je comprends qu'il est probablement connecté à une plateforme de jeux et qu'il est en train de s'adonner à son vice.
Je me rapproche de lui et il m'aperçoit avant que je le rejoigne.
- Ne t'avise même pas d't'asseoir à ma table. Retourne jouer à la poupée et fous moi la paix.
Sans l'écouter, je prends la chaise et je m'assois face à lui. Il m'observe mais je suis persuadé qu'il est en train de jouer et qu'il veut terminer la partie avant de s'occuper de moi.
- Qu'est-c'tu viens encore m'emmerder ? Tu sais quoi ? Si ton frère était aussi chiant que toi, j'comprends qu'on ait voulu le faire disparaître.
- Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous.
- Tu m'fais marrer. Tu m'accuses de quoi ? D'avoir tué ton frère ? Avec quelles preuves ?
- Pour mon frère, je n'en sais rien. Je sais juste que vous étiez responsable de la maintenance de son vaisseau.
- Si tu n'te tires pas tout de suite, j'te fais exclure des Centurions dès demain matin. C'est clair ?
- Et moi j'te fais mettre en prison pour détournement des primes des mécanos ! C'est clair aussi ?
J'ai rarement vu quelqu'un prendre un air aussi abasourdi. Je lui aurais planté un couteau dans le dos qu'il aurait la même tête. Je ne dis rien, je le laisse venir. Je veux voir comment il va réagir. Comme je m'y attendais, il nie de façon pitoyable.
- De quoi tu m'causes ? J'comprends rien.
- Je te parle du compte sécurisé numéroté 11180828, localisé à Mexicana. Ça te suffit ou tu veux un détail des transactions financières ?
Jimmy écarquille tellement les yeux que j'ai l'impression que ses globes oculaires vont tomber sur la table. Il sait désormais que je ne bluffe pas.
- Comment t'as eu ces informations ?
- Tu n'es pas le seul à avoir des relations, mon p'tit père.
J'avoue prendre un malin plaisir à lui rendre la monnaie de sa pièce.
- Tu as conscience des risques que tu prends ? me dit Jimmy sur le ton de la menace.
- Mes relations ont pour ordre de tout dévoiler à la presse s'il m'arrive quoi que ce soit.
- Qui me dit que tu ne le feras pas quoi qu'il arrive ?
- Tout dépendra de ta coopération. Tes magouilles, ce n'est pas mon problème. Alors le deal est simple. Je te pose des questions, tu réponds à mes questions et on ne se parle jamais plus. Ça te va ?
Jimmy ne répond pas. Ses petits yeux sournois me scrutent, tentant d'évaluer ma fiabilité.
- Et on s'parle jamais plus ! OK, vas-y, pose tes questions.
- Est-ce bien toi qui t'occupais de l'entretien du vaisseau de Roland au moment de l'accident ?
- Oui.
- Depuis combien de temps.
- Quelques semaines.
- Pourquoi tu t'es chargé de ce vaisseau ?
- Parce que l'mécano qu'était en charge de c'vaisseau est parti sur une aut' base. On s'est redistribué son boulot et j'me suis récupéré c'vaisseau. C'est un pur hasard.
- Saches que je vérifierai tout ce que tu me dis. Si tu m'as menti, je reviendrai te voir.
- Vérifie tant que tu veux, c'est la vérité.
- Pourquoi ne pas avoir voulu répondre ?
- Parc'que j'ai déjà été bien emmerdé par la police. Des semaines d'enquêtes à me faire chier avec des questions comme les tiennes. Et y z'ont rien trouvé. J'suis blanc comme neige. On ne sait pas ce qui s'est passé. Le vaisseau a explosé dans l'espace sans laisser la moindre trace, aucun débris n'a pu être analysé. D'après les aut' pilotes, son vaisseau a explosé après avoir été touché par des tirs ennemis. Il semblerait qu'il avait un problème avec son gouvernail.
- Tu avais vérifié son gouvernail ?
- J'avais tout vérifié. L'était nickel son vaisseau, le soir avant que j'm'en aille. Après, j'sais pas.
- Pourquoi ? Quelqu'un d'autre que toi aurait pu toucher à l'appareil ?
- T'as p'têt des infos sur moi mais concernant l'enquête de ton frère, tu sais que dalle, à c'que j'vois.
- Non, on ne m'a rien dit.
- Même papa chéri ?
- Pourquoi ? Que pourrait-il me dire ?
- J'sais pas. Il pourrait p'têt t'expliquer pourquoi le système d'accès a enregistré sa venue dans le hangar durant la nuit précédant l'accident. Vers trois heures du mat'. Il aime bricoler, ton paternel ?
- 23 -
Le premier trimestre est terminé, c'est ma première permission depuis la reprise de ma formation. Je profite de ce week-end de liberté pour rentrer sur Terre. J'ai prévu de manger chez Keryan ce soir et de rejoindre Paddy demain pour visiter avec Keryan le musée de l'espace.
Mais avant une épreuve m'attend et je prie le ciel de me donner la force de rencontrer mon père. Il me doit des explications et je n'ai d'autre choix que d'aller le voir. Sur le chemin me menant au Sénat, je me prépare et je me fais la leçon. Quoi qu'il dise, quoi qu'il fasse, je resterai calme. Il ne faut surtout pas s'énerver, ce serait le meilleur moyen de rester sans réponse.
Je me présente au drone d'accueil et je demande à rencontrer le Sénateur Carroyan. Le refus ne se fait pas attendre. Je m'y attendais. Étant venu le voir très souvent à son bureau, je connais bien les lieux et je n'ai besoin de personne pour m'indiquer le chemin. Arrivée au département de la sécurité spatiale, je suis interpellée par la secrétaire personnelle de mon père. Elle me reconnaît et me présente les amabilités d'usage. Je lui indique que je suis venue voir mon père et sa mine embêtée m'indique qu'elle est au courant de ma relation tendue avec mon père. Elle me fait asseoir et me demande de l'attendre. Elle revient au bout de cinq minutes pour m'indiquer que mon père ne désire pas me recevoir. Je lui réponds que j'ai tout mon temps et que je l'attendrai là. Elle me regarde en se demandant quelle attitude adopter puis elle hoche de la tête et s'éloigne sans vouloir s'immiscer dans nos querelles.
Mon père me fait attendre plus de trois heures avant de bien vouloir sortir de son bureau. Je me lève lorsqu'il franchit la porte. Il passe devant moi sans me regarder, comme si je n'existais pas.
- Père, je dois vous parler !
Sans m'accorder la moindre importance, il continue d'avancer. Je dois l'arrêter avant qu'il n'arrive aux escaladeurs.
- Père, c'est à propos de la mort de Roland.
Sans se retourner, mon père continue son chemin.
- Comment se fait-il que vous soyez la dernière personne à avoir accédé au Toran de Roland ? Quelle responsabilité avez-vous dans sa mort ?
Mon père se fige. Je m'arrête derrière lui attendant une réaction de sa part.
- Je n'ai rien à te dire, me répond-il avant de reprendre son chemin.
- Père ! J'ai droit à des explications !
Enfin mon père se retourne et me fait face.
- Non, tu n'as droit à rien. Tu n'es plus rien pour moi alors maintenant va-t'en avant que je demande à la Sécurité de t'expulser.
- Comment se fait-il que cette information soit restée confidentielle ? Je vous préviens que si vous refusez de me parler, vous aurez à répondre de ces informations devant la presse.
J'ai haussé le ton, je ne suis pas loin de hurler. Mon père regarde inquiet autour de lui, la tournure de la conversation commence à l'indisposer. Je remarque des personnes dans le couloir qui ont arrêté leur conversation et qui regardent dans notre direction.
- Tu n'as vraiment aucun sens du devoir ni de l'honneur, dit mon père à voix basse en me fixant dans les yeux.
- C'est vous qui m'avez appris que tous les moyens étaient bons pour arriver à ses fins.
Mon père serre les mâchoires. La tension flotte dans l'air comme un courant électrique.
- C'est bon, suis-moi. Je t'accorde cinq minutes ! dit-il en repartant vers son bureau.
Une fois la porte du bureau fermée, mon père ne prend même pas la peine de s'asseoir avant d'entamer la conversation
- Bien, dis-moi ce que tu sais déjà, ça me fera gagner du temps.
- Je sais juste que vous avez été enregistré comme étant le dernier à sortir du hangar abritant le Toran de Roland avant son départ vers la mission où il a trouvé la mort. Que faisiez-vous à cet endroit ce soir-là ?
- Ce que je faisais ? Plus de deux cents sénateurs peuvent témoigner que j'étais en séance à défendre un texte de loi, ici, sur Terre. Qu'est-ce que tu crois ? Une enquête a eu lieu, la police militaire est même venue plusieurs fois à la maison. En plus de la mort de mon fils, j'ai eu à subir l'humiliation du soupçon. Mais j'ai un alibi qui m'a disculpé et mon honneur est resté sauf. Et si tu ne me crois pas, tu peux le vérifier par toi-même. Même le Sénateur Cordac peut témoigner de ma présence.
- Alors comment se fait-il que vous ayez été enregistré par le système d'accès ?
- Personne ne le sait. La police s'est penchée sur le problème mais aucune réponse n'a été apportée.
- Je croyais que ce système était inviolable. Une grande part de la sécurité de notre pays repose sur ce système. C'est ...
- C'est extrêmement grave, effectivement. C'est pourquoi aucune information n'a filtré dans la presse. Et de par ton serment fait aux Centurions, tu es tenue au devoir de réserve. Il ne faut en aucun cas révéler cela à qui que ce soit. Ça pourrait remettre en cause la sécurité de notre société tout entière. Pour le moment, nous travaillons à modifier le système en profondeur pour nous assurer que cela ne se reproduise pas.
- Et concernant les résultats de l'enquête ? Y a-t-il d'autres choses que je devrais savoir ? A-t-on des pistes ?
- Non. Tu en sais maintenant autant que moi. Ce dysfonctionnement dans le système d'accès laisse à penser qu'il y a pu avoir sabotage du vaisseau de Roland. Mais rien n'a été prouvé et on n'a jamais pu identifier le moindre suspect.
La discussion s'achevant, je suis déçue par cet entretien. Je ne sais finalement pas grand-chose de plus qu'avant de venir. Voyant mon visage défait, mon père ne peut s'empêcher de clore l'entretien par une pique cinglante.
- Tu as l'air déçue. Tu croyais vraiment que j'avais pu être mêlé de près ou de loin à la mort de Roland ?
Je lève les yeux vers mon père mais je ne réponds pas. J'ai honte mais cette idée m'avait traversé l'esprit.
- Jamais je n'aurais pu lui faire du mal, reprend-il. Il était ma fierté, il était ce que j'avais de plus précieux au monde. Rien d'autre ne comptait pour moi.
J'ai beau ne plus être surprise par la méchanceté de ses réflexions, elles n'en sont pas moins douloureuses. J'encaisse sans rien montrer de mon amertume et me dirige vers la sortie.
- J'avais remarqué, dis-je sans me retourner avant de passer le pas de la porte.
- 24 -
Lorsque Keryan m'ouvre sa porte, il remarque immédiatement que je ne vais pas bien. Je n'ai jamais aimé m'épancher sur mes problèmes alors j'essaye de faire bonne figure. Mais ma dernière entrevue avec mon père m'a secouée. Je sais que j'ai mes torts mais le voir aussi distant et froid m'a fait comprendre qu'il n'y aura aucun retour possible. Je dois me faire à l'idée que j'ai perdu le dernier membre de ma famille.
Pour détourner la conversation, je fais remarquer à Keryan qu'il flotte dans l'air une odeur très agréable et que j'ai hâte de goûter le repas qu'il a préparé. Lorsque j'entre dans le salon, j'ai la surprise de découvrir un paysage de toute beauté. Nous sommes sur une plage de la planète Antéluna. Ce panorama est connu de tout le monde pour sa beauté, je peux admirer les trois lunes dans le ciel ainsi que les anneaux de la planète coupant le ciel en deux. La mer s'étend à perte de vue avec des reflets de lumière magiques. Roland adorait cet endroit, il m'avait promis de m'y emmener pour de vrai. L'émotion est trop forte, je ne peux m'empêcher de m'effondrer en larmes.
Keryan est surpris par ma réaction et désactive le Simfix qu'il était si fier de me présenter. La pièce reprend ses formes et couleur naturelles et je m'assois dans le canapé situé juste à côté de moi. Keryan est embêté et il me parle doucement, me demandant de lui expliquer ce qui m'arrive. Il doit attendre que je me calme pour qu'enfin je lui raconte la pénible entrevue que j'ai eue dans l'après-midi avec mon père. Dans la foulée, je lui raconte aussi notre précédent entretien en lui avouant avec honte les horribles mensonges que j'ai inventés pour le blesser.
Keryan est compréhensif même s'il ne peut pas savoir ce que je ressens. Il a des parents adorables et un grand-père extraordinaire. Il a peut-être grandi dans un environnement modeste mais il a été élevé dans l'affection des siens. Ça vaut toute la fortune du monde.
Tout en continuant à me parler, Keryan essaye de me calmer en m'incitant à me rappeler avant tout des moments heureux plutôt que de focaliser sur la partie tragique de ma vie. Épuisée, je me laisse tomber sur le côté en posant ma tête sur les cuisses de Keryan. Il me passe doucement la main dans les cheveux, je me détends lentement avec un sentiment d'apaisement qui s'empare de moi. J'ai envie de me blottir contre lui pour toujours.
- J'aimerais tellement avoir une famille, dis-je après quelques secondes de silence.
Keryan ne répond rien, il continue à me caresser les cheveux. Peut-être n'arrive-t-il pas à trouver les mots justes pour me réconforter.
- Keryan, est-ce que tu veux bien que je fasse partie de ta famille ?
- Tu as toujours fait partie de ma famille. Depuis le premier jour où je t'ai vue, tu fais partie de ma vie.
Je me redresse et je le regarde dans les yeux.
- C'est vrai ? dis-je avec des larmes montant de nouveau aux yeux.
Sans m'en rendre compte, je pose la paume de main sur la joue de Keryan. Il me regarde avec un sourire qui me chavire. Je n'ai jamais vu un aussi beau sourire. Keryan me prend la main et pose ses lèvres dessus.
- Je t'attends depuis si longtemps, Laura. Je crois que je t'attends depuis toujours.
- 25 -
Keryan modifie la teinte de la baie vitrée qui passe d'opaque à transparente pour faire entrer la lumière dans la chambre. J'ouvre avec peine les yeux embrumés de sommeil et je mets du temps à réaliser où je suis. Le parfum venant des draps du lit de Keryan me rappelle la magnifique nuit que nous venons de passer. Ma première nuit d'amour. En une nuit, j'ai le sentiment de m'être lavée de l'énergie négative qui me rongeait et d'avoir basculé du côté lumineux de la vie. Tout ce qui avait de l'importance hier ne compte plus aujourd'hui. Keryan m'enlace dans ses bras et toute tristesse s'évanouit.
Nous sommes en retard. Nous avons tellement traîné, incapables de sortir de notre nid douillet que nous avons laissé passer l'heure. Paddy nous attend pour onze heures au musée de l'espace et nous devons encore passer par mon appartement pour récupérer Keatel. Je l'ai amené avec moi pour avoir le plaisir de le présenter à Keryan et Paddy.
Sur le chemin, Keryan me demande de ne pas parler de notre relation avec Paddy. Il préfère tâter le terrain avant d'annoncer quoi que ce soit. Il craint que ce ne soit prématuré. Je respecte son choix, c'est à lui de gérer au mieux la relation avec sa famille. Dans mon état de lévitation, il pourrait me demander n'importe quoi.
Nous avons quarante minutes de retard quand nous arrivons au musée. Nous avons prévenu Paddy qui est parti au bar du musée pour patienter. Il a décidé que nous mangerions avant de faire la visite.
Lorsque Paddy me voit, c'est la présence de Keatel sur mon épaule qu'il remarque en premier. Il ne savait pas que j'allais l'amener, je voulais lui faire la surprise.
- Laura, petite cachottière ! Tu ne m'avais pas dit que nous serions quatre à table. Et si tu me présentais ce gentleman.
- Incroyable, tu amènes un singe et on n'existe plus, dit Keryan en me regardant avec un air outré.
- Un singe ? Mon petit-fils est un ignare. Laura, si tu veux un conseil, fuis cet individu. Si tu dois un jour te marier, choisis ce Verveil plutôt qu'un olibrius de ce genre.
Avec Keryan, on se regarde avec un sourire complice et on ne peut s'empêcher d'éclater de rire. Paddy fronce les sourcils en se demandant quel épisode il avait pu manquer. Mais obnubilé par Keatel, il nous ignore aussitôt pour admirer mon Verveil.
Une fois notre repas terminé, nous entamons notre visite de l'espace. C'est à chaque fois le même plaisir. Admirer tous ces vieux engins qui ont marqué la conquête de l'espace depuis le vingtième siècle. Les premiers balbutiements, le premier pas sur la Lune, la première base spatiale, la découverte d'Endoride, première planète habitable qui a vu la construction de la première colonie terrienne, et enfin la découverte de la propulsion supraluminique avec la mise au point des combinaisons anti-G permettant aux pilotes de supporter les formidables accélérations.
Jusqu'à l'apparition de l'Armada, nous n'avions pas trouvé trace de vie intelligente similaire à la race humaine. Nous avons découvert des formes de vie animales et végétales ainsi que de nouveaux types de minéraux. Lorsque furent découvertes les premières formes de vie extra-terrestre, une loi a été votée pour interdire le transport de toute forme de vie d'une planète vers une autre pour éviter de reproduire les erreurs faites plusieurs siècles auparavant lorsque des animaux avaient été introduits sur de nouveaux continents entraînant des catastrophes écologiques, la destruction d'espèces ou l'apparition d'épidémies.
Dans le musée, une salle est dédiée à chaque planète explorée avec des films DView, des photos, des maquettes et des reproductions grandeurs nature des animaux les plus impressionnants. La plus belle est celle d'un animal de quatre mètres de haut, pesant huit tonnes et ressemblant au croisement d'un ours et d'un hippopotame.
Pour conclure notre visite, nous visitons la salle préférée de Paddy. Elle regroupe des minéraux récupérés sur des planètes ou dérivant dans l'espace. Pour protéger les roches et éviter tout risque de contamination, chaque minerai est confiné dans un bloc de verre étanche empêchant tout contact avec l'air terrestre.
Au centre de la pièce trône ma pièce préférée, un cristal géant posé sur un plateau tournant et illuminé par de nombreux projecteurs générant des milliers de reflets sur les facettes du cristal.
Lorsque je me rapproche du cristal, je comprends que quelque chose ne va pas. Je sens Keatel se crisper sur mon épaule.
- Keatel ? Ça va ?
- Qu'est-ce qu'il y a ? me demande Paddy.
- Je ne sais pas, Keatel est tout bizarre. Il s'est crispé et me serre très fort. Il me fait presque mal.
Paddy s'approche et tente de le prendre dans ses mains.
- Il est tendu comme un arc. Il est dur comme de la pierre, c'est bizarre.
Je continue à observer mon Verveil, inquiète. Il a les yeux grands ouverts, comme s'il fixait le cristal. Je me déplace et je constate que sa tête tourne pour continuer à le regarder.
- Il semble hypnotisé par le cristal.
- C'est étonnant, dit Paddy en observant Keatel. J'ai un vague souvenir... J'étais venu ici avec mon Verveil. C'était quand j'étais instructeur, ça remonte à cinq ou six ans. Il me semble que mon Verveil avait aussi réagi de cette manière devant le cristal. Viens avec moi.
Je suis Paddy et nous sortons de la pièce. Une fois dans le couloir, Keatel se détend et retrouve son comportement habituel.
Keryan, qui ne nous voyait plus dans la salle, nous rejoint.
- Ben alors ? Je vous cherchais partout. Pourquoi vous êtes partis si vite ?
- C'est Keatel, lui répond Paddy. Le cristal le perturbe.
- Comment ça ?
- Ça le met en transe, dis-je. C'est très bizarre. Maintenant qu'on s'est éloigné, il est redevenu normal.
- C'est peut-être la lumière qui l'hypnotise ?
- Je ne sais pas. C'est la première fois qu'il est comme ça. Il avait même coupé la connexion entre nous, il ne me répondait plus.
- Comme je le disais à Laura, il me semble que mon Verveil avait aussi réagi de façon étrange lorsque je l'avais amené ici. Je n'y avais pas prêté attention mais de voir Keatel réagir de la même manière... Ce cristal leur fait un effet étonnant.
- Si ça se trouve, c'est un phénomène connu qui a déjà été étudié par des scientifiques, dit Keryan.
- Peut-être, répond Paddy circonspect. Dès que j'ai cinq minutes, j'irai me renseigner. Je veux en avoir le cœur net.
- 26 -
Keatel est confortablement installé à l'arrière du cockpit. Il est super mignon dans sa combinaison spatiale. Je prends place à mon tour et je verrouille les attaches de sécurités. Ma combinaison anti-G est maintenant arrimée à mon siège. J'ai le cœur qui bat à toute vitesse. Le jour tant attendu du premier vol est enfin arrivé. Le cockpit étant en tout point semblable à celui utilisé en simulateur, je lance sans réfléchir les procédures de démarrage. Mon vaisseau commence à bouger. Je suis tractée vers mon aire d'envol. Pendant la mise en place, je vérifie tous les paramètres. Tous les voyants sont au vert, je suis parée au décollage.
Je ferme les yeux pour profiter de ce moment en attendant que les contrôleurs me donnent l'autorisation de décollage. Keatel n'est pas nerveux, il semble aussi apprécier cette expérience. Notre connexion marche à merveille, ça devrait être un vol fantastique.
Lorsque l'on me donne le feu vert, j'active la séquence de décollage. Les moteurs du chasseur vrombissent et font trembler toute la carlingue. Je suis étonnée par le silence qui règne dans le cockpit, ça n'a rien à voir avec le vacarme extérieur. Ça y est, je commence à m'élever. Mon vaisseau monte de deux mètres, se stabilise et j'active la poussée avant pour sortir de la base. En douceur, le vaisseau s'extrait de son aire d'envol, j'avance jusqu'au bout de la piste pour atteindre une bande de signaux lumineux m'indiquant que je peux prendre de l'altitude. Lorsque je tire vers moi la manette avec la main droite, le vaisseau relève du nez et prend de l'altitude. Il me suffit de mettre à peine les gaz pour ressentir une formidable poussée. En quelques secondes, j'ai rejoint les membres de mon groupe de formation qui ont déjà décollé. À la demande de l'instructeur, je me positionne à la gauche du vaisseau de Philip. À travers le cockpit, il me fait un signe de la main, il est autant aux anges que moi.
Lorsque tous les membres de l'équipe sont en place, nous écoutons les consignes de l'instructeur. Ce premier vol sera assez simple, il va nous permettre de faire connaissance avec l'appareil, de tester ses réactions pour comprendre quelles sont les différences avec le simulateur. En guise de récompense, l'instructeur nous promet que si nous nous débrouillons bien, nous ferons un essai de passage en vitesse lumière. J'entends dans les écouteurs de mon casque de nombreux murmures. L'instructeur a trouvé la bonne idée pour nous motiver.
Durant les deux heures d'exercices, nous faisons notre possible pour obéir au mieux aux ordres de notre chef de patrouille. Lorsqu'il nous annonce qu'il est satisfait et qu'il va tenir sa promesse, des cris de joies résonnent dans tous les cockpits. Mon premier vol supraluminique, je n'ose y croire. Vu le coût de cette technologie, seuls les vaisseaux militaires et les vaisseaux à destination des lointaines colonies en sont équipés. Pour les voyages durant moins de six mois, on utilise des technologies plus classiques avec mise en sommeil des passagers.
Après nous avoir rappelé les consignes de sécurité, l'instructeur transmet sur nos ordinateurs de bord les coordonnées de notre destination. L'IA embarquée sur mon appareil analyse l'ensemble des paramètres pour calculer la meilleure trajectoire et nous éviter toute collision avec des corps célestes. Lorsque l'IA indique qu'il a terminé ses calculs, je me mets en position derrière le vaisseau de Philip. Je serai la quatrième à partir. Pour chacun de nous, l'instructeur refait une vérification complète de tous les indicateurs de vol avant de nous donner le feu vert. Quand le premier Toran enclenche la procédure de passage en vitesse lumière, nous le voyons tout d'abord se déplacer lentement, les turbines des moteurs virant à une couleur bleue incandescente. Au fur et à mesure que l'appareil prend de la vitesse, une bulle d'énergie apparaît autour de lui. On a le sentiment que le vaisseau est zébré d'éclairs bleutés comme s'il était au milieu du plus violent des orages. Et enfin le chasseur démarre une accélération vertigineuse qui le fait disparaître de notre vue en moins de deux secondes. J'observe mon écran radar, il a disparu de son scope. Il a parcouru plus de quatre cent mille kilomètres en trois secondes.
Lorsqu'arrive mon tour, je ne peux empêcher mon pouls d'accélérer. Je me concentre sur la voix de mon instructeur jusqu'à ce qu'il me donne l'autorisation de déclencher la manœuvre.
La sensation ressentie est difficilement descriptible. Mon appareil démarre tout en douceur puis, lorsque le rugissement des moteurs se fait entendre, je ressens une poussée extraordinaire. Malgré ma combinaison censée absorber les forces engendrées par l'accélération, un poids énorme s'abat sur ma poitrine. Mon champ de vision se colore en bleu et j'ai le sentiment de perdre pied avec la réalité. Alors que je suis plaquée sur mon siège, le souffle coupé, mon environnement semble se déformer. Des vagues de lumières ondulent autour de moi comme de gigantesques aurores boréales striées de milliers de traits blancs lumineux. Parfois, je vois de brefs scintillements, probablement liés à mon passage à proximité d'étoiles. Lorsque qu'enfin je peux respirer, l'IA m'indique que l'on amorce la phase de décélération. Déjà ? En regardant mes écrans, je constate que l'on a déjà franchi une distance de plus de 4 années-lumière, en moins d'une minute. Pas loin de 1,5 parsecs. La phase d'approche est tout aussi désagréable que l'accélération, voire même plus terrible. Une sensation de nausée me soulève le cœur. La combinaison détecte mon malaise et contrebalance les forces pour me permettre de me sentir mieux. Après une dizaine de secondes, l'aura bleue s'amenuise autour de moi et l'espace m'apparaît dans toute sa splendeur. Le spectacle est à couper le souffle. Sous mes yeux brille l'étoile de Proxima du Centaure, une magnifique naine rouge qui doit s'éteindre dans quelques dizaines de milliers d'années. Connectée à Keatel, nous profitons de ce spectacle en harmonie. C'est tellement beau. Je pense à Keryan, il aurait adoré être là à côté de moi. Hélas, je n'ai pas le temps de profiter plus longtemps du spectacle qu'il nous faut repartir. Je prends des photos avec mon inputer et je me remets dans la file pour effectuer le chemin de retour.
Une fois de retour à la base, mes camarades et moi sommes tous excités par l'expérience que nous venons de vivre. Pour fêter l'événement, nous nous regroupons dans un bar pour échanger nos impressions. Les superlatifs ne manquent pas pour décrire ce que nous avons ressenti. Nous sommes tous très fiers d'avoir accompli ce vol, c'est la concrétisation de tous ces mois de formation.
Peu à peu, chacun rejoint ses appartements. Je me sens bien, j'ai encore envie de rester un peu. Il ne reste plus qu'Elny, Philip, Brian et moi. Alors que l'on vient de commander notre dernière tournée, Brian se tourne vers moi.
- Tiens Laura, ça t'intéresse d'avoir des nouvelles de Tolas ?
- Pourquoi t'aurais de ses nouvelles ?
- Je ne t'ai pas dit que mon père est médecin ?
- Si mais...
- Et qu'il exerce dans l'hôpital où Tolas est interné ?
- Non, ça, tu ne me l'avais pas dit. Par contre, je ne suis pas sûre d'avoir envie de savoir comment il va.
- Rassure-toi, c'est toujours un légume.
- C'est bon, dit Philip. C'est peut-être un salopard mais ce n'est pas la peine d'en rajouter.
- Je ne rajoute rien du tout. Je t'assure, un chou-fleur aurait plus de conversation.
- Et il est toujours paralysé ?
- Non, de ce côté-là, il va mieux. Mon père m'a dit que les infirmiers se sont aperçus qu'il bougeait les doigts de ses mains. Ils ont entamé une rééducation, il est capable à nouveau de se déplacer mais il paraît qu'il se casse la gueule tout le temps.
En disant cela, Brian ne peut s'empêcher de pouffer, ce qui irrite Philip.
- Accompagné, il est maintenant capable d'aller aux chiottes. Ils ont retiré les couches de notre gros bébé !
Et Brian éclate alors de rire. Je ne peux réprimer un sourire malgré le regard désapprobateur de Philip. Elny semble aussi mal à l'aise, je comprends que nous avons bu une tournée de trop.
- Allez, Brian, c'est bon, finis-je par dire. Laisse Tolas où il est. Je préfère ne pas parler de lui.
- Bah, allez, je pensais que ça vous ferait marrer, moi... Vous êtes d'un triste !
Dans le couloir, en retournant à ma chambre, je repense à ce que Brian nous a dit. Hélas, ça ne me fait pas rire. De savoir que l'état de santé de Tolas s'améliore me procure une impression de malaise. J'aurais vraiment préféré qu'il soit mort.
- 27 -
Alors que la pénombre avait englouti la chambre depuis plusieurs heures, Tolas ouvrit les yeux. C'était l'heure.
Depuis des mois qu'il avait mûri et peaufiné son plan, il était temps de passer à l'action. Il se sentait prêt, il avait repris des forces et avait retrouvé le contrôle de son corps. Depuis que les médecins avaient découvert que ses doigts bougeaient, ils avaient démarré sa rééducation. Chaque jour, consciencieusement, il s'était exercé pour retrouver la forme. Dans le même temps, les médecins avaient espéré que son état mental s'améliore mais Tolas n'avait répondu à aucune de leurs sollicitations. Il s'était efforcé à rester indifférent à son environnement, le regard dans le vague. Ils lui avaient même réactivé son inputer espérant que cela provoquerait une réaction. Tolas s'était bien gardé de se connecter pour les laisser dans l'ignorance de son état réel. Cela avait été très dur. Ayant un inputer depuis des années, son usage était aussi addictif que le tabac. Mais il avait résisté et cette bande d'incapables continuaient à le considérer comme un débile profond.
Tolas avait pris son temps pour étudier son environnement, ainsi que les gardes qui le surveillaient. Maintenant qu'il arrivait à se déplacer, on l'emmenait régulièrement aux toilettes. Il en avait profité pour détecter les caméras de surveillance mises en place à son arrivée. Il y en avait deux dans la chambre mais aucune dans la salle de bain. C'est là qu'il pourrait agir. Ses gardes étaient assez costauds, il lui faudrait être en forme s'il devait leur tenir tête. Alors Tolas s'était escrimé toutes les nuits dans son lit à mettre ses muscles sous tension, de la manière la plus discrète possible pour que cela ne soit pas visible par les caméras infrarouges. Les mains accrochées aux montants du lit, il soulevait son corps de quelques millimètres, faisant des micro-pompes pendant des heures. Pour endormir la vigilance des équipes de soin, il continuait à montrer des signes de faiblesse lorsqu'il marchait et se faisait toujours soutenir par un infirmier.
Il avait vraiment démarré son plan en début de semaine. Pour la première fois depuis son arrivée à l'hôpital, il s'était levé seul et dirigé maladroitement vers la salle de bains devant laquelle il s'était effondré. Ayant repéré ses mouvements, le garde était entré l'arme au poing dans la chambre. Lorsqu'il vit Tolas gisant inerte devant la porte de la salle de bain, il comprit qu'il voulait aller aux toilettes. Le garde le souleva en restant sur ses gardes et l'assit sur la cuvette. Il fit ensuite appel au service de garde pour que l'on s'occupe de lui.
Tolas recommença son manège trois fois. Les gardes avaient maintenant l'habitude et ne se méfiaient plus. Tolas avait craint que son initiative ne soit perçue par le corps médical comme une amélioration de son état mental. Il subit de nouveaux tests et face à son manque de réaction, les médecins conclurent que son geste était plus de l'ordre du réflexe que d'une action réfléchie.
Ce soir-là, le garde en faction devant la porte de la chambre était celui que Tolas considérait comme le plus approprié pour son plan. Il allait passer à l'action. Il se leva une nouvelle fois en titubant, persuadé que le garde avait déjà repéré ses mouvements. Une fois arrivé près de la porte, quand sa main droite dut lâcher le barreau du lit, Tolas se laissa tomber une fois de plus par terre et ne bougea plus. Le garde entra sans se dépêcher, lassé par le comportement de Tolas. En le prenant sous les aisselles, il le releva tout en râlant contre le crétin amorphe qu'il tenait dans ses bras. Une fois posé sur la cuvette des toilettes, le garde se retourna pour aller avertir le service de nuit. C'est à ce moment-là que Tolas bondit et se jeta sur le garde. Il passa son bras autour du cou du militaire et d'un geste brusque lui brisa les cervicales. Le garde tomba mort à ses pieds, sans un bruit. En vitesse, Tolas déshabilla le garde qui avait une corpulence similaire à la sienne et enfila son uniforme. Après avoir bouclé le ceinturon portant son arme de service, Tolas ouvrit le placard au-dessus du lavabo et prit le rasoir automatique. Il avait été lavé tous les jours par le personnel de l'hôpital et on lui avait laissé pousser la barbe, ce qui demandait moins de soins. Il programma le rasoir pour qu'il lui coupe la barbe en laissant la moustache pour ressembler au maximum au garde étalé à ses pieds. Lorsqu'il sortit de la chambre avec le garde dans ses bras auquel il avait enfilé son pyjama, moins de cinq minutes s'étaient écoulées. Le temps passé dans la salle de bain restait plausible. Il coucha le garde et le borda en remontant le drap au maximum. Il ressortit de la chambre et reprit la place normalement occupée par le militaire. Il était une heure et demie du matin, Tolas savait que le service de nuit faisait une ronde vers deux heures du matin. Il lui fallait rester en place jusque-là, son absence pourrait attirer l'attention. Tolas espérait juste que personne ne viendrait lui parler.
Il profita de ce moment pour inspecter le contenu de ses poches. Il trouva quelques billets, un peu d'argent pourrait toujours servir. Il trouva aussi des papiers d'identité, la ressemblance était satisfaisante. Tolas avait dans l'idée de prendre le premier vol en direction de la Lune pour trouver Laura avant que son évasion ne soit repérée. Pendant cette période, aucune alerte ne serait envoyée aux différents services de sécurité et il pourrait franchir les contrôles plus facilement. Les systèmes biométriques n'étant pas utilisés sur les vols commerciaux, ces papiers devraient faire l'affaire. Tolas se rassura en pensant à son uniforme, les militaires étaient rarement importunés par les civils.
La première difficulté qui l'attendait, une fois sorti de l'hôpital, serait de prendre un billet pour le premier vol à destination de la Lune. Il ne pouvait pas utiliser son inputer pour faire la réservation, ses accès réseau étaient peut-être sous surveillance, voire bloqués. Il serait probablement détecté, ce qui déclencherait une alerte. Il avait une autre idée mais il n'était pas sûr de lui.
Tolas jeta un coup d'œil sur l'horloge trônant au milieu du couloir. Il était deux heures dix, la ronde de nuit était en retard. Il devait prendre à tout prix la navette lunaire avant que l'on ne découvre le corps du militaire dans son lit. Tolas se sentait fébrile et ne pouvait empêcher la sueur d'apparaître sur son front. Il luttait contre lui-même pour se contrôler. Il avait fait le plus dur, il ne devait pas tout gâcher si près du but.
- 28 -
Depuis que j'ai démarré ma formation en vol, je croise Jimmy tous les jours. Je remarque qu'il fuit mon regard. Je passe mon temps à me remémorer notre conversation, à essayer de chercher des failles dans son discours mais Keryan a vérifié et tout ce qu'il m'a dit est vrai. J'ai beau me dire que je fais fausse route, que je fais une fixation sur lui parce que c'est un sale type, je ne peux m'empêcher de penser qu'il ne m'a pas tout dit. Par contre, je suis persuadée de lui avoir fait suffisamment peur pour qu'il se tienne à distance, loin de moi. Je n'allais pas attendre longtemps avant de me rendre compte que c'était une grave erreur d'appréciation.
Le soir même, je révise dans mon appartement les examens de fin du second trimestre. La masse d'informations que j'ingurgite chaque jour en formation me demande de retravailler sans cesse mes cours. Lorsque nous passons à la pratique, les connaissances doivent être parfaitement assimilées pour réagir au plus vite face aux situations que l'on nous expose.
Je ne sais pas pourquoi, je n'arrive pas à me concentrer. Je ressens un malaise qui me tord le ventre. Je suis obligée de m'arrêter. Pour une fois que je n'ai pas mal au crâne. Je me lève et je fais quelques pas pour me détendre mais ça ne passe pas. J'observe Keatel, lui aussi semble inquiet. Je m'assois et je le prends sur mes genoux. Je me concentre pour essayer d'identifier la cause de mon trouble. Rien de spécial ne m'apparaît, je continue à me concentrer jusqu'à ce que mon chasseur Toran m'apparaisse de façon fugace. J'essaye de m'accrocher à cette image mais elle a déjà disparu. Je consulte l'heure, il est dix heures et demie passé. Je peste contre moi-même mais je ne peux résister à l'envie d'aller faire un tour dans la base d'envol. J'ai le sentiment que c'est la seule façon de faire passer mon inquiétude.
Lorsque le sas s'ouvre, je suis surprise par le calme qui règne dans cet endroit habituellement débordant d'activité. J'avance avec précaution de peur de briser le silence. J'avance vers le centre du dôme et je balaye l'espace du regard à la recherche de tout élément pouvant être à l'origine de mon malaise. Je m'attarde un instant à observer mon Toran, il semble dormir en attendant notre prochain départ. Mon sentiment de malaise a disparu mais Keatel n'est pas avec moi pour m'aider à cerner la source du problème, j'aurais dû l'amener. Ne constatant rien d'anormal, je me décide à aller voir mon vaisseau de plus près. Maintenant que je suis élève-pilote et qu'un Toran m'a été affecté, j'ai le droit d'accéder à mon vaisseau quand je le veux, que cela plaise à Jimmy ou non.
Je m'approche de ma machine et je me positionne face à elle. Je reste émerveillée par la puissance qu'elle dégage. Quand je pense que c'est moi qui la pilote. Je pose ma main sur la carlingue froide et je fais le tour en la laissant glisser le long du fuselage. Lorsque j'arrive de l'autre côté au niveau du nez du vaisseau, je remarque une trappe mal refermée. Cette ouverture permet l'accès à la prise de communication avec l'ordinateur de bord et permet aussi de faire la maintenance de tout le système nerveux de l'appareil. En me mettant sur la pointe des pieds, j'ouvre la trappe et j'essaye de jeter un coup d'œil à l'intérieur. Mais c'est trop haut pour moi, je ne vois rien. Il me faudrait un marchepied mais le matériel utilisé par les mécanos est rangé dans leurs ateliers. Je cherche quelque chose pour me surélever et je vois une caisse posée le long du mur. Par chance, elle est presque vide, je peux la porter jusqu'à mon chasseur. Une fois montée dessus, j'essaye d'analyser l'intérieur de la cavité. Elle contient de nombreux composants électroniques, des connecteurs et des centaines de fils. Mais c'est trop sombre pour distinguer correctement. J'active la vidéo de mon inputer en mode basse lumière et je filme l'intérieur. Une fois terminé, je demande à voir mon enregistrement. Tout me semble normal quand un élément attire mon attention. Je reviens en arrière et je zoome sur une carte électronique qui ne me semble pas conforme aux autres. Aucun logo des usines Cordac n'est gravé dessus. Cette pièce ne devrait pas être là, j'ai la conviction que mon vaisseau a été saboté, de la même façon que celui de mon frère.
Concentrée sur l'examen de mon film, je ne perçois pas l'ombre qui s'approche derrière moi. Je n'ai pas le temps de regretter mon imprudence que la violence du choc qui s'abat sur ma tête me fait sombrer dans l'inconscience.
- 29 -
Deux heures vingt ! Tolas scrutait le couloir et ne voyait toujours personne. Il repassait son plan dans sa tête et le temps commençait à lui manquer. Il luttait pour rester à sa place et ne pas s'enfuir à toutes jambes. Le remède serait pire que le mal. Si le service de nuit ne le voyait pas à son poste, ils iraient voir ce qui se passe dans la chambre.
C'est à deux-heures quarante que l'infirmière de nuit arriva dans le couloir. Elle entra dans la chambre voisine pour administrer des soins et demanda à Tolas si tout allait bien de son côté. Tolas se tourna vers elle en se grattant derrière l'oreille et hocha du chef d'un geste assuré. L'infirmière ne semblait pas avoir de temps à accorder au bavardage, elle se contenta de souhaiter une bonne fin de nuit au militaire avant de continuer sa ronde. Dès qu'elle eut disparu du champ de vision de Tolas, celui-ci se mit en mouvement. Il jeta un dernier coup d'œil à l'heure, pesta contre le retard accumulé et maudit cette idiote d'infirmière qui avait mis son plan en danger. À pas de loup, Tolas remonta les couloirs. L'œil aux aguets, il repérait les caméras de surveillance et essayait de les contourner. Lorsque cela n'était pas possible, il tâchait de marcher normalement en espérant que la présence d'un militaire à cet endroit ne choquerait personne. Une fois les escaliers atteints, Tolas se détendit. Il y avait peu de risque de rencontrer quelqu'un dans les issues de secours. Il descendit les marches quatre à quatre, il devait rattraper le temps perdu. Une fois arrivé au rez-de-chaussée, il lui fallait passer par le grand hall d'accueil. Il n'avait pas le choix, il devait le traverser de la façon la plus naturelle possible.
Lorsque Tolas arriva à la porte avec un sentiment de liberté grandissant, il se fit interpeller par la personne à l'accueil. Tolas se figea. Il voulait sortir, il ressentait l'envie de partir en courant. Tolas serra les poings en enfonçant les ongles dans ses paumes, la douleur le ramena à la raison et il se retourna.
- Vous m'avez appelé ? demanda Tolas en se retournant.
- Oui, répondit le gardien de nuit. Vous avez déjà terminé ? Vous partez plus tôt que d'habitude.
Il fallait marcher sur des œufs. Tolas ne savait pas si ce gardien connaissait bien le militaire ou non. Il répondit en prenant une voix enrouée.
- Oui, je ne me sens pas bien. Mon collègue est venu plus tôt pour me relever.
- Votre collègue ? Mais je n'ai vu passer personne.
- Vous avez dû mal voir, il est là depuis au moins vingt minutes, dit Tolas en se rapprochant du gardien.
Tolas fixait le petit homme rond qui se tenait derrière le bureau. Il commençait à l'agacer. Tolas le jugea et conclut qu'il n'en ferait qu'une bouchée s'il se mettait en travers de son chemin.
- Vous n'étiez peut-être pas là quand il est arrivé, continua Tolas tout en s'approchant.
Soit le petit homme avait senti le danger, soit il avait quitté son poste quelques instants, toujours était-il qu'il finit par acquiescer et lui souhaiter bon rétablissement. Tolas le jaugea se demandant s'il pourrait donner l'alerte dès qu'il aurait le dos tourné. Mais il savait qu'il prendrait plus de risque à le mettre hors d'état de nuire qu'à le laisser tranquille. Tolas fit alors un léger salut de la tête et sortit d'un pas décidé.
Une fois dehors, il essaya de se repérer. Il fallait tout d'abord trouver un terminal libre-service. Ces terminaux permettaient de récupérer de l'argent mais servaient aussi aux personnes n'ayant pas les moyens de s'implanter un inputer de pouvoir se connecter au réseau. Il y avait toujours des terminaux à proximité d'un hôpital, Tolas ne mit pas longtemps à en trouver un. Une fois devant, il fit appel à sa mémoire. Son père ne l'avait jamais su mais sa mère lui avait donné ses codes d'accès au réseau. Elle avait toujours eu de la dévotion pour son fils unique et réprouvait l'éducation brutale de son mari. Aveuglée par son amour, elle avait toujours compensé en lui offrant ce qu'il voulait. Lorsque Tolas quitta le domicile familial pour rejoindre les Centurions, elle craignait tant qu'il lui arrive quelque chose qu'elle lui avait donné l'accès à son compte bancaire personnel. Tolas avait l'autorisation de l'utiliser chaque fois qu'il en aurait besoin.
Par deux fois dans le passé, Tolas avait eu recours à ces codes mais il avait à chaque fois été les rechercher dans son inputer. Durant sa période d'hospitalisation, il avait passé une bonne partie de son temps à tenter de retrouver ces codes enfouis au fond de sa mémoire. Il pensait avoir retrouvé les dix chiffres mais il n'en était pas sûr. Il fit un premier essai qui fut refusé par la machine. Tolas se mordit la lèvre, il ne lui restait plus que deux tentatives. S'il ratait la deuxième, il n'aurait d'autre choix que d'activer son inputer pour retrouver le code. Il réfléchit de nouveau, ces numéros avaient une logique, sa mère ne les avait pas choisis au hasard. Il se souvenait que les six premiers chiffres étaient sa propre date de naissance, il se rappelait encore le plaisir qu'il avait ressenti en lisant le code la première fois. Bien qu'il ait eu du mal à retrouver les quatre autres chiffres, il était sûr que c'était les bons. Il se demanda s'il ne s'était pas trompé dans l'ordre. Tolas n'était plus certain de rien mais il devait se dépêcher. Il tapa alors un nouveau code en changeant la position des derniers chiffres. Lorsque la machine accepta le code, Tolas relâcha sa respiration. Il jeta un œil à l'heure affichée sur le terminal, il était en retard et il ne savait pas s'il avait encore la possibilité de prendre un vol avant que les infirmières ne fassent un nouveau tour de garde. Il consulta les horaires proposés par les deux astroports et trouva deux vols partant avant cinq heures du matin. Le vol partant de l'astroport le plus proche décollait dans une heure et demie. En faisant vite, il avait encore le temps de l'attraper. Il acheta un billet et confirma la réservation sur ce vol en utilisant l'identité du militaire dont il portait le costume. Il alla ensuite consulter le service des taxis pour demander à se faire emmener à l'astroport. La course fut validée et un taxi devait arriver dans les dix minutes, il était encore dans les temps. Avec les trente minutes de vol, il devrait arriver sur la Lune aux alentours de cinq heures et quart. Il ne lui resterait plus qu'à rejoindre la base des Centurions. Il ne savait pas encore comment il agirait une fois sur place, il devrait improviser. Il pensa à l'arme qu'il portait à son ceinturon, elle lui serait très utile. Mais Tolas se figea en se rappelant qu'il allait utiliser un transport civil et qu'il ne pourrait jamais monter à bord avec une arme. À contrecœur, il défit son ceinturon et regarda autour de lui pour trouver un endroit discret pour le cacher. Mieux valait que les autorités ne le retrouvent pas trop vite, autant éviter qu'ils ne le suivent à la trace. Il aperçut une méca-poubelle, mais celles-ci broyaient et détruisaient les déchets au fur et à mesure. Il risquait de casser le système s'il mettait son arme dedans. Tolas longea rapidement le bâtiment à la recherche d'un recoin où la poser. Il aperçut une grille d'aération au niveau du trottoir, elle était assez large pour laisser passer le ceinturon. Mais celle-ci était bien fixée, il avait beau tirer dessus, elle ne voulait pas bouger. Il lui fallait un outil. Il attrapa le pistolet et tapa sur la fixation avec la crosse pour la faire céder. Tolas était en nage. Le taxi allait arriver d'une minute à l'autre et il allait le rater. Lorsqu'un coin de la grille céda, Tolas tira de toutes ses forces pour élargir le passage. Il réussit à faire passer son arme et le ceinturon. À coups de pied, il redressa la grille du mieux qu'il put alors qu'un véhicule stationnait au coin de la rue. Il jeta un dernier coup d'œil, la grille semblait avoir repris sa position initiale. Alors que le taxi allait repartir, Tolas lui fit de grands signes en criant. Une fois installé à l'intérieur, il lui fallut un long moment pour retrouver un rythme cardiaque normal.
- 30 -
La douleur lancinante à l'arrière de mon crâne est ma première sensation lorsque je me réveille. Il me faut un peu de temps pour remettre mes idées en ordre et me souvenir de ce qui s'est passé. J'essaye de me redresser mais ma tête se met à tourner. Je me rassois et je me masse la tête en regardant autour de moi. Je suis toujours dans le dôme mais on m'a déplacée sur une aire de décollage. Un sentiment d'angoisse s'insinue en moi mais je n'arrive pas à comprendre pourquoi. La douleur s'amenuisant, j'essaye de me relever en prenant appui sur une rampe. Une fois debout, je m'accroche pour garder l'équilibre, en essayant de faire le point. Mais malgré ma vue brouillée, je comprends ce qui provoque mon malaise. Je m'approche et en posant ma main sur la paroi en verre rabaissée, je constate que l'on m'a enfermée. J'essaye de comprendre le but de mon assaillant mais je n'ai pas longtemps à attendre avant de voir Jimmy apparaître derrière la cloison. Il affiche un air suffisant qui me hérisse le poil, il semble si content de lui. Il tient sa revanche et ça va mal tourner pour moi. Sans perdre de temps, j'active mon inputer pour appeler à l'aide mais celui-ci refuse de me répondre. Je recommence mais il semble désactivé.
- Y marche plus, n'est-ce pas ? dit Jimmy en voyant mon air défait. J'ai toujours pensé qu'c'était pas fiable, ces engins.
Je ne sais pas comment il a fait mais il a réussi à neutraliser mon inputer.
- On peut dire qu't'as l'art d'm'emmerder. Pourquoi t'as débarqué ce soir ? J'étais peinard à t'préparer un p'tit feu d'artifice, t'aurais joliment explosé demain après-midi durant ta mission et t'aurais rejoint ton frère. T'aurais été heureuse...
- C'est donc toi qui as tué mon frère !
- Ouais, j'dois bien l'avouer.
- Pourquoi ?
- Pour l'argent bien sûr. J'sais bien qu'c'est pas original mais à l'époque j'avais pas encore mis au point mon p'tit stratagème et j'avais déjà des dettes.
- Qui vous a payé ?
- J'en sais rien, un contact anonyme. Et puis c'est pas mon problème, j'ai été payé, ça m'suffit. C'te fois là, tout avait marché à merveille, j'espérais qu'ça s'passe pareil avec toi. Mais non, l'a fallu que tu m'bousilles mes plans. J'suis obligé d'improviser maintenant. Tu m'as fait courir, tu sais ? J'ai dû aller en vitesse dans mes apparts pour chercher un disjoncteur. J'sais qu'c'est pas légal mais c'est pas très cher au marché noir. Et puis ça rend service comme tu vois. Plus d'inputer, plus d'problème.
Je me rends compte à quel point j'ai pu sous-estimer mon adversaire. Keryan avait raison, il se fait passer pour un ballot mais il sait ce qu'il fait. Je cherche comment je vais bien pouvoir sortir de là, je regarde autour de moi mais je ne trouve aucune issue.
- Cherche pas, ma belle. Y a que deux issues et j'les ai fermées. Mais t'en fais pas, la porte derrière toi va bientôt s'ouvrir. Le vaisseau d'intendance doit atterrir d'ici dix minutes pour not' livraison quotidienne de marchandise.
Je comprends alors ce qu'il a derrière la tête. Dès que le vaisseau sera en approche, la porte extérieure va s'ouvrir et la dépressurisation va me tuer. L'affolement commence à me gagner.
- Si tu me tues, tu te condamnes aussi, dis-je en en le pointant du doigt. Toutes tes magouilles vont être livrées à la presse et tu passeras le reste de ta vie en prison.
- J'chais, me répond Jimmy en se curant les dents. C'est un risque à prendre. Mais tu vois, cocotte, t'es pas la seule à avoir des relations. Moi aussi, j'connais du beau monde et j'me suis renseigné sur la p'tite fouine qui m'pourrit la vie depuis plusieurs mois. À part ton paternel, que t'as fait tellement chier qu'il veut plus t'voir, t'as pas d'famille. Qu'est-ce qui t'reste ? Que dalle ! Alors, tes menaces, est-ce que je peux les prendre au sérieux ?
- Comment crois-tu que j'aie récupéré mes informations ?
- Ah ouais, tu fais sûrement allusion à ton copain Keryan ou à son grand-père ?
J'ai un mouvement de recul, je comprends que j'ai mis mes amis en danger.
- Surprise, n'est-ce pas ? L'a l'air doué dans son domaine, ton p'tit gars. Faudra qu'il m'donne ses r'cettes de cuisine. Avant d'mourir...
- Laissez-les en dehors de ça, ils ne savent rien.
- Bah, ça m'coûte rien d'essayer. Je dois aller faire des courses sur Terre, demain. J'vais en profiter pour aller leur dire bonjour. Et puis, un cambriolage qui tourne mal, c'est courant d'nos jours.
Tout en me parlant de ses plans sordides, il affiche son sourire ignoble. Sa vue me dégoûte, j'aimerais sortir pour lui tordre le cou.
- Les tuer n'empêchera pas la presse d'être informée. Les informations ont été envoyées à plein de monde.
- J'suis pas convaincu, poulette, dit Jimmy en secouant la tête. De telles infos valent de l'or, si c'était le cas, elles auraient déjà été dévoilées. J'crois bien qu'elles sont bien au chaud chez ton p'tit copain. Et s'il les a envoyés à quelqu'un d'autre, fais-moi confiance, j'lui f'rai cracher le morceau.
- T'as échappé à l'enquête de Roland mais cette fois-ci, tu vas te faire prendre. Tu as laissé des traces de ton passage partout.
- Là, tu m'fais d'la peine. Ça m'vexe que tu me sous-estimes comme ça. T'en fais pas, papa Jimmy a plus d'un tour dans son sac.
Je ne sais pas si c'est le clin d'œil qu'il me fait ou le sentiment qu'il est capable de s'en sortir, mais j'ai envie de hurler.
- Bon c'est pas q'j'm'ennuie mais faut que j'te laisse, j'ai plein de choses à préparer. Désolé de n'pas rester pour le spectacle.
Avant que je n'aie le temps de répondre, il m'envoie un baiser de la main et disparaît de ma vue. Je me jette contre la paroi et je crie de toutes mes forces pour le faire revenir. Du coin de l'œil, je vois le sas se refermer, je suis toute seule. Je me précipite vers l'autre paroi et je regarde à travers un hublot. Le vaisseau n'est pas encore visible mais il ne va pas tarder. Tournant comme une folle, je regarde partout pour voir s'il existe un moyen d'ouvrir la paroi en verre. Un panneau de contrôle est situé dans l'enceinte mais aucun bouton ne réagit. Jimmy doit avoir saboté le système de commande. Un autre panneau de contrôle se situe à l'extérieur mais je ne peux pas l'atteindre. Plaquée à la paroi en verre, je hurle en tapant avec mes deux mains mais personne ne peut m'entendre. Le désespoir m'envahit et je m'effondre en sanglots. Je me maudis d'avoir été si naïve.
Tout d'un coup, malgré le chagrin qui me submerge, je ressens une présence. Je me redresse. Keatel ! Keatel, m'entends-tu ? J'ai besoin de toi !
Keatel était nerveux, il se déplaçait frénétiquement dans l'appartement. Il ressentait la détresse de Laura. Elle était en danger et il devait la rejoindre. La porte était fermée et il ne pouvait pas l'ouvrir. En regardant au plafond, le souvenir de ses expéditions dans le système d'aération de l'école lui revint en mémoire. C'était la seule issue. D'un bond, Keatel s'accrocha à la grille et la secoua de toutes ses forces pour la faire tomber. Mais celle-ci résistait, Keatel manquait de force.
Je sens Keatel de manière diffuse, je perçois son trouble, lui aussi est en difficulté. Keatel, tu dois persister ! Recommence ! Recommence encore ! Tu peux y arriver ! Je retourne au hublot et je vois avec effroi au loin les lumières du vaisseau en approche. Il sera là dans moins de trois minutes.
Keatel dut s'y reprendre à trois fois avant que la grille ne cède. Il fut surpris et retomba au sol lorsqu'elle lâcha. Il s'ébroua puis bondit de nouveau pour s'accrocher au rebord du trou d'aération. Une fois dans le tuyau sombre, il se dirigea en se focalisant sur Laura. Il ressentait sa présence et elle le guidait comme un phare dans la nuit. Il s'approchait, il la sentait de plus en plus proche. Alors qu'il pensait arriver au but, il tomba sur un cul de sac.
Je reviens vers la paroi de verre et j'essaye d'analyser le panneau de commande qui se trouve sur la gauche. Je me contorsionne pour voir tous les boutons et leviers de commande. J'ai souvent observé les manœuvres du personnel navigant et je crois savoir quel est le bouton qui pourrait m'ouvrir cette satanée paroi. Concentrée sur mon analyse, je n'avais pas fait attention à Keatel qui me communique son état de stress. Il est bloqué. Essaye encore, Keatel, tu peux y arriver, reviens en arrière et change d'embranchement.
Keatel comprit l'ordre de sa maîtresse et rebroussa chemin jusqu'à la précédente intersection. Il avait deux choix, il choisit de partir sur sa gauche. Keatel galopait dans les méandres du labyrinthe. Il comprenait qu'il ne restait plus beaucoup de temps.
Affolée, je reviens au hublot. Le vaisseau est maintenant visible, il atteindra le début de la piste et amorcera la manœuvre d'atterrissage dans moins d'une minute. Il faut agir maintenant. Je reviens à la cloison de verre et je crie le nom de Keatel. Dépêche-toi !
Je ne peux m'empêcher des larmes de couler, tout cela n'aura servi à rien à part mettre ceux que j'aime en danger. Keryan, je t'en prie, fais attention à toi !
Je me redresse lorsque je ressens l'aura de Keatel, il est tout près. J'inspecte la salle du regard et je vois la main de Keatel passer à travers une grille d'aération. Je crie son nom à m'en casser les cordes vocales. Keatel secoue la grille pour la faire céder mais elle ne bouge pas. Je me retourne et je suis éblouie par l'éclat des phares du vaisseau qui m'éclairent à travers les hublots. Je hurle de nouveau pour encourager mon Verveil. Keatel recule et se jette de toutes ses forces sur la grille dont les fixations explosent sous l'impact. La grille et Keatel tombent sur le sol. Mon Verveil a anticipé la chute et atterrit par terre en roulé boulé. Il se remet sur ses pattes et court vers moi. Je lui montre le bouton d'ouverture du sas et dès qu'il appuie dessus, la paroi en verre se met à remonter. Le mouvement est très lent, pourquoi est-ce que ça ne va pas plus vite ? Je hurle contre la porte comme si mes cris pouvaient la faire accélérer. Dès qu'il y a assez d'espace, je roule en dessous et je me précipite vers le panneau de commande pour demander la fermeture du sas. Avant que je n'atteigne le bouton, la porte extérieure s'ouvre pour laisser entrer le vaisseau de marchandise. Ce n'est pas possible, les systèmes de sécurité empêchent les deux sas de s'ouvrir en même temps. Quand Jimmy a saboté le système de commande, il a dû dérégler tout le mécanisme. Les deux portes étant maintenant ouvertes, le phénomène de dépressurisation aspire tout ce qui est dans le dôme vers l'extérieur. Je suis brusquement tirée vers l'arrière, je me jette en avant et je m'accroche au rebord du panneau de commande. Keatel n'a pas eu le temps de s'accrocher, je le vois partir comme une balle. J'ai tout juste le temps de tendre la main et je l'attrape par une patte arrière. Des dizaines d'objets filent vers l'extérieur comme attirés par un aspirateur géant. La pression est si forte que je vais lâcher. Keatel étant près de moi, la connexion se rétablit et tout l'environnement se matérialise à l'intérieur de mon esprit. Je me concentre sur le bouton et je lui ordonne de s'enfoncer. Il ne bouge pas. La colère me submerge, je ne veux pas mourir à cause d'un bouton grippé. La rage décuple la puissance de mon pouvoir télékinésique et le bouton s'enfonce enfin.
Lorsque le personnel navigant sort du vaisseau de marchandises, ils ne comprennent pas pourquoi je suis étendue sur le sol au milieu d'un désordre indescriptible en serrant fort mon Verveil dans mes bras.
- 31 -
Je tourne en rond dans ma chambre, je ne supporte pas de rester cloîtrée là. Après que les pilotes du vaisseau ont donné l'alerte, j'ai été reçue par le colonel de la base en personne ainsi que le haut-commandement. Je leur ai expliqué que tout avait commencé par ma volonté de comprendre les causes de la mort de mon frère. J'ai raconté mon enquête et comment le comportement de Jimmy avait éveillé mes soupçons. Je leur ai décrit mes relances répétées qui avaient fini par convaincre Jimmy de me faire subir le même que Roland. J'ai évidemment passé sous silence l'aide que m'a apportée Keryan. Je leur ai aussi raconté comment j'avais mis Keryan et Paddy en danger en informant Jimmy qu'ils étaient au courant des résultats de mon enquête. Ils savent qu'il est décidé à aller sur Terre pour les tuer. Devant la tournure des événements, ils n'ont pas pris le temps de me sermonner pour mes risques inconsidérés. L'ordre a été envoyé au central sécurité pour faire bloquer tous les accès de Jimmy. L'ensemble du personnel militaire de la base a été mobilisé pour le retrouver. Des ordres ont en même temps été envoyés sur Terre pour mettre mes amis sous protection militaire. Puis sous la garde de deux commandos d'élite, j'ai été amenée à mon appartement. J'ai ordre d'y rester tant que Jimmy n'aura pas été arrêté.
Tout en faisant les cent pas, je prie pour que Jimmy n'arrive pas à quitter la base. Le central a vérifié les systèmes de sécurité des portes de sortie et aucun passage de Jimmy n'a été enregistré, il est donc encore dans la base. Je me dis que tout n'est pas perdu et qu'on peut le coincer. Mais je ne sais pas pourquoi, je ne suis pas rassurée, j'ai le sentiment que quelque chose ne va pas. Il me semble que c'est lié à notre dernière conversation. Qu'est-ce que Jimmy m'avait dit déjà ? D'un coup, ça me revient. Je m'en veux de ne pas y avoir pensé plus tôt. Je demande à voir le colonel de toute urgence. Devant mon insistance, il accepte de me recevoir.
Dès que mes deux gardes du corps me laissent en compagnie du colonel et de ses deux adjoints, il me presse de lui expliquer la raison de cette entrevue.
- Mon Colonel, je crains que Jimmy Gooey n'ait déjà quitté la base.
- Rassurez-vous. Nous avons bien vérifié. Aucun système ne l'a détecté.
- Justement, je pense qu'il possède un moyen de traverser les systèmes de contrôle sans laisser de trace. Je pense aussi qu'il peut franchir ces contrôles même s'il n'a pas les autorisations.
- Ce n'est pas possible. Ce système est infaillible.
- C'est ce que tout le monde croit, c'est pourquoi il est si sûr de lui. Il m'a avoué avoir saboté le vaisseau de mon frère mais aucune trace de son passage n'avait été enregistrée. Il a pénétré sur l'aire d'envol pour trafiquer mon Toran, est-ce que le système l'a détecté ?
Aussitôt, le commandant contacte le central qui ne trouve aucune trace de la venue de Jimmy sur la base d'envol. Le colonel affiche un air grave.
- Je suis obligé de vous croire, Lieutenant, vous dites vrai. Mais ne nous affolons pas, il est probablement encore à l'intérieur de nos murs. Commandant Holden, mettez sous bonne garde toutes les sorties de la base, il va peut-être tenter de passer en force.
- Mon Colonel, excusez-moi d'insister mais je pense il a déjà eu largement le temps de partir. Au moment de me quitter, il m'a confié vouloir partir sur le champ vers l'astroport.
- Il passe peut-être les systèmes automatiques mais le hall principal est gardé à toute heure de la journée et personne ne l'a vu passer.
- Il a pu emprunter une issue de secours.
- Impossible. Sans véhicule, il ne peut rejoindre l'astroport.
En disant ces mots, sa phrase meurt dans sa bouche et une idée lui vient à l'esprit. Il contacte le service des transports de la base et demande si tous les véhicules de services sont à leur place. Après vérification, on signale l'absence de trois véhicules. Le colonel demande à ce qu'une vérification soit faite en urgence pour savoir qui les a empruntés.
Un silence de plomb s'abat sur la pièce pendant l'attente de la réponse. Le colonel est assis dans son large fauteuil, il a la mine sombre avec le menton posé sur ses mains croisées. Lorsque le service des transports rappelle le colonel, tout le monde sursaute. Sur les trois véhicules, seuls deux sont enregistrés comme affectés à un membre de la base.
- Bien, il faut nous rendre à l'évidence, l'oiseau a quitté le nid. Commandant Johnson, je veux cinq équipes d'intervention prêtes à partir dans dix minutes. Contactez le commandant Holden, on peut suspendre la garde des issues de secours. Demandez-lui d'appeler l'astroport pour ordonner le blocage des décollages jusqu'à nouvel ordre.
Une fois le commandant parti, le colonel me demande de regagner mes appartements.
- Mon Colonel, je vous demande de m'autoriser à faire partie de l'opération d'intervention.
- Lieutenant Carroyan, il en est hors de question. Je crois que vous avez eu votre compte d'émotions pour aujourd'hui.
- Permettez-moi d'insister. Avec mon Verveil, nous avons assimilé la personnalité de Jimmy Gooey. S'il est dans l'astroport, je devrais pouvoir le détecter. Je vous en prie, il a tué mon frère et je crois avoir droit à participer à son arrestation. Il ne doit pas nous échapper.
- Justement, vous en faites une affaire personnelle et ce n'est jamais bon pour ce type d'intervention...
J'acquiesce en baissant le regard, je comprends qu'il ne vaut mieux pas insister.
- Mais je reconnais que votre aide peut être précieuse, continue le colonel, vous avez l'esprit vif et vous connaissez bien notre fugitif. C'est d'accord, préparez-vous en vitesse, vous rejoindrez l'équipe du sergent Connors. Par contre, Lieutenant Carroyan, j'exige de vous une participation passive. Vous avez déjà outrepassé les règles en menant votre petite enquête personnelle. Vous n'êtes là que pour aider à la détection de l'individu, je ne veux aucune initiative personnelle, compris ?
- Affirmatif, mon Colonel.
- 32 -
Le vol s'était bien déroulé. Le vaisseau terminait sa procédure d'atterrissage et se posait en douceur sur le sol lunaire. Tolas commençait à se détendre. Même si son passage au contrôle des billets s'était bien passé, il avait craint durant toute la durée du vol d'être arrêté. Il suffisait que sa disparition soit découverte à l'hôpital pour que l'alerte soit donnée et qu'il soit démasqué. Une fois le militaire mort découvert, ils ne mettraient pas longtemps pour voir qu'il avait été enregistré à l'embarquement d'un vol pour la Lune. Il attendait avec impatience d'avoir débarqué sur la Lune pour disparaître dans la foule et être hors de portée.
Durant tout le vol, il n'avait pu s'empêcher de se ronger les ongles et son pouce droit était presque en sang. Le sentiment d'être observé par les membres d'équipage ou les passagers l'exaspérait. Mais il était arrivé et les passagers étaient enfin autorisés à débarquer.
Une fois passés les derniers portillons, Tolas fut agréablement surpris par le monde grouillant autour de lui. Les casinos lunaires étaient réputés et attiraient des centaines de milliers de visiteurs chaque année malgré les prix exorbitants. Les joueurs ayant fini leur nuit et rentrant sur Terre croisaient les visiteurs matinaux voulant profiter de leur journée pour visiter au maximum le complexe lunaire. Il était maintenant invisible, englouti par la multitude.
Lorsqu'il s'approcha de la sortie de l'astroport, Tolas eut la désagréable surprise de voir un régiment de militaires armés jusqu'aux dents pénétrer dans le bâtiment et se disperser pour bloquer les différentes sorties. Il ralentit son pas et se dirigea vers le côté pour observer ce qui se passait. Un message sur des haut-parleurs avertit que tous les vols au départ de la Terre étaient suspendus. Tolas regarda en direction du tableau affichant les départs et constata qu'ils étaient tous annoncés comme retardés. Il se demandait si ces troupes étaient là pour lui. C'était probable. Comme il l'avait craint, son stratagème n'avait pas fait long feu. Il jeta un coup d'œil autour de lui et repéra des toilettes. Il devait s'isoler pour se donner le temps de réfléchir. Après avoir verrouillé sa porte, il réfléchit au meilleur scénario pour échapper à ces contrôles. Ils recherchaient un militaire, il devait se débarrasser de son uniforme au plus vite. La meilleure solution était d'attendre la venue d'un voyageur ayant son gabarit et de lui voler ses vêtements. Il attendit qu'un visiteur providentiel entre à son tour. Lorsqu'il entendit des bruits de pas, Tolas se prépara à intervenir. Il grogna intérieurement quand il comprit qu'ils étaient au moins deux personnes. Il devait encore attendre. À l'écoute des allées et venues, il surprit la conversation entre ses deux visiteurs et comprit qu'il n'était pas la cible recherchée. Les militaires semblaient s'intéresser à un mécano en fuite. Il reprit espoir et décida de tenter sa chance en franchissant les contrôles aux portes de sortie.
Tolas rejoignit une queue qui s'était formée pour pouvoir sortir de l'astroport. Il entendait les gens râler et se plaindre de leur précieux temps gâché. Il les méprisait mais dans le même temps partageait le même problème. Lui aussi se battait contre le temps.
Arrivé à la hauteur du barrage, les militaires le laissèrent passer immédiatement. La vue de son uniforme et de son badge avait suffi à le laisser passer. Tolas fut surpris de la facilité avec laquelle il avait franchi l'obstacle. De nouveau, il put se fondre dans la foule. Il lui fallait maintenant trouver un moyen discret de rejoindre la base.
- 33 -
Nous nous rapprochons avec mon équipe de l'astroport en remontant à contre-courant la foule qui n'en finit pas. Moi qui espérais qu'il n'y ait personne à cette heure matinale, je m'étais bien trompée. Keatel est fermement agrippé à mon épaule, il n'est pas à l'aise non plus. Nous sommes connectés et nous essayons de percevoir la présence de Jimmy mais la foule est trop dense, il y a trop de bruit, trop d'agitation, il m'est impossible de percevoir quoi que ce soit. Le sergent Connors qui dirige mon groupe me demande si j'ai du nouveau mais je réponds par la négative. Tant que je resterai au milieu de ce monde, je ne pourrai rien faire. Je regarde en l'air autour de moi pour voir comment je pourrais prendre de la hauteur.
- Sergent Connors !
- Oui, mon Lieutenant, dit le sergent en se retournant.
- Je ne peux rien sentir d'ici, si je pouvais monter en haut d'un de ces immeubles, avec une vision plus large, je pourrais peut-être mieux balayer l'environnement.
- L'idéal serait la tour de contrôle, me répond le sergent en me montrant une tour surplombant l'astroport.
- Ce serait parfait.
L'entrée de la tour de contrôle est située sur le chemin menant à l'astroport. Une fois arrivés, le sergent m'accompagne jusqu'à l'accueil et demande à voir un des responsables de la sécurité du site. L'astroport étant en situation d'alerte, un homme arrive immédiatement, trop heureux d'avoir de nouvelles informations. Le sergent explique en deux mots la situation et demande à ce que je sois accompagnée au sommet de la tour.
- Je vous laisse, je continue à marcher avec le groupe vers l'astroport. Nous devons le bloquer là-bas au plus vite. Comme l'a ordonné le colonel, je vous demande de rester dans la tour de contrôle jusqu'à nouvel ordre. Vous n'êtes pas armée, si vous tombiez sur Gooey, ça pourrait mal finir.
- Ne craignez rien, Sergent. Je monte là-haut et je vous préviens si je le localise.
- Merci. À tout à l'heure, mon Lieutenant.
Une fois arrivée dans la grande salle surplombant l'astroport, je suis étonnée par l'effervescence qui règne. Avec l'annulation de tous les vols au départ, les agents doivent réorganiser les plans de vols de la journée et gérer la communication avec la base lunaire mais aussi avec la Terre. Le responsable me quitte après m'avoir présentée rapidement au responsable de l'équipe. Je les laisse à leurs problèmes et je me dirige vers les fenêtres.
La pièce est ronde et offre une vue panoramique sur l'astroport et le complexe lunaire. Je me concentre et j'essaye de capter l'aura de Jimmy. Je me déplace dans la pièce à la recherche du moindre signal. Mais je dois me rendre à l'évidence, je ne ressens rien. Soit il est noyé dans la foule, soit il est parti ailleurs.
- Vous pouvez m'expliquer ce qui se passe ? fait une voix derrière moi qui me fait sursauter.
Je me retourne et je me retrouve face au responsable de l'équipe qui m'a été présenté à mon arrivée.
- Désolé de vous avoir fait peur. Henry Goodman, on s'est vu rapidement tout à l'heure. De notre côté, on a réussi à retrouver une situation stable. Serait-il possible maintenant que vous m'expliquiez la situation ?
- Nous sommes à la poursuite d'un criminel. Nous savons qu'il veut quitter la Lune, c'est pourquoi nous avons bloqué le trafic.
- Bloquer tout le trafic lunaire pour un seul homme ? Il est si dangereux que ça ? me demande-t-il avec une moue dubitative.
Vu la sensibilité de la situation, je ne peux lui donner aucun détail.
- Je vous confirme que c'est un terroriste très dangereux, c'est pourquoi nous mettons tout en œuvre pour l'arrêter.
- Si je peux faire quoi que ce soit pour vous aider.
- Justement, vous avez accès d'ici à l'IA qui gère l'astroport ?
- Oui, pourquoi ? Vous voulez analyser les caméras de surveillance ?
- Tout juste. Si je lui fournis les coordonnées de la personne, il devrait pouvoir nous indiquer s'il est passé devant une de ses caméras.
- Bien sûr. Ça ne va être l'affaire que de quelques minutes.
- Parfait. D'autant plus qu'il ne peut pas quitter la Lune. Dès qu'on le repère, il est cuit.
Alors que je m'attendais à voir le responsable acquiescer, il fronce au contraire les sourcils et se tourne vers le plus grand building surplombant la cité lunaire.
- Un problème ?
- C'est juste que je viens de penser que l'astroport n'est pas le seul moyen de quitter la Lune.
- Quoi ?
- La tour Maestro que vous voyez en face, c'est l'hôtel le plus luxueux, il est réservé aux clients les plus riches.
- Et alors ?
- Regardez la plateforme située vers le cinquième étage. C'est un astroport privé.
- Quoi ? Et il n'est pas sous votre contrôle ? Vous ne pouvez pas bloquer les décollages ?
- Non, ils ont leur propre couloir spatial. Petite concession du gouvernement à nos amis les riches. Ils ne vont quand même pas perdre du temps avec nos procédures administratives. D'ailleurs, tous nos politiciens utilisent l'astroport de cet hôtel.
Henry se tourne vers moi avec un sourire ironique.
- On n'est jamais aussi bien servi que par soi-même, non ?
Je regarde incrédule le gigantesque building en forme de croissant de Lune. Si Jimmy connaît l'existence de cet astroport, il va essayer de l'utiliser. Avec ses connaissances en mécanique, je suis certaine qu'il est capable de prendre le contrôle de n'importe quel vaisseau privé.
- Écoutez-moi bien, dis-je en attrapant le poignet d'Henry. Il faut que vous appeliez immédiatement la base des Centurions. Demandez-leur de contacter le Maestro pour interdire tout décollage. Demandez ensuite à parler en urgence au sergent Connors et expliquez-lui la situation Il doit envoyer une équipe à la tour Maestro pour faire garder l'astroport. Ensuite, demandez l'analyse IA, on ne sait jamais ce qu'elle peut nous trouver.
- Mais... Je... Enfin, c'est quand même compliqué ce que vous me demandez. Pourquoi ne le faites-vous pas vous-même ? Ça serait plus rapide.
- Mon inputer est hors d'usage. Ça va me prendre trop de temps. Je dois me rendre à la tour pour m'assurer qu'ils bloquent bien le trafic.
Devant la réticence de mon interlocuteur, je monte le ton.
- Écoutez, il en va de la sécurité de l'État. Considérez ceci comme un ordre.
Tout en lui parlant, je lui montre du doigt le badge que l'on m'a remis avant de partir de la base. Il signifie que je fais partie des forces spéciales de sécurité et que quiconque doit m'obéir.
- Appeler la base, bloquer l'Astroport et demander à parler au sergent Connors. C'est bien ça ?
- Oui, et n'oubliez pas l'IA, dis-je en me dirigeant vers l'escaladeur.
La descente des trente-deux étages ne dure que dix secondes mais le temps est assez long pour ressentir un malaise à l'idée de contrevenir aux ordres. Mais je suis convaincue que le groupe d'intervention prendra trop de temps pour sortir de l'astroport et Jimmy aura tout le temps de s'enfuir. Je ne peux pas prendre le risque de lui laisser une chance de nous échapper.
Une fois sortie de la tour de contrôle, je me dirige en courant vers l'hôtel. Je me faufile entre les touristes en criant sur mon passage pour qu'ils se poussent sur le côté. En même temps, je continue d'analyser mon environnement avec Keatel, espérant repérer la présence de Jimmy. M'éloignant de l'artère principale, la foule est moins dense et je peux accélérer mon rythme. La tour Maestro me surplombe de toute sa majesté, elle est gigantesque. Elle paraît proche mais je dois encore parcourir au moins un kilomètre pour la rejoindre. J'ignore mes poumons qui me supplient de ralentir.
J'arrive essoufflée dans le magnifique hall de réception. Mon entrée ne passe pas inaperçue, c'est plutôt rare de voir des militaires dans cet endroit. Sous le regard du personnel et des clients de l'hôtel, je rejoins le bureau d'accueil.
- Bonjour, dis-je en m'adressant au réceptionniste et en montrant mon badge. Lieutenant Carroyan, force spéciale d'intervention des Centurions.
- Bonjour, qu'est-ce que je peux faire pour vous ? me répond l'homme inquiet.
- Est-ce que je pourrais voir le responsable de l'hôtel ? C'est urgent !
- Une seconde, je le fais appeler.
Je n'ai pas longtemps à attendre avant de voir le responsable arriver. Un grand bonhomme dégingandé s'approche de moi à grands pas et me demande de le suivre dans son bureau. La contrariété qui perce dans son ton m'indique qu'il n'apprécie guère ma présence et le risque que je représente à troubler la quiétude de sa clientèle.
Une fois dans son bureau, mon interlocuteur ne se donne pas la peine de s'asseoir et engage la conversation. Il essaye de maîtriser sa nervosité mais il est trahi par les tremblements de ses mains.
- Lieutenant, j'exige de comprendre ce qui se passe !
- Avez-vous été contacté par la base militaire ? Vous a-t-on demandé de bloquer l'accès à votre astroport ?
- Oui et c'est inadmissible. Vous vous rendez compte de ce que vous me demandez ? Mes clients sont furieux, de quel droit...
- Du droit de la sécurité de l'État ! Et j'espère que vous savez ce qu'il en coûte de ne pas collaborer avec les services de sécurité ?
Mon ton glacial le calme immédiatement. À sa manière de me regarder de haut, ce pingouin hautain me rappelle mon père et commence à m'insupporter.
- Maintenant, dites-moi quelles procédures vous avez mises en place.
- Nous avons bloqué les trois entrées de l'astroport de l'hôtel. Plus personne ne peut accéder aux vaisseaux.
- Y a-t-il eu des départs dans les deux heures précédentes ?
- Non, nous avons vérifié. Personne n'est parti, nous avons eu, par contre, trois arrivées.
- Bien. Votre hôtel est-il équipé d'une IA ?
- Évidemment, me répond-il avec un air offusqué.
- Alors, demandez-lui si ses caméras ont vu passer un certain Jimmy Gooey, mécano de la base des Centurions.
En passant la main sur un terminal de contrôle, le système de sécurité reconnaît le responsable et active l'accès à l'IA. Après avoir enregistré l'identité de Jimmy dans le système, le système démarre sa recherche. Il ne lui faut que quelques secondes pour nous indiquer que Jimmy n'a été aperçu sur aucune des caméras de l'immeuble. Soulagée, le poids qui oppressait ma poitrine se dissipe. Il est donc encore sur la Lune, il ne peut pas nous échapper.
- Bien. Des troupes vont bientôt arriver en renfort et venir monter la garde dans votre astroport.
- Des troupes ? Mais... Comment cela ? Mais ça va perturber...
À peine a-t-il démarré sa phrase qu'il se tait en voyant mon regard s'assombrir.
- Ne vous en faites pas, nous allons nous poster aux entrées de votre astroport et filtrer les passages. Cela permettra de rétablir au plus vite son fonctionnement.
Mon interlocuteur me remercie avec un petit sourire pincé, je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi coincé. Je le remercie pour son aide et je prends congé pour attendre les renforts devant l'hôtel.
Une fois dehors, je me mets sur le côté pour ne pas être visible et déranger les précieux clients de l'hôtel. Je fais les cent pas pour patienter et j'observe l'arrivée d'une navette venant livrer des marchandises à l'hôtel et se dirigeant vers une porte à l'arrière de l'hôtel. En observant cette porte de service, un horrible pressentiment s'immisce en moi. Jimmy pourrait-il aussi abuser un système de sécurité privé comme celui installé dans ce bâtiment ? Ce n'est pas impossible. S'il passe par une entrée de service, il peut atteindre l'astroport et forcer l'accès. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine et je m'engouffre de nouveau dans le hall de l'hôtel. Je ne prends pas le temps de passer par la réception, je connais le chemin qui mène au bureau du directeur. Je prends à peine le temps de frapper et j'ouvre la porte. J'ai l'impression qu'il va me faire une crise cardiaque.
- Encore vous ? Qu'est-ce qui se passe ? me demande-t-il avec un air affolé.
- Lors de l'analyse de tout à l'heure, avez-vous demandé à l'IA de vérifier aussi les caméras installées dans les accès de service ?
- Mais bien sûr !
Bien, Jimmy n'est donc pas encore entré dans le bâtiment.
- Il me semble que j'ai droit à des explications ! Avez-vous du nouveau ?
- Taisez-vous et écoutez-moi !
Mon pingouin est si outré qu'il en reste bouche bée. Je ne lui laisse pas le temps de se reprendre.
- Il est possible que l'individu que nous recherchions puisse forcer vos systèmes de sécurité.
- Comment ? C'est impossible. Nous avons installé ce qui existe de mieux. C'est tout à fait inviolable.
- Je prie pour que vous ayez raison. Mais le risque est là. Donnez-moi l'accès à votre astroport, je dois m'assurer qu'il ne va pas réussir à s'y introduire.
- Mais... C'est impossible, je ne peux...
- Vous ne m'avez pas comprise. Ce n'est pas une question, c'est un ordre.
Le pourpre qui envahit progressivement le visage du directeur me fait comprendre qu'il a saisi la situation.
Je mets ma main sur le terminal de sécurité posé sur son bureau et le terminal effectue une analyse de mon ADN pour en déduire une signature unique. Le directeur programme ensuite son système pour me permettre l'accès à l'ensemble du bâtiment.
Je prends à peine le temps de le remercier que je me précipite vers la porte. Je me fige et me retourne de nouveau vers lui.
- Vous n'auriez pas une arme, par hasard ?
- Une arme ? Grands dieux, non !
- Un couteau ?
- Mais non !
Je me rapproche de son bureau sur lequel est posé un magnifique coupe-papier.
- Je vous l'emprunte, je vous promets de vous le rapporter.
Il n'a pas eu le temps de réagir que je suis déjà dans le couloir pour rejoindre les escaladeurs. Pendant que l'escaladeur me conduit au cinquième étage, je jette un regard de dépit sur mon arme de fortune. N'ayant pas encore obtenu mon diplôme, je n'ai pas droit à mon arme de service. Et mon rôle devant se limiter à l'observation, le colonel a refusé de m'en procurer une. Je me demande si je ne devrais pas rebrousser chemin et attendre sagement l'arrivée du sergent. Mais si Jimmy venait à s'échapper, je m'en voudrais à vie. Au diable le colonel, je n'ai pas le droit d'abandonner Roland.
Je pose ma main sur le terminal posé devant le sas d'entrée de l'astroport et la porte s'ouvre immédiatement. Je reste cachée derrière la porte et je me risque à jeter un œil à l'intérieur. Tout a l'air calme. Pas un bruit, je sens juste l'odeur classique d'ozone produite par les réacteurs à l'atterrissage. Je décide d'entrer et je referme la porte derrière moi. Je ne ressens aucun danger, Keatel est en éveil et mon pouvoir précognitif reste silencieux. Je me détends et quand je vois mon coupe-papier serré fort dans ma main droite, ça me fait presque sourire. Ce coupe-papier ne ferait pas de mal à une mouche. Je continue à faire le tour de la plateforme. Je décompte cinq vaisseaux, tous plus beaux les uns que les autres. Même s'ils ne valent pas mon Toran, je ne peux m'empêcher de les admirer. Posée contre un mur, je remarque une longue barre de fer. Je l'attrape en me disant que cela me protégera plus que mon petit couteau. Lorsque j'atteins le dernier vaisseau, un sentiment de danger s'empare de moi. Je regarde Keatel, ses poils se sont dressés, le danger est imminent. Je repère un recoin derrière lequel je peux me cacher et je me précipite sans faire de bruit. À peine je me suis tapie qu'un sas s'ouvre et laisse entrer Jimmy. Je me blottis contre le mur en serrant la barre fort contre moi. Combien de temps va-t-il falloir au Sergent pour intervenir ? Impossible de le savoir sans mon inputer, je dois décider seule de la marche à suivre. Je jette de rapides coups d'œil pour suivre ses agissements. Il fait lui aussi le tour des vaisseaux pour choisir celui qui fera le mieux l'affaire. Mon cœur s'accélère à la vue de l'arme qu'il tient dans la main droite. S'il m'aperçoit, il me tirera dessus sans hésiter. Il s'arrête devant le quatrième vaisseau, un modèle très rapide qui peut emporter deux passagers. Il met son pistolet dans sa poche, prend une espèce de tournevis dans sa mallette à outils, force l'ouverture d'une trappe extérieure et se met ensuite à bricoler dans la carlingue. Je continue à l'observer tout en cherchant un moyen de me rapprocher. Il est dos à moi, je peux me déplacer sans qu'il me voie. Je devrais pouvoir rejoindre le cinquième vaisseau et me cacher derrière lui. Il semble concentré sur sa tâche, j'en profite pour sortir de ma cachette. À pas de loup, je me rapproche. Je contrôle ma respiration pour ne faire aucun bruit. Je le vois reculer, je me fige. Je n'ai pas encore atteint le vaisseau, s'il se retourne, c'en est fait de moi. Il se baisse, prend un autre outil et se remet au travail. J'en profite pour parcourir en trois enjambées la distance restante et je me colle à la paroi du vaisseau. Jimmy est à moins de dix mètres, j'entends sa respiration sifflante. Il n'arrête pas de jurer contre la machine qui ne réagit pas comme il le désire. Il s'énerve, c'est bon pour moi. Puis enfin Jimmy se recule, appuie sur un bouton et le cockpit commence à s'ouvrir. Dans le même temps, des barreaux sortent du fuselage pour lui permettre de monter jusqu'au siège du pilote. Jimmy referme la trappe en affichant un air satisfait. Il range ses outils, prend sa mallette et attrape le premier barreau. Quand il commence à monter, je sais que je n'aurai pas d'autres occasions. Je me précipite derrière lui et lorsqu'il se retourne, j'ai déjà abattu la lourde barre de fer sur son crâne. Il lâche les barreaux et s'effondre par terre. Je lui redonne un autre coup pour m'assurer qu'il est hors d'état de nuire. Les mains tremblantes, je pousse le corps inerte du bout de ma barre de fer pour m'assurer qu'il est bien inconscient. Je me rapproche pour voir son visage. Je suis soulagée de constater qu'il respire encore. Je le secoue du bout de ma barre, il ne bronche pas. Il est bien assommé. Chacun son tour, me dis-je. J'aperçois son arme par terre qui est tombée de sa poche, je lui donne un coup de pied pour l'éloigner de Jimmy. Encore sous le choc, j'essaye de me reprendre. Il me faut de l'aide, je dois trouver un système de communication pour donner l'alerte. Je ne veux pas non plus m'éloigner de Jimmy, craignant qu'il ne se réveille. Alors que je cherche une solution, Keatel me projette un sentiment de danger si fort que je me raidis. Je pressens un péril que je n'ai pas ressenti depuis bien longtemps. Tolas ! Il n'est pas loin. Ce n'est pas possible, il est à l'hôpital, sur Terre. Je me retourne au moment où il ramasse l'arme de Jimmy par terre. Il se redresse avec un sourire si odieux que je manque de défaillir.
- Surprise ? me dit Tolas en pointant l'arme dans ma direction.
Je suis si abasourdie que je ne sais pas quoi lui répondre. Je suis figée sur place, mes muscles engourdis, j'ai beau me dire que ce qui arrive n'est pas possible, le fait est que Tolas est bien là devant moi.
- Tu m'as fait courir, tu sais ?
- Co... Comment est-ce possible ? finis-je par bégayer
- Je t'avoue que j'ai eu de la chance. Arriver sur la Lune était compliqué, mais te rejoindre à la base l'était encore plus. Imagine ma surprise quand je t'ai vue sortir d'un immeuble quelques mètres devant moi.
Comment se fait-il que je ne l'aie pas senti ? Était-ce parce que j'étais concentrée sur Jimmy ?
- Alors je t'ai suivie de loin. Dans la foule, ce n'était pas facile mais tu criais tellement que je ne t'ai pas perdue de vue, jusqu'à ce que tu entres dans cet hôtel. Avec le déploiement de forces à l'astroport, je me suis dit que tu devais participer à l'opération en cours.
Tolas tourne la tête vers le corps étendu.
- C'est ce type là que tout le monde recherche ?
Je hoche la tête. Tolas tourne de nouveau son regard vers moi semblant avoir déjà oublié Jimmy.
- Quand tu es ressortie, j'étais sur le point de te rejoindre puis tu t'es de nouveau engouffrée dans l'immeuble. J'ai attendu cinq minutes et je me suis décidé à entrer. C'était une occasion que je ne pouvais pas laisser passer. Dans le hall, un grand type m'est tombé dessus pour me demander si j'étais le renfort attendu par le lieutenant Carroyan.
Tout en me parlant, il me montra son uniforme militaire qui avait induit en erreur le directeur de l'hôtel.
- Tu imagines ma réponse ? Il m'a dit où tu étais et il m'a même enregistré dans son système pour me donner les droits d'accès. Et me voilà.
Tolas écarte les bras comme s'il était en représentation théâtrale puis il tourne le regard vers son arme.
- Le plus drôle est que, pendant tout mon voyage, je me suis demandé comment j'allais me procurer une arme. Et c'est toi qui me la donnes. Ça ne te fait pas rire ?
Je suis encore sous le choc, je n'arrive pas à réfléchir. C'est tellement injuste.
- Non ? Dommage. Désolé, Laura. Je crois qu'il est temps d'abréger notre rencontre, je dois repartir au plus vite.
Tolas tourne la tête vers le vaisseau trafiqué par Jimmy.
- Je crois même que j'ai trouvé un moyen de transport... Adieu Laura, dit Tolas en pointant son arme vers moi.
En le voyant me viser, je hurle de terreur en levant les mains pour me protéger. Cette montée d'adrénaline déclenche chez Keatel une onde télékinésique qui frappe Tolas au moment où il va tirer. Sa main est déviée vers le bas et la rafale frappe Jimmy de plein fouet. Jamais je n'avais ressenti une telle puissance lors de mes entraînements avec Keatel. Je suis aussi surprise que Tolas. Le corps de Jimmy tressaute à mes pieds puis s'immobilise. Ma dernière chance de savoir qui avait commandité le crime de Roland vient de s'évanouir. Ma peur se mue en une colère et l'énergie insufflée par Keatel m'irradie d'une chaleur intense. Mon Verveil montre les dents, les poils hérissés, toute son agressivité tournée vers Tolas qui pointe de nouveau son arme vers moi. Dans un hurlement, je projette vers lui toute l'énergie de ma rage. Un éclair blanc jaillit de mes mains et le pistolet saute de ses mains pour retomber plusieurs mètres plus loin. Tolas affiche un air effrayé qui me remplit de joie. Je décoche une nouvelle rafale qui le projette à terre. Il glisse le long du sol et percute dans un cri de douleur la mallette métallique de Jimmy. Il est étendu par terre et tente de s'éloigner en prenant appui sur ses avant-bras. Il jette vers moi un regard désespéré. Après tout le mal qu'il m'a fait, le plaisir de le tenir en mon pouvoir me submerge. Je m'approche de lui, bien décidée à le mettre hors d'état de nuire. Seulement, aveuglée par mon sentiment de puissance, je n'ai pas vu que derrière lui, la mallette s'est renversée et a déversé son contenu. Alors que je m'apprête à le frapper de nouveau, Tolas pivote brusquement sur lui-même en projetant vers moi des outils ramassés par terre. Par réflexe, je me décale sur ma gauche en projetant un bouclier télékinésique qui bloque la plupart des projectiles, sauf un qui percute mon Verveil. Son état de transe l'a empêché de réagir et il est projeté au sol, inanimé. Je perds la connexion et mon énergie s'évapore. Je n'ai pas le temps de me soucier de Keatel, Tolas s'est déjà relevé et il se jette sur l'arme tombée derrière lui. Il l'attrape et se tourne vers moi en la pointant d'un geste vengeur dans ma direction. Je sais que je n'ai plus d'issue et je ferme les yeux, attendant la détonation. Lorsque celle-ci se produit, je sursaute tout en étant surprise de ne rien ressentir, alors que la déflagration arrache l'arme de Tolas en même temps que sa main droite.
Tolas ne ressentit même pas la douleur tant sa stupéfaction était grande. Il allait enfin la tuer et, une fois encore, il échouait. Il tourna la tête vers sa droite et vit les militaires qui venaient d'entrer sur la plateforme et le visaient avec leur fusil d'assaut.
Tolas regarda de nouveau en direction de Laura. Elle était là, à moins de cinq mètres et elle allait s'en sortir. La bête se mit à hurler dans son crâne, l'échec lui était insupportable. Elle lui ordonna de se jeter sur elle et de l'anéantir. Alors Tolas fit un pas en direction de Laura qui restait tétanisée. Il ne fit pas attention aux sommations des militaires. Il lui restait quatre pas à faire. Il continua à avancer quand une nouvelle déflagration le toucha en pleine poitrine. Cette fois-ci, Tolas ressentit la douleur qui lui envahit tout le corps. Il voulait continuer à avancer mais ses jambes refusaient de lui obéir, refusaient même de le supporter plus longtemps. Tolas tomba sur ses genoux, les bras plaqués sur la blessure de son torse. Luttant de toutes ses forces pour s'approcher encore, il posa sa main valide à terre et voulut avancer mais son corps refusait de lui obéir. Puis Tolas s'effondra d'un seul coup. Il continuait à regarder Laura qui était secouée de sanglots. Pourquoi pleurait-elle ? Elle aurait dû se réjouir pourtant. Le froid engourdissait son corps mais en même temps, il se sentait bien. Pour la première fois depuis longtemps, la bête s'était tue. Il était enfin serein, ce calme dans sa tête lui faisait un bien fou. Il regarda Laura et comprit qu'elle pleurait car elle le considérait encore comme un être humain. Ce qui n'était pas si mal, au fond. Tout en contemplant Laura, Tolas lâcha son dernier souffle.
Le sergent Connors se précipite vers le corps de Tolas et constate son décès. Pendant ce temps, un autre soldat déclare à son tour que Jimmy est décédé. Le sergent se relève et se dirige vers moi alors que je suis encore traversée de soubresauts. Je ramasse délicatement mon Verveil et sentir sa respiration me donne du baume au cœur. J'avais sauvé le plus important, la vie de Keatel et la mienne.
- Vous allez bien, mon Lieutenant ?
- Physiquement, je n'ai rien. Mais il va me falloir du temps pour m'en remettre.
- Je vous comprends. Vous savez qui c'est, ce type ?
- Tolas Sonneger.
- Senne... ? Mais il était à hôpital. Je croyais qu'il était...
- Je le croyais aussi, il a dû bien simuler.
- Tout ça pour venir jusqu'ici et s'en prendre à vous. Il devait vraiment vous en vouloir.
- Je ne sais pas. Il était fou, surtout.
- Enfin, l'essentiel est que vous n'ayez rien.
Le sergent met ses mains sur ses hanches et embrasse la scène du regard pour constater l'étendue des dégâts.
- Je ne vous cache pas que le colonel ne va pas apprécier.
- Je le sais. Je ne le sais que trop, dis-je en baissant la tête.
- 34 -
Jamais victoire en ce bas monde n'aura été aussi amère. J'ai défait mes deux pires ennemis et je suis affreusement triste. J'ai l'impression de n'avoir généré qu'un immense gâchis. J'ai arrêté Jimmy, j'ai sauvé Keryan et Paddy mais je ne suis pas plus avancée qu'avant. Une personne dans l'ombre a manigancé le meurtre de Roland et je ne saurai jamais qui c'est.
La dernière semaine a été assez éprouvante. J'ai d'abord reçu un savon monumental par le colonel, j'ai évité la radiation de justesse car ma désobéissance a empêché Jimmy de quitter la Lune. J'ai fait ensuite un aller-retour express sur Terre pour être entendue par deux nouvelles commissions d'enquête à propos de Tolas et de Jimmy. Je commence à être connue comme le loup blanc au Sénat. Par chance, je n'ai pas croisé mon père, je n'aurais pas eu le courage d'entendre un autre sermon. Désormais, si je veux continuer ma carrière chez les Centurions, il me faut faire profil bas.
Puis, comme toujours, le temps finit par panser les plaies. Je me suis replongée à corps perdu dans ma formation, j'ai enchaîné les missions d'entraînement. Le Toran n'a plus de secret pour moi, j'ai acquis une très bonne dextérité de pilotage. Absorbée par le travail, je n'ai pas vu passer les deux mois qui ont suivi la mort de Jimmy.
Ça fait deux heures que je révise mes cours et je décide de faire une pause. Je jette un coup d'œil autour de moi et je constate dans quel état de désordre est mon appartement. Je me suis trop laissé aller, il est temps de faire un peu de rangement. Lorsque je m'attaque à ma penderie, je découvre que j'ai laissé traîner des vêtements sales que je dois remettre à la blanchisserie. Je retrouve la veste que je portais le soir où Jimmy m'a agressée et que j'avais posée là pour mettre l'uniforme des forces spéciales. Je vide mes poches et je retrouve l'enregistreur de Keryan. Mon porte-bonheur. Il m'était sorti de la tête et ça me fait plaisir de le retrouver. Tout d'un coup, des remords s'emparent de moi. J'avais promis à Keryan de lui faire son enregistrement et je n'ai pas tenu parole. Depuis les événements tragiques, je l'ai souvent appelé en utilisant son programme. Lui parler m'a fait beaucoup de bien. Lorsqu'il a appris ce qui s'était passé, il a été traumatisé. Il s'en veut encore d'avoir cédé à ma demande, et rien de ce que je peux lui dire sur ma propre responsabilité n'arrive à le réconforter. C'est pourquoi il ne m'a jamais relancé concernant l'enregistreur. Seulement, je lui ai fait une promesse et je dois la tenir. Surtout maintenant avec la place qu'il tient dans ma vie. Lui fournir les données de vols d'un Toran serait la meilleure façon de lui redonner le moral. Maintenant que Jimmy n'est plus là, le risque est bien moindre. Et pour Keryan, je suis prête à tout. Il n'est pas trop tard pour rattraper le temps perdu, je consulte l'heure, la mission du jour devrait bientôt revenir.
Comme à chaque fois, j'ai plaisir à voir le ballet des vaisseaux même si ce lieu a failli m'être fatal. Depuis la mort de Jimmy, mes relations avec les mécanos sont étranges. D'un côté, j'ai le sentiment qu'ils m'en veulent pour la mort de l'un des leurs mais de l'autre, ils me sont reconnaissants d'avoir stoppé les détournements de leurs primes.
Les haut-parleurs annoncent l'arrivée imminente du Toran 04. Je me rapproche de son emplacement et je distingue la prise qui m'intéresse. Je me rapproche encore en ayant l'air naturel. Jimmy n'étant plus là, personne ne fait spécialement attention à moi. Je m'accroupis par terre comme si je voulais ramasser quelque chose et d'un geste précis, je place l'anneau sur le bout de la prise. L'enregistreur s'insère parfaitement, je me relève en gardant un air détaché et je retourne à l'emplacement réservé aux visiteurs pour assister à l'arrivée du chasseur.
Une fois le pilote sorti de l'appareil, les mécanos s'activent pour effectuer la maintenance et connectent la prise au vaisseau. J'ai un léger pincement au cœur en me disant que si l'enregistreur a un défaut, ils risquent de le découvrir. Mais c'est un peu tard maintenant pour s'inquiéter. Après quelques minutes, les mécanos viennent débrancher le câble et le reposent à sa place. Je ne détecte aucun comportement suspect, l'enregistreur n'a pas été repéré. Je patiente jusqu'à ce que les mécanos s'affairant autour de l'appareil se dispersent. Mais l'appareil doit avoir un souci car un mécano continue à s'activer à l'arrière de l'appareil. Le temps passe et je ne peux pas m'éterniser. Je dois récupérer cet enregistreur avant de partir. Une idée me traverse l'esprit. Je retourne nonchalamment me promener du côté de l'appareil et de nouveau je me baisse à proximité de la prise. Quand j'approche ma main de la prise, j'entends le mécano qui m'interpelle.
- Qu'est-ce que vous faites là ?
Je me redresse en feignant la surprise.
- J'ai perdu ma bague, est-ce que vous pourriez m'aider ?
- Qu'est-ce que vous aviez à venir là, aussi ?
- J'ai une mission importante demain, je voulais faire une dernière vérification de mon chasseur.
- Mais ce n'est pas votre vaisseau celui-là !
- Non, le mien, c'est le numéro huit, dis-je en le montrant du doigt.
- Il y a une coursive pour accéder aux vaisseaux, vous n'avez pas à passer par là.
- Je sais mais j'étais pressée. Je suis vraiment désolée.
- C'est bon, tenez, la voilà votre bague, dit le mécano en me tendant mon bijou.
- Merci, vous me sauvez la vie.
Devant mon plus beau sourire, le mécano hausse des épaules et retourne à sa tâche pendant que je rejoins au plus vite la coursive réservée aux pilotes, la bague dans une main, l'enregistreur dans l'autre.
- 35 -
Nous venons de terminer les examens du troisième trimestre et mes résultats sont excellents, je suis deuxième au classement. Mon diplôme de Centurion est d'ores et déjà acquis, une grande cérémonie de remise des diplômes est prévue dans moins d'un mois. En récompense, l'école nous octroie une permission exceptionnelle de trois jours. Nous fêtons cela avec mes camarades dans un des bars de la base. Je me suis renseignée, je peux prendre un vol dès ce soir. J'ai prévenu Keryan, il est fou de joie de savoir que je viens le rejoindre. Nous allons avoir trois jours pour nous tous seuls.
Keryan m'attend à l'astroport et je me jette dans ses bras. Je me sens enfin revivre.
Une fois arrivés dans son appartement, Keryan me sert un de ses repas dont il a le secret que l'on déguste dans un décor généré par son simfix. Un champ de fleurs sauvages s'étend à perte de vue. Et nous mangeons assis sur une nappe étalée par terre. Je ne peux attendre plus longtemps. Je sors l'anneau de la poche et je montre à Keryan ma main fermée
- Tiens, j'ai un cadeau pour toi.
- Un cadeau ? Qu'est-ce que c'est ?
J'ouvre lentement ma main et, à la vue de l'enregistreur, Keryan affiche d'abord un air circonspect. Mais mon sourire complice lui fait comprendre qu'au creux de ma main se tient l'enregistrement dont il rêve depuis si longtemps. La joie illumine son visage et il se jette sur moi pour m'embrasser. Je lis dans ses yeux brillants qu'il est impatient de lire le contenu de l'anneau.
- Vas-y, dis-je, je vois bien que tu en meurs d'envie.
- Hors de question, madame, répond Keryan en mettant l'anneau dans sa poche. Nous avons bien plus important à faire.
Et, de nouveau, Keryan se penche sur moi.
Lorsque je me réveille le lendemain matin, je cherche Keryan à tâtons dans le lit et je constate que sa place est vide. Je souris en pensant qu'il avait atteint le seuil limite de sa patience et qu'il n'avait pu attendre plus longtemps. Je me lève et le rejoins dans son salon où je le trouve penché sur l'un de ses nombreux ordinateurs.
- Alors, monsieur le génie, tu trouves les réponses à tes questions ?
En voyant sa mine renfrognée, je comprends que ça ne s'est pas déroulé comme il l'espérait.
- Ben non ! L'enregistreur a bien fonctionné mais c'est pareil que sur le radioscope, les fréquences qui m'intéressent sont effacées. C'est à n'y rien comprendre. À croire que les Toran sont programmés pour ne pas enregistrer ces informations. Je ne trouve que les communications entre les pilotes. Il n'y a rien provenant de l'Armada, comme si elle était muette.
- Et ce n'est pas possible ?
- Je ne connais pas leur technologie mais j'ai du mal à croire que ces vaisseaux n'émettent aucun rayonnement électromagnétique.
- Bon, on fait quoi maintenant ?
- J'ai ma petite idée. Mais je dois encore travailler dessus. Ça devrait être prêt la prochaine fois que tu viendras me voir. Je te montrerai à ce moment-là.
- Espèce de petit cachottier. Tu vas me laisser là, dans l'ignorance, après m'avoir mis l'eau à la bouche.
- Si je te dis maintenant, tu ne seras pas d'accord. Je préfère donc te convaincre une fois que j'aurais terminé.
- C'est dégueulasse d'user de ce genre de moyen, Monsieur Chenester.
- Je sais mais c'est parce que je vous connais bien, Madame Carroyan.
Et nous éclatons tous les deux de rire.
Une fois notre petit déjeuner terminé, Keryan m'annonce qu'il a organisé un repas ce soir avec Paddy et qu'il compte lui annoncer notre relation. Je suis aux anges, je suis sûre que Paddy sera ravi. Après avoir pris ma douche, je retrouve Keryan travaillant une fois de plus avec ses ordinateurs. Je regarde par-dessus son épaule et je vois sur la DView des photos de personnes qui me sont inconnues.
- C'est qui ?
- Les membres du projet Carapace.
- Carapace ? C'est quoi ce truc ?
- C'est un projet qui a démarré il y a vingt-cinq ans, quand le gouvernement a compris que la sécurité de l'état reposait sur des systèmes pas assez fiables. Le but était de mettre au point un système inviolable.
- Plutôt raté, non ?
- Pourtant ils y ont mis les moyens. Ils ont recruté les meilleurs ingénieurs et les ont mis au secret pendant plus de trois ans, le temps de mettre au point le système. Rien n'a filtré, le public n'a jamais rien su de ce projet.
- Et ce sont ces ingénieurs que l'on voit sur ces photos ?
- Oui.
- Comment t'as eu ces informations si le projet était classifié ?
- Cordac Industries travaille avec les services de défense et a donc des interconnexions avec leurs systèmes de données. Grâce à mes accès chez Cordac, auquel j'ajoute un peu d'astuce, j'ai réussi à accéder à ces informations.
- Tu ne crois pas avoir pris assez de risques comme ça ? Je sais que tu es sûr de toi mais tu me parles du piratage des archives de la défense. Tu es conscient de ce qu'il pourrait t'en coûter ? Ainsi qu'à moi ?
- Je connais les risques et je t'assure que je ne prends pas ces activités à la légère. Vu ton poste, je comprends aussi ta réprobation. Mais ce que tu m'as raconté sur la faille dans le système de contrôle est vraiment étonnant. J'en ai parlé avec les membres du Club, c'est une première. Malgré de nombreux essais, même eux n'ont jamais réussi à forcer le système. C'est énorme !
- Je sais, le gouvernement est sur les dents. Ils travaillent à corriger la faille.
- C'est impossible, il leur faudrait un transducteur et ils ont tous été détruits. Ils n'ont d'autre choix que de changer tout le système.
- C'est quoi, un transducteur ?
- Laisse-moi t'expliquer depuis le début. Pour créer ce système infaillible, les membres du projet ont décidé de n'utiliser aucune technologie connue. Ils ont donc tout recréé à partir de zéro. Ils ont mis au point un nouveau langage de programmation, ils ont créé de nouveaux ordinateurs avec des IA mises au point spécialement pour Carapace. Une fois le projet terminé, tout a été détruit, les notes, les algorithmes, les modèles mathématiques et surtout tous les transducteurs.
- Tu ne m'as toujours pas dit ce que c'était que ces transbidules.
Keryan prend une feuille de papier et commence à me faire un dessin pour m'aider à comprendre. Malgré sa dextérité à manipuler les ordinateurs, il adore dessiner ses idées sur le papier avant de les reproduire dans ses machines. Il dit que ça l'aide à réfléchir. Pour ma part, ça fait une éternité que je n'ai pas tenu un stylo dans la main.
- C'est la brique initiale qui a été mise au point pour développer ce nouveau système. C'est un peu comme une clé ou une sorte de super télécommande. C'est avec cet appareil qu'ils ont développé et mis au point Carapace. La grande idée de l'équipe était de créer un système qui, une fois démarré, devienne autonome et s'auto-gère. Tu sais que l'identification des personnes est faite par biométrie, avec analyse de notre empreinte ADN, et que c'est totalement inviolable. L'attribution des droits d'accès est gérée au plus haut niveau de l'administration et tout est tracé. Si quelqu'un de haut placé s'amusait à modifier des droits d'accès, cela serait automatiquement enregistré dans le système et ce n'est pas effaçable.
Tout en parlant, Keryan me dessine chacune des briques du système Carapace avec le transducteur au centre.
- Donc, si je comprends bien ton explication, ce système devrait être inviolable. Sauf que Jimmy Gooey nous a prouvé le contraire.
- Il n'y a qu'une solution, il a dû avoir accès à un transducteur et l'utiliser comme backdoor.
- Utilisé comme quoi ?
- Comme backdoor. C'est un terme utilisé en jargon de pirate pour parler d'une faille dans un système. C'est une espèce de porte cachée, mise en place intentionnellement ou résultat d'une erreur, que l'on peut utiliser pour s'introduire dans un système.
J'essaye d'assimiler les informations pour comprendre les tenants et les aboutissants. La conclusion s'impose d'elle-même.
- Si je comprends bien tout ce que tu viens de me raconter, j'en déduis que seul un des concepteurs du système a pu mettre de côté un transducteur et l'utiliser aujourd'hui.
- C'est ce que je me suis dit. Mais il y a un hic...
- Qui est ?
- Ils sont tous morts.
Je dois reconnaître que Keryan a le chic pour ménager ses effets.
- Donc... Conclusion, on est toujours au point mort ?
- Je le crains, répond Keryan. J'ai tout épluché et je n'ai pas de nouvelle piste. J'ai cherché dans toutes les archives et je n'ai rien trouvé d'autre.
Dépité, Keryan froisse son dessin et le jette dans la poubelle placée sous son bureau et commence à fermer toutes les photos affichées sur sa DView. Cachée derrière les visages des concepteurs apparaît la photo montrant un boîtier jaune avec plein de boutons qui me ferait penser à une sorte de ruche bourrée de technologie. C'est étrange, j'ai le sentiment d'avoir déjà vu cet objet.
- Stop, Keryan ! Ne l'efface pas. C'est quoi ce truc ?
- Un de ces fameux transducteurs. Pourquoi ?
- Je suis sûre d'avoir déjà vu ça quelque part.
J'essaye de me creuser la mémoire mais je n'arrive pas à mettre le doigt dessus.
- Ton père a dû suivre ce projet lors de sa conception. C'est possible que tu aies vu des photos dans un dossier traîner chez toi.
- Peut-être, sauf que je n'étais pas née il y a vingt-cinq ans.
- Ça ne veut pas dire qu'il n'ait pas eu besoin de travailler sur ce sujet durant ces dernières années.
- Je n'en sais rien. T'as peut-être raison...
Mais au fond de moi, je ne suis pas convaincue.
Lorsque Paddy arrive à l'appartement, nous sommes encore affairés dans la cuisine. Nous vivons au rythme des amoureux et nous n'avons pas vu le temps passer. Lorsque Paddy me voit, il est étonné que je sois déjà là, et embauchée en cuisine qui plus est. Je devine à son œil malin qu'il se doute de quelque chose. Je ne dis rien et je l'embrasse en faisant attention de ne pas le tacher avec mes mains pleines de pâte.
Durant le repas, Paddy ne cesse de me féliciter pour mon diplôme, il a même apporté une bouteille de vrai champagne, bien meilleur que celui de synthèse. On le boira avec le dessert. Je ne peux éviter de revenir sur les derniers événements qui se sont passés sur la Lune. Je lui ai déjà raconté tout cela par visio mais il m'était difficile de donner tous les détails. Paddy semble affecté par cette histoire comme s'il se sentait coupable. Alors étonnamment, c'est moi qui le réconforte. Ce n'est pas parce qu'il m'a aidé à rejoindre les Centurions qu'il est responsable des agissements de Jimmy Gooey ou de Tolas. C'est quand Paddy me demande des nouvelles de Keatel que nous revenons sur l'incident qui s'est produit au musée de l'espace.
- Depuis la réaction étrange de Keatel, je me suis renseigné. J'ai appelé des anciens amis et ils m'ont donné des contacts qui m'ont permis de remonter jusqu'à l'équipe qui a trouvé les premiers Verveils dans la jungle.
- Vous voulez dire que vous avez réussi à parler au docteur Ravennes ?
- Presque. J'ai réussi à parler à Sonja Rickler, sa première assistante.
- Et alors, qu'est-ce qu'elle vous a dit ?
- Elle m'a confirmé ce que je pressentais.
- Et donc ?
- Une seconde, petite impatiente. Rappelez-vous ce gigantesque incendie qui a ravagé une partie du Congo il y a trente ans. Lorsque l'équipe du docteur Ravennes est arrivée sur place une fois l'incendie éteint, ils ont analysé l'étendue des dégâts sur le site, tant sur la faune que sur la végétation. Et devinez ce qu'ils ont trouvé au milieu des braises encore chaudes ?
Avec Keryan, on se regarde en haussant les épaules. On ne voit pas bien où Paddy veut en venir.
- Vous me décevez, les enfants. Des cristaux ! Ils ont trouvé des petits fragments de cristaux similaires à celui exposé dans le musée. On a toujours pensé que l'incendie avait été produit par une météorite. Je pense que celle-ci devait contenir des morceaux de cristal. Le docteur Rickler m'a confirmé que les Verveils ont toujours été attirés par ces cristaux. Quand ils étaient sur place, ils essayaient toujours de leur chiper les morceaux qu'ils avaient ramassés dans la forêt. Cela amusait beaucoup les scientifiques qui pensaient que ces singes aimaient ce qui brille. Mais moi je pense que la vérité est ailleurs.
- Parce que vous connaissez la vérité ?
- Non, je n'en suis pas sûr. Mais le Docteur Rickler n'a jamais assisté au phénomène que nous avons vu tous les deux. Elle ne savait pas que les Verveils entraient en transe devant le cristal du musée. Elle m'a dit qu'elle allait organiser des expériences pour vérifier mon hypothèse.
- Je ne te suis pas, dit Keryan.
- Moi qui espérais que tu avais hérité de mes gènes, quelle déception, dit Paddy en secouant la tête avec un air désespéré.
- Paddy, je n'en peux plus, dis-je impatiente devant ses simagrées. C'est quoi votre vérité ?
- Je pense que ce cristal est à l'origine des Verveils.
On se regarde avec Keryan, fascinés par cette nouvelle hypothèse. En ce cas, les Verveils ne seraient pas la conséquence des différentes guerres mondiales.
- Mais comment cela serait possible ? dit Keryan.
- Là, tu m'en demandes trop. Aux scientifiques de chercher. Est-ce que sous l'effet de la chaleur le cristal a émis des rayonnements ? Est-ce une réaction chimique ? Je n'en sais rien. Mais la coïncidence est trop forte. Les Verveils semblent garder en mémoire leur première rencontre avec ce cristal, ce qui expliquerait leur comportement face à l'exemplaire exposé au musée.
Sur ces belles paroles, Keryan se lève pour débarrasser la table et chercher le dessert. Une fois le dessert servi et le champagne versé dans les verres, Paddy se lève pour porter un toast mais Keryan se lève en même temps que lui.
- Paddy, pour une fois, j'aimerais que ce soit moi qui porte le toast.
- Très bien, ça me fait plaisir de voir que la relève est assurée, dit Paddy en me faisant un clin d'œil.
- Je lève mon verre à Laura, à tous ses succès malgré toutes les épreuves qu'elle a endurées. La fille la plus forte qui soit, la plus courageuse et que j'admire. Je lève mon verre à la fille que j'aime et qui désormais partage ma vie.
Paddy jette vers moi un regard pétillant.
- J'en étais sûr ! Je savais bien que vous me cachiez quelque chose. Dès que je suis entré, que je t'ai vue à la cuisine, j'avais compris.
- Tu avais compris ? dit Keryan avec un sourire narquois. Tu voudrais nous faire croire que tu as une once de psychologie ?
- Tout à fait. Mais je n'ai pas beaucoup de mérite. Certains esprits primaires sont assez faciles à discerner.
Ne trouvant pas de réplique à cette dernière pique, Keryan répond en faisant une horrible grimace à son grand-père qui me fait éclater de rire. Je suis si heureuse près des miens, près de ma famille.
- 36 -
Je suis dans une grande pièce, une espèce de labyrinthe avec des milliers d'objets familiers qui m'entourent. J'ai du mal à avancer mais je veux progresser pour trouver la réponse aux questions qui m'obsèdent. Là, au fond, dans la pénombre, une lumière blafarde palpite. J'ai le sentiment d'être prise dans une toile d'araignée avec des fils gluants qui s'accrochent à moi et qui veulent m'empêcher de me rapprocher de la lumière. Je persiste en tirant de toutes mes forces. L'objet qui m'intéresse est à portée de main. Il est si brillant que l'on devine sa forme sous la housse qui le protège, je me protège les yeux de la lumière jaune qui m'éblouit. Enfin, je suis près de lui, je vais soulever la housse pour pouvoir le prendre et tout comprendre.
J'ouvre les yeux d'un seul coup. Je sais où j'ai déjà vu ce transducteur. J'essaye de me raisonner, de faire appel à mes souvenirs pour me convaincre que je me trompe mais je suis sûre de moi. Je consulte l'heure, il est six heures du matin. Il est encore tôt mais je ne peux pas attendre. Je m'extirpe en douceur du lit pour ne pas réveiller Keryan, je préfère le laisser en dehors de ça. Je ne prends pas le temps de faire ma toilette, je m'habille en silence et je sors de l'appartement. Une fois dehors, un froid vif me transperce, je me précipite pour rejoindre la station de monoway. Une fois au chaud dans mon compartiment, j'essaye de me convaincre que je dois me tromper. C'est tellement absurde. Je n'ai pas le temps de tergiverser, le monoway s'arrête déjà à cette station que je connais si bien. Je sors pour rejoindre l'escaladeur qui mène au niveau 0. J'arrive devant cet immeuble si familier, j'ouvre la porte d'entrée sans souci puisqu'il m'a donné une autorisation d'accès depuis bien longtemps. Arrivée à son étage, je m'arrête devant sa porte et je demande à l'IA de l'appartement d'avertir le propriétaire de ma présence. J'attends bien trois minutes avant que j'entende du bruit derrière la porte qui s'ouvre dans la foulée. La personne hirsute et mal réveillée qui m'ouvre a du mal à comprendre la raison de ma présence. Je dis bonjour et je me faufile à l'intérieur sans lui laisser le temps de réagir. Je traverse le salon dans lequel j'ai passé tant de bons moments, j'arrive à l'atelier où je l'ai vu travailler tant de fois pendant que je révisais et je franchis la petite porte pour atterrir pour la deuxième fois dans le plus grand bazar de la galaxie. Je me dirige vers l'objet qui m'intéresse, je soulève la housse et je retrouve bien ce grand objet jaune ressemblant à une ruche en métal. Il arrive derrière moi et me demande encore une fois la raison de ma venue avec de l'énervement dans la voix.
- Mais qu'est ce qui t'arrive ? Si tu ne me dis pas ce que tu fais là, je vais me fâcher !
- Je suis venue pour cet objet, Paddy. Pour savoir pourquoi vous possédez un appareil qui est censé ne plus exister.
En disant cela, j'espérais qu'il se défendrait mais l'expression de culpabilité qui parcourt son visage me fait perdre toute illusion. Il recule et repart en direction du salon. Comment ose-t-il s'enfuir ?
- Paddy, restez là ! Je vous ai posé une question !
J'ai le souffle court et la colère bouillonne en moi. Tout le long du trajet, j'ai échafaudé des hypothèses jusqu'à imaginer l'invraisemblable. Il me faut des réponses, qu'il me rassure. Qu'il me dise qu'il n'y est pour rien. je le rejoins dans le salon et je le retrouve assis sur son gros fauteuil en cuir, la mine défaite. Sa belle assurance coutumière a disparu.
- Comment connais-tu l'existence de cet appareil, me demande-t-il.
- Vous croyez vraiment que c'est à vous de poser des questions ?
Je reste debout face à lui, je suis si tendue que je ne peux me résoudre à m'asseoir. Et je veux garder l'ascendant. Pour libérer sa parole, je concède à répondre à sa question.
- C'est Keryan qui l'a découvert.
- Comment a-t-il fait ? Ce sont des informations classées au plus haut niveau du secret-défense.
- Chacun de nous a ses secrets apparemment. Ça ne me dit toujours pas comment ça se fait que vous possédez un objet qui n'existe plus.
- Parce que c'est moi qui l'ai construit.
- Comment ? Mais vous ne faites pas partie des membres du projet.
- Parce que j'ai effacé toute trace de ma participation dans les archives.
- J'ai vu une photo avec tous les membres de l'équipe et vous n'apparaissiez pas dessus. Vous l'avez falsifiée ?
- Je n'ai pas eu besoin. Cette photo, c'est moi qui l'ai prise.
J'ai l'impression d'avoir la tête qui tourne, je me recule et je m'assois face à Paddy. Il ne me regarde pas, il semble perdu dans ses souvenirs.
- De tout temps j'ai adoré bricoler et fabriquer des choses. C'est pourquoi j'ai démarré ma carrière dans la création de programmes. Mon tout premier job a été de créer des IA de nouvelle génération. Avec le temps, j'ai réussi à avoir une certaine reconnaissance du métier et j'ai été contacté un jour pour participer à un programme ultra-secret : développer le nouveau système de sécurité du gouvernement.
- Le projet Carapace ?
Paddy lève un œil interrogateur vers moi.
- Tu sais décidément bien des choses. Je vais donc aller à l'essentiel. J'ai travaillé durant trois ans à ce projet jusqu'à son démarrage. Une fois le système démarré, le projet a été dissous et toutes les informations relatives ont été détruites ou classifiées. Nous avons signé une charte de confidentialité et nous sommes tous retournés à nos activités.
- Tous les transducteurs ont bien été détruits ?
- J'y viens. Le transducteur a été la base de création du système, la pierre angulaire de l'édifice. Nous l'avons d'abord mis au point et utilisé ensuite pendant toute la durée du projet pour créer le système. Les premiers modèles étaient des prototypes et étaient peu fiables. Nous en avons mis un bon nombre au rebut.
Tout en me parlant, Paddy se lève et va se prendre un verre qu'il remplit de whisky. J'ai les nerfs à fleur de peau. Je voudrais le brusquer, qu'il finisse son histoire que je connaisse enfin la vérité que je redoute d'entendre. Mais il pourrait se braquer. Je le laisse prendre son temps. Il vide le verre d'un trait et se resserre une rasade. Restant debout, il se tourne vers moi et reprend son récit.
- Ce modèle que tu as vu était lui aussi tombé en panne. Il fut un des premiers modèles construits dans sa version finale. À l'époque, faute de temps, quand une machine ne marchait plus, on ne perdait pas de temps à essayer de la réparer. On préférait en refaire une à neuf. Je me rappelle l'avoir apporté au service mis en place pour détruire tous nos déchets, on m'a signé une décharge et je leur ai laissé. Je ne sais pas ce qui s'est passé mais le soir même, en repassant par-là, il était toujours posé sur le comptoir. Je ne sais pas ce qui m'a pris, de la nostalgie ou le besoin de garder un souvenir mais j'étais tellement fier de cet appareil que l'idée d'en garder un me plaisait. Je suis donc allé à l'atelier prendre un autre objet non classifié et je suis retourné au comptoir pour faire l'échange. Le personnel de ce service n'y connaissait rien et ils n'ont pas fait la différence. J'ai démonté le transducteur en plusieurs petites pièces et j'ai réussi à le rapporter chez moi. Il est resté là assez longtemps jusqu'à la fin du projet où j'ai eu plus de temps à moi et je me suis amusé à le remonter et à le réparer. Je me souviens encore du plaisir que j'ai ressenti quand il a remarché.
- Mais vous vouliez en faire quoi ?
- Rien, c'était juste un souvenir. Je l'ai ensuite éteint et rangé au milieu de mon bazar. Il est resté là à prendre la poussière.
- Et vous ne l'avez plus jamais utilisé ?
Paddy ne parvient pas à soutenir mon regard et baisse les yeux dans un geste coupable brisant mes derniers espoirs.
- Passy, est-ce que vous avez tué mon frère ?
Il relève la tête, les yeux embués de larmes. Je me redresse et je repose ma question en haussant le ton. J'exige d'avoir une réponse. Dans un souffle, il me répond que oui. Ce seul mot brise tout en moi. Tout ce en quoi je croyais se volatilise, ne laissant qu'un champ de ruines. Ma raison vacille et je me mets à hurler. Je me jette sur lui et je le roue de coups. Malgré la violence de ma charge, Paddy bronche à peine. Il se laisse faire, encaisse jusqu'à ce que je n'ai plus de force et que je m'écroule à ses pieds. Je suis vidée, secouée par des pleurs qui finissent par se calmer. Paddy est toujours debout, il n'a pas bougé, il n'ose faire le moindre geste. Quand je lève les yeux vers lui, je ne ressens plus aucune colère, juste un immense dégoût. Je recule pour m'éloigner de lui jusqu'à toucher le mur. Je reste assise, le fixant d'un regard accusateur.
- Écoute, Laura, ...
- Écouter quoi ? Il n'y a plus rien à dire. Vous m'avez menti, manipulée, trompée. Et vous voudriez que je vous écoute encore.
- Laisse-moi juste t'expliquer ce qui s'est passé. Que tu puisses me juger en connaissance de cause.
Il a un ton implorant qui m'exaspère. Mais d'un geste las, je lui fais signe de parler. Si ce doit être notre dernière échange, au moins qu'il me permette de connaître toute l'histoire. Paddy reste immobile quelques secondes, ne sachant comment s'y prendre. Le contenu de son verre s'est renversé par terre quand je lui ai sauté dessus. Il le remplit de nouveau et se rassoit.
- Il faut revenir après la fin du projet Carapace. Profitant de mon expérience, la défense spatiale m'a embauché pour travailler sur l'amélioration des IA des chasseurs Toran. Durant cette mission, j'ai été amené à les tester en conditions réelles. C'est dans ce cadre que j'ai été formé au pilotage. Ensuite, on m'a demandé de participer à un programme pour améliorer les simulateurs et c'est dans ce contexte que j'ai commencé à participer à des sessions de formation de pilotes. C'est ainsi que je suis devenu instructeur. J'en avais marre de passer mon temps avec des machines et j'avais envie de voir des gens, parler avec de vrais humains. Ce fut une des plus belles périodes de ma vie. Puis l'Armada est apparue, a détruit la planète Gallaé et a déclenché la guerre, avec les Centurions aux premières loges. Mon expérience et mon statut d'instructeur m'ont permis d'intégrer le premier régiment mis en place pour affronter l'Armada. C'est à cette époque que nous avons identifié le potentiel que pouvaient nous fournir les Verveils. Nous avons adapté les Torans pour leur faire une place et leur permettre de participer aux missions. Ce fut une période de travail intense mais nous étions tous enthousiastes à l'idée d'aller botter le cul à ces extra-terrestres. Les morts de la planète Gallaé réclamaient vengeance.
Paddy fait une pause et ose me regarder dans les yeux.
- Et ton père est arrivé. Il trouvait que ça n'allait pas assez vite, il en demandait toujours plus. Nous enchaînions mission sur mission, les pilotes étaient épuisés et nous avons commencé à subir nos premières pertes. Je ne comprenais pas son acharnement, nous avions encore du temps devant nous. Rien ne justifiait cet empressement. Et puis le baron Cordac a commencé à monter au créneau pour défendre son projet de défense de la Terre. Cela a encore plus énervé ton père qui nous a demandé d'intensifier encore les attaques. Mais nous avions dépassé le seuil de tolérance depuis longtemps. Et finalement arriva ce qui devait arriver. Un de mes pilotes, le meilleur que je n'avais jamais connu, exténué par ses missions à répétition, perdit la vie. Alors, emporté par la colère, j'ai fait l'erreur de ma vie. Je me suis mis en travers du chemin du Sénateur Carroyan. J'ai osé remettre en question sa stratégie et il m'a fait renvoyer.
- Bien sûr, la grande faute Carroyan ! dis-je sur un ton dédaigneux. Je sais que mon père est une brute mais j'ai du mal à croire que cette seule remise en question ait pu entraîner votre licenciement.
- C'est aussi la faute à ma grande gueule. J'ai essayé bien des fois de lui parler en privé mais il refusait de m'écouter. Alors j'ai profité d'une réunion avec tout l'état-major pour le remettre en cause. J'avais du poids dans l'équipe, il ne pouvait pas me faire taire. Le ton a monté, a tourné à la franche engueulade et j'ai refusé de me taire quand il en était encore temps.
- Ça ne tient pas. Cette faute n'a pas pu justifier votre renvoi.
- Comme toujours avec ton père, ça n'a pas été aussi franc. N'ayant pas supporté mon attitude, il a décidé que je nuisais à ses projets et qu'il fallait m'écarter. Il y eu un incident sur un de mes Toran et on m'a fait porter le chapeau. J'arrivais en fin de carrière, on a estimé que mon âge portait préjudice à ma vigilance et que je ne pouvais pas continuer. Il fallut moins d'une semaine pour que je quitte la Lune et que je me retrouve seul, sans rien, dans cet appartement à tourner en rond et ruminer mon ressentiment. J'ai commencé à déprimer et à boire, plus que de raison.
Tout en parlant, Paddy regarde son verre empli de whisky comme si tout d'un coup la vue de cet alcool l'insupportait et il repose son verre loin de lui.
- C'est à ce moment-là que le désir de vengeance a commencé à germer. Le sentiment d'injustice était tel que le désir devint une obsession, je devais rendre au sénateur Carroyan la monnaie de sa pièce. J'ai réfléchi à un plan mais s'approcher de lui était très compliqué, il bénéficiait d'une surveillance étroite et je ne voyais pas comment l'atteindre. Et finalement, je me suis dit que le tuer serait un châtiment trop doux. Je voulais le voir souffrir comme il m'avait fait souffrir. C'est alors que j'ai pensé à son fils, je savais qu'il était en formation chez les Centurions et qu'il devait rejoindre sous peu la base lunaire. J'ai alors mis au point mon plan pour le tuer.
De nouveau les larmes débordent et coulent le long de mes joues. J'hésite à me lever et à partir en courant. Mais je n'ai pas la force, sinon de continuer à l'écouter. Pour sa part, Paddy est plongé dans son passé et continue son histoire sans faire attention à moi.
- Pour que cela passe pour un accident, il fallait saboter le Toran sans laisser aucune trace. C'est là que j'ai repensé au transducteur. Je l'ai réactivé et vérifié son bon fonctionnement. Je me suis rendu compte à ce moment-là du pouvoir que j'avais entre les mains. J'étais grisé par ce nouveau projet, enfin une nouvelle raison de vivre. Pour éviter tout risque de remonter jusqu'à moi, il fallait que j'élimine toute trace de ma participation au projet Carapace. Je me suis rendu aux archives et grâce au transducteur, j'ai obtenu les droits d'accès aux fichiers les plus sensibles et je les ai modifiés. Il fallait ensuite que je trouve le moyen d'atteindre les Torans et malgré le transducteur, je ne voyais pas comment entrer dans la base sans me faire repérer. C'est alors que j'ai pensé à Jimmy Gooey.
À l'écoute de ce nom, je repense à cette horrible période et je suis prise d'un tremblement. Quand je pense que Paddy a fréquenté cette ordure de Gooey et qu'il m'a laissé m'approcher de lui sans me mettre en garde. Il me donne envie de vomir.
- À l'époque, j'allais souvent boire un verre au bar et Jimmy y passait de longs moments. Il avait lui aussi tendance à abuser de la bouteille. Il avait déjà des dettes de jeux et ne voyait pas comment s'en sortir. Il n'avait pas encore réussi à mettre au point son petit stratagème pour détourner l'argent. Un soir qu'il était saoul, il s'était confié à moi et m'avait raconté ses soucis d'argent. Je l'ai donc contacté de façon anonyme pour lui proposer un marché qu'il a accepté immédiatement. Je lui ai donné le droit de se connecter à distance au transducteur pour lui permettre de masquer son passage quand ça l'arrangeait le plus. De mon côté, je n'ai pas pu résister à l'envie de créer un faux enregistrement dans le système pour faire accuser le Sénateur Carroyan. Ce fut une erreur monumentale qui déclencha une enquête qui risquait de remonter jusqu'à Jimmy ou moi-même. J'abusais encore trop de l'alcool à l'époque et je n'avais pas mesuré l'ampleur de cette bêtise. Heureusement, le ménage que j'avais fait dans les archives m'a protégé. J'ai même hésité à détruire le transducteur mais je pensais qu'il pourrait me rendre service si on retrouvait ma trace.
- Comment avez-vous pu laisser Jimmy Gooey continuer à utiliser le transducteur ?
- Ce fut ma seconde erreur. Je l'avais pris pour un sombre abruti, je n'imaginais pas qu'en lui laissant l'accès au transducteur, il en profiterait pour analyser le système et le modifier pour son besoin personnel.
- Vous le saviez et vous l'avez laissé faire !
- Pas du tout ! C'est une déduction que j'ai faite quand tu m'as raconté sa capacité à modifier ses droits. J'ai alors rallumé le transducteur et j'ai fait une recherche pour comprendre ce qu'il avait fait. Ce type a réussi à modifier le système pour le piloter à distance en fonction de la partie de sa main qu'il mettait sur le terminal. Dans certains cas, il était reconnu normalement, dans d'autres cas, il passait inaperçu, voire il prenait une autre identité. J'imagine que c'est de cette manière qu'il a pu avoir accès au programme des mécanos pour le modifier et détourner les primes. Même sans le transducteur, il continuait à pouvoir détourner le système. Ce salopard m'a bien eu...
Paddy a terminé son histoire. Il reprend son verre, le regarde et finalement avale son contenu. Il regarde dans le vide, je n'arrive pas à voir s'il est soulagé ou non par ses aveux. Mais je m'en fiche. Depuis tout ce temps, j'avais le coupable sous mes yeux et il m'avait accueillie comme sa propre fille. Quel cynisme. Plus j'y pense, plus la colère monte à nouveau. Non seulement pour la mort de Roland mais aussi pour s'être joué de moi, pour m'avoir manipulée durant toutes ces années. Ce qui m'amène d'ailleurs une question.
- Et moi, qu'est-ce que je viens faire dans cette histoire ? Pourquoi avoir accepté de vous occuper de moi ? Vous vouliez me tuer aussi ?
Paddy lève vers moi un regard empli de douleur et de remords et acquiesce de nouveau. Les digues ont lâché, il n'essaye même pas de nier.
- Quand Keryan t'a présenté à moi, je me disais que le ciel m'offrait sur un plateau un autre moyen de me venger. J'étais convaincu que toute la famille Carroyan était à l'image du père et devait être détruite. Puis j'ai appris à te connaître et à t'aimer. Laura, tu dois me croire. Il ne se passe pas un jour depuis que je te connais où je ne regrette pas mon geste. Je te demande de me pardonner. Tout ça, c'est du passé et tu as une nouvelle vie. Il faut aller de l'avant. Maintenant que tu es avec Keryan, nous formons une famille. Tu ne peux pas...
- Non, Paddy, dis-je en l'interrompant brusquement. On ne crée pas une famille en en détruisant une autre.
- Ne me dis pas que tu formais une famille avec ton père.
- J'avais des soucis avec mon père mais j'aimais mon frère.
Paddy me regarde, implorant. Il aimerait tellement que je lui pardonne.
- Je sais que ton frère était quelqu'un de bien et ça me ronge encore plus. Mais c'était il y a trois ans. Nous avons vécu tellement de choses ensemble. Il ne faut pas que ce geste...
- Ce geste ? Mais est-ce que vous vous entendez ? On parle d'un meurtre !
Je ne supporte plus ses justifications. Je me redresse jusqu'à me mettre debout face à lui. Je veux clore cette conversation qui n'a que trop duré.
- Ce « geste », comme vous dites, est le déclenchement de tout. Vous ne pouvez pas le balayer d'un revers de la main. C'est à lui que je dois ces trois années de travail et de souffrance, c'est à lui que je dois d'être qui je suis aujourd'hui. Je suis le fruit de vos actes, Paddy. Je croyais avoir un père et je découvre que j'en ai finalement deux. Et des deux, je ne sais pas duquel je dois avoir le plus peur.
D'un seul coup, j'étouffe. Je n'en peux plus, je dois partir d'ici. Sans un regard, je lui tourne le dos et me dirige vers la porte.
- Tu vas en parler à Keryan ? m'interpelle Paddy.
Je me retourne pour faire une dernière fois front à mon ancien ami.
- Vous savez que j'ai horreur du mensonge, ma franchise ne m'a que trop souvent joué des tours. Alors je ne vais pas démarrer ma vie avec Keryan en la basant sur un mensonge aussi grave. Je vais rentrer et tout lui raconter. Après cela, libre à lui de faire ce qu'il veut. Pour ma part, je vous demande de ne plus me contacter. Je ne veux plus jamais avoir affaire à vous.
Je ne lui laisse pas le temps de me répondre et je sors dehors. Une fois dans l'escaladeur, je m'effondre. La porte s'ouvre mais je n'ai pas le courage de sortir, je suis assise par terre, recroquevillée sur moi-même. J'ai envie de mourir. Seule l'image de Keryan me donne la force de me relever et de retourner à son appartement. Jamais je n'ai ressenti autant le besoin d'être dans ses bras.
- 37 -
La cérémonie de remise des diplômes a eu lieu au sein de l'école, sur Terre, et le commandant Cordac m'a promue officiellement Capitaine des forces spatiales. Cette cérémonie m'a laissé un goût de cendres. Seul Keryan était là. Je ne voulais pas voir Paddy et mon père n'est évidemment pas venu. J'avais rêvé ce jour durant des années et je ne ressens aucune satisfaction sinon un grand vide. Seul l'amour de Keryan m'aide à garder la tête hors de l'eau. J'ai essayé de faire bonne figure pour fêter avec Elny et Philip leur promotion aux grades de sergent-major.
Après trois semaines de permission passées auprès de Keryan à me reposer, je retrouve mon appartement sur la Lune. Ça me fait drôle de retrouver cet environnement avec mon nouveau statut de pilote officiel des forces spatiales. Dès demain, on va m'affecter une équipe et sous l'autorité du colonel, je vais démarrer la préparation de ma première mission face à l'Armada.
Assise à mon bureau, j'ai l'œil attiré par le cavalier blanc trônant en évidence sur la petite étagère face à moi. Je l'attrape et le regarde avec une pointe de dégoût. Moi qui croyais que c'était un porte-bonheur. C'est à cause de lui que j'ai découvert la vérité sur Paddy, il aurait mieux valu que je reste dans l'ignorance. Je serais beaucoup plus heureuse aujourd'hui si je n'avais jamais eu cette pièce d'échiquier. Je me lève et sans hésiter, je jette la pièce en ivoire à la poubelle.
Les deux semaines qui suivent sont éprouvantes. Je dois mettre au point ma première mission et le temps où nous simulions est terminé. Je vais partir au front attaquer l'Armada en vrai et j'ai toute une équipe sous ma responsabilité. Le poids de la charge qui pèse sur mes épaules est moins facile à gérer que je ne le pensais. J'ai la chance d'avoir Philip dans mon équipe, il est un précieux soutien. Elny a été affectée dans une autre équipe, nous nous voyons moins souvent.
Je me réveille ce matin avec un mal de crâne plus violent que ce que j'ai déjà pu ressentir. Ça me vrille tellement que j'ai du mal à me lever. Après avoir pris un antalgique, je décide de me rendre au service médical. Il est temps d'en avoir le cœur net. Le médecin militaire m'arrête durant trois jours, pour me permettre de retourner sur Terre faire un bilan médical. L'équipe qui m'accueille me fait passer tous les examens possibles et imaginables. Je reviens encore plus fatiguée à la base avec le soulagement d'apprendre que les examens n'ont rien détecté. Il n'y a peut-être aucun cancer à l'horizon mais rien n'explique mes maux de tête. J'espère juste que je n'aurai pas une crise en plein vol. Je n'arrête pas de penser à maman qui a souffert elle aussi de maux de tête avant de succomber au syndrome de Fleicher. Les médecins ont tenté de me rassurer mais comment rester sereine ?
Je me regarde dans le miroir. Pleine de détermination, je suis prête pour ma première mission. Nous avons répété notre stratégie toute la semaine. Nous l'avons aussi validée par des séances en simulateurs. J'ai passé de longues heures avec des pilotes chevronnés qui ont déjà affronté l'Armada à plusieurs reprises. Je suis en pleine confiance, l'heure a enfin sonné.
Avant de m'arrimer au siège, je vérifie une dernière fois que Keatel est bien installé. Il est détendu, j'ai l'impression qu'il est aussi content que moi d'aller voir de près à quoi ressemble cette armada. Mon Toran est positionné sur l'aire d'envol et lorsqu'on me donne l'autorisation de décoller, je vérifie ma connexion avec Keatel.
- Keatel, paré au décollage ?
Une onde positive diffuse directement dans mon esprit.
- Alors, on met les gaz ! GO !
Comme à chaque fois, les vrombissements des réacteurs me donnent des frissons et font monter l'adrénaline. Mon vaisseau décolle et va rejoindre mon équipe qui m'attend en orbite autour de la Lune.
Une fois les coordonnées de l'Armada entrées dans le système de navigation, mon escadrille s'engouffre dans l'hyperespace. Lorsque le vaisseau ralentit pour se retrouver face à l'Armada, j'ai le souffle coupé. C'est encore plus impressionnant que tous les films ou photos que l'on a pu me montrer. Des centaines de vaisseaux gigantesques s'étendent à perte de vue. Dès notre sortie de l'hyperespace, je comprends que l'alerte est donnée dans l'armada et il ne faut pas longtemps pour que des hordes de vaisseaux ennemis fondent sur nous. Je n'ai plus le temps de réfléchir, nous avons établi une stratégie et nous devons nous y tenir. Tous les Torans virent sur la gauche en même temps et, avec mes équipiers, nous fondons sur le plus gros vaisseau placé au centre de l'Armada. Je n'ai pas peur, tout mon être est concentré sur la réussite de cette mission, avec le sentiment étrange que Roland est présent à mes côtés.
- 38 -
C'est ma première permission depuis quatre mois et j'en profite pour rentrer sur Terre rejoindre Keryan.
Lorsqu'enfin j'arrive dans son appartement, je m'effondre exténuée sur son canapé. Cette permission est la bienvenue, je n'ai pas arrêté de partir en mission durant les trois derniers mois. Keryan s'allonge à côté de moi.
- Alors, Capitaine Carroyan, quoi de neuf du côté des étoiles ?
- Rien de plus que ce que je t'ai déjà raconté en visio. J'ai une formidable équipe et Philip me seconde à merveille. Heureusement qu'il est là, c'est un soutien précieux.
- Alors pourquoi ce froncement de sourcil ? Qu'est-ce qui ne va pas ?
- On ne progresse pas. J'en viens à me demander pour quelle raison on prend de tels risques. Cette armada est si puissante. Dès que nous arrivons, nous sommes assaillis de chasseurs ennemis, nous n'arrivons pas à nous approcher suffisamment des vaisseaux porteurs pour trouver des moyens de les éliminer. Leur taille est inimaginable, chaque vaisseau est plus gros que New Lincoln tout entier. Qu'est-ce qu'on peut faire face à eux ? J'ai lâché mes plus grosses charges protoniques qui n'ont même pas fait trembler leurs champs de force, pas plus d'effet qu'un moustique sur un éléphant.
- N'oublie pas que David a réussi à vaincre Goliath. Un jour, lors d'une mission qui ressemblera à toutes les autres, la solution t'apparaîtra, comme évidente. Tu dois être patiente.
- Mais le temps passe et dans moins de dix-huit années, l'Armada sera là et il sera trop tard.
Keryan se redresse et se lève pour aller chercher un objet posé sur son bureau.
- Puisqu'on parle de l'Armada, est-ce que tu serais encore prête à m'aider concernant les fréquences effacées ?
- Keryan... dis-je d'un ton las. Tu ne lâcheras donc jamais ?
- Il n'y a aucun risque. Regarde-moi ça si c'est pas beau, dit Keryan en me montrant dans sa main une espèce de petit œuf métallique.
- Qu'est-ce que c'est encore que ce truc, monsieur le savant fou ?
- C'est un bête enregistreur de champs électromagnétiques. Je te demande juste de le porter avec toi en mission et de l'activer quand tu seras à proximité de l'Armada. Si ces vaisseaux essayent de communiquer, ce sera enregistré et on en aura enfin le cœur net !
Je prends le petit objet dans les mains pour l'analyser. Il est très léger avec une petite fente au milieu et un bouton sur le dessus.
- Et ça marche comment ton machin ?
- Un peu de respect. J'ai l'honneur de te présenter le premier Keryanoscope.
- Keryanoscope, rien que ça ?
- Ce petit bijou accepte dans cette fente les cartes mémoires de dernière génération permettant jusqu'à quinze minutes d'enregistrement.
- Quinze minutes seulement ?
- Oui, cet appareil scanne tous les champs de fréquences en même temps, ce qui génère une masse considérable de données. Mais surtout, il consomme une énergie folle pour effectuer son travail et vu sa taille, je ne peux lui fournir plus d'énergie. Mais ne t'en fais pas, quinze minutes, c'est déjà énorme.
- Et ce bouton ?
- Tout simplement le bouton de marche-arrêt.
Pendant que je fais tourner l'enregistreur dans mes mains, Keryan me regarde anxieux.
- Alors ? me demande-t-il.
- Alors quoi ?
- Tu acceptes ?
- Mais bien sûr mon amour, dis-je en l'embrassant. Pour une fois que ça ne me fait pas prendre de risque. Attends, je vais le mettre dans mon sac pour ne pas l'oublier.
En me levant, je passe devant une photo sur laquelle Keryan, Paddy et moi sourions de bon coeur, vestige d'une époque désormais révolue.
- Tu as des nouvelles de Paddy ? dis-je sur un ton que j'aimerais détaché.
- Je l'ai vu la semaine dernière.
- Il va bien ?
- Non. Toujours aussi déprimé. Il s'est remis à boire, il ne sort plus de chez lui. Mes parents ne comprennent pas ce qui lui arrive mais j'ai un peu de mal à leur expliquer la situation. Je laisse à Paddy le soin de leur raconter si le cœur lui en dit.
Je hoche la tête. Je repense à tout ce gâchis et un étau me serre le cœur.
- C'est bien ce que tu fais, Keryan. Continue de t'occuper de lui, il a besoin de toi.
- Il a aussi besoin de toi. Penses-tu pouvoir lui pardonner un jour ?
J'aimerais lui dire que oui mais j'ai trop peur de ne pouvoir tenir cette promesse.
- 39 -
J'ai fini d'enfiler ma combinaison et je glisse dans la petite poche placée au niveau de la poitrine l'enregistreur de Keryan. J'ai déjà pu effectuer une mission durant laquelle je l'ai activé. La première carte mémoire est partie par la navette hier, Keryan devrait la recevoir aujourd'hui. Je ne lui ai rien dit, je lui laisse la surprise.
Sur l'aire d'envol, Philip m'attend, déjà prêt à embarquer. En discutant avec lui des dernières consignes, je heurte par mégarde un mécano qui passait derrière moi. Alors que celui-ci s'excuse et continue son chemin, je comprends au petit bip que cet abruti a activé l'enregistreur. Si je ne l'éteins pas, je ne pourrai rien enregistrer. Je m'arrête au pied de mon vaisseau, je regarde autour de moi et ouvre ma poche. J'arrête l'enregistreur et je m'apprête à le remettre à sa place quand le mécano de mon Toran m'interpelle. Je suis si surprise que je sursaute. Je glisse en vitesse l'enregistreur dans la poche avant de me retourner vers lui.
- Quekchose qui va pas sur le vaisseau ? me demande-t-il.
- Non, c'est moi, je vérifiais si j'avais bien tout. Je suis un peu stressée.
- Faut pas vous en faire. J'l'ai révisé de fond en comble, il va vous faire du bon boulot.
- Je n'en doute pas. Merci.
À ces mots, je monte dans le cockpit rejoindre Keatel qui est déjà habillé et installé. Je fais mon rituel en vérifiant qu'il est bien attaché et je m'arrime à mon siège pendant que mon vaisseau est tracté vers l'air d'envol.
Comme à chaque fois qu'on nous donne le feu vert pour décoller, je répète les mêmes phrases.
- Keatel, paré au décollage ? Alors, on met les gaz ! GO !
Lorsque le service du courrier avertit Keryan qu'un colis avait été déposé chez lui, il s'interrogea. Quand il vit sur le bordereau que ça venait de la Lune, son sang ne fit qu'un tour : Laura avait-elle réussi à faire un enregistrement ? Il en était certain. Il était encore un peu tôt, mais impossible de penser à autre chose. Tant pis, il finirait son travail demain. Après tout, il finissait toujours tard, on n'allait pas lui reprocher de partir pour une fois en avance.
Une fois arrivé chez lui, il ouvrit le colis et récupéra la carte mémoire qu'il introduisit dans son ordinateur. Il fit une première analyse des données, l'enregistrement avait bien fonctionné. Il lui fallait maintenant décrypter le contenu des fréquences qui l'intéressaient.
Nous sortons synchrones de l'hyperespace. Philip est positionné sur ma droite. Nous allons tenter une nouvelle approche que nous avons mise au point ensemble. On espère pouvoir surprendre nos adversaires. Nous restons tout d'abord groupés et nous fonçons vers le vaisseau amiral mais au lieu de nous approcher de l'avant, nous tentons de le contourner par l'arrière. Les sas de sortie des chasseurs ennemis étant placés vers l'avant, cela nous donne un peu d'avance. Nous passons sous de gigantesques tuyères et, masqués dans le flux de la poussée, nous nous divisons en groupes de deux. La stratégie est risquée car augmente notre vulnérabilité en cas de combat au corps-à-corps mais il leur sera plus difficile de suivre cette vingtaine de petits groupes éparpillés. Je me synchronise sur la fréquence de mon coéquipier, Klem doit se positionner derrière et rester en position de soutien. Lorsque nous déboîtons du flanc pour filer vers le haut du vaisseau, nous nous retrouvons nez à nez avec trois chasseurs ennemis. Keatel m'ayant averti de l'imminence de leur arrivée, j'ai anticipé la manœuvre et je les esquive en partant en vrille. La manœuvre est si vive que l'enregistreur est éjecté de ma poche mal refermée. Il rebondit deux fois sur les parois du cockpit avant de s'immobiliser à l'avant du tableau de bord, trop loin pour que je puisse l'attraper.
- Merde, dis-je incapable de me retenir.
- Un problème, mon Capitaine ? me demande Klem.
- Non, ce n'est rien, tout va bien. On continue d'appliquer le plan.
Keryan était déçu par sa première analyse. Le signal n'était pas vide mais extrêmement brouillé. Outre le bruit cosmique et les perturbations engendrées par les conversations des pilotes, il semblait qu'un brouillage soit effectué pour empêcher toute écoute. Se pouvait-il que les Torans soient programmés pour perturber ces fréquences ? Qu'y avait-il donc à cacher ? Keryan ne voulait pas en rester là, il avait d'autres programmes de décryptage à sa disposition pour extraire des informations de ce signal, aussi mauvais soit-il.
Dans un premier temps, j'ai tenté d'ignorer l'enregistreur ne me disant que Keryan attendrait ma prochaine sortie pour que je réalise son enregistrement. Je voulais rester concentrée sur ma mission. Mais lors d'une manœuvre d'évitement, l'enregistreur est parti comme une balle vers le fond du cockpit avant de revenir rebondir sur le poste de pilotage, activant les commandes de mes rétro-fusées. Mon vaisseau s'est cabré mais j'ai pu le redresser de justesse. Le danger était trop grand, je ne pouvais pas laisser cet objet dériver dans l'habitacle.
Avec Klem, nous avons fini par semer nos poursuivants en filant en rase-mottes le long des parois du vaisseau amiral. Keatel ne me remonte aucune alerte, je profite de ce moment de calme pour essayer de récupérer cette maudite boule. Connectée à Keatel, je focalise mon esprit sur l'enregistreur et je le rapproche de moi par télékinésie. Je perçois un mouvement sur ma droite et je relâche mon attention. C'est une fausse alerte, je réaligne ma trajectoire avec celle de Klem pendant que l'enregistreur s'éloigne à nouveau de moi. Je peste intérieurement ; ça ne peut plus durer, je dois l'attraper maintenant. Je me concentre à nouveau sur la boule métallique pour la ramener vers moi. Je concentre les flux d'énergie autour de la sphère et je ressens sa forme comme si je la tenais au creux de la main. Ma prise assurée, j'exerce une pression de plus en plus forte et la boule revient vers moi. Je tends le bras, je suis à deux doigts de l'attraper quand une alerte précognitive m'assaille. Le temps que je reprenne conscience de mon environnement, trois chasseurs ont débouché sur ma gauche. Klem a déjà anticipé et a viré sur sa droite. J'amorce la manœuvre à mon tour mais il est trop tard, je reçois une double rafale sous mon Toran. Le champ de force a résisté mais j'ai perdu beaucoup d'énergie. Je dois me reconcentrer sur le combat mais je n'ai pas le contrôle de ma trajectoire, je dois redresser pour me mettre en position d'attaque. Je regarde derrière moi, Klem n'est plus là, quatre autres chasseurs ennemis se sont intercalés entre nous.
- Capitaine, je ne vous ai plus en visu ! crie Klem dans mes écouteurs.
Je n'ai pas le temps de lui répondre, j'essaye d'éviter les tirs ennemis mais j'ai encore du retard. Keatel m'inonde d'information et je ne sais pas comment les interpréter. Je réagis à l'instinct, me reposant sur mes réflexes acquis sur des centaines d'heures de simulateur. Je me concentre sur les chasseurs derrière moi, j'évite leurs tirs quand deux autres chasseurs débouchent devant moi. Je suis prise par un tir croisé venant de l'arrière et de l'avant, je cabre l'appareil mais je ne peux pas tous les éviter. L'impact est d'une telle violence que ça provoque une surcharge électrique à l'arrière du cockpit. J'entends Keatel hurler dans ma tête et je perds tout contact. Je me retourne affolée et je vois mon Verveil inconscient. Il a pris la surcharge électrique de plein fouet. Je suis maintenant seule, désespérément seule.
Un par un, Keryan testait ses algorithmes. Le signal se faisait à chaque fois plus clair. Il lui semblait commencer à entendre des bribes de mots mais encore rien de compréhensible. Il lui restait encore quelques programmes à tester, il était sûr de pouvoir encore améliorer la qualité. Après plusieurs essais, il trouva la bonne combinaison de trois programmes qui, exécutés successivement, fournissaient un signal presque parfait. Le cœur battant, Keryan commença à écouter les quinze minutes d'enregistrement. Il entendait des bruits étranges, il ne comprenait rien mais il était sûr d'être en présence d'un langage. Les sons étaient gutturaux avec des passages très aigus, à la limite des ultrasons. Il était le premier homme sur terre à entendre une conversation des extra-terrestres voulant détruire la Terre. Pourquoi voulait-on brouiller ces informations ? Qu'est-ce qui était caché derrière ces conversations ? Keryan continuait d'écouter lorsqu'il entendit quelque chose qui le fit bondir. Ce n'était pas possible, il ne pouvait pas avoir bien entendu.
Mon vaisseau est à nouveau touché, je réagis sans réfléchir ne comptant plus que sur mon instinct de survie pour m'en sortir. Tous les voyants sont au rouge, mes boucliers ne vont pas tenir encore longtemps. Je dois repasser en hyperespace mais je suis encore trop proche du vaisseau amiral, je risquerais de le percuter.
Je n'ai pas le temps de m'en vouloir pour mes choix stratégiques ni pour ma bêtise. Je suis concentrée sur mes écrans radars, je tente des manœuvres désespérées pour échapper à mes poursuivants mais ils sont tenaces. Je cherche dans l'espace à voir si des membres de mon groupe sont à proximité pour venir m'aider. Je n'arrive pas à les joindre, le court-circuit a mis mon centre de communication hors-service. Deux nouvelles rafales passent juste à côté de moi, ils m'ont encore raté. Je hurle dans mon cockpit comme une damnée, je ne veux pas mourir là, je peux encore m'en sortir. Mes espoirs ne tiennent pas longtemps, je ne peux éviter un tir qui foudroie mon réacteur droit. Je perds de la puissance et un incendie se propage sur le flanc arrière. Je n'ai plus qu'une seule solution, je dois éjecter le cockpit du vaisseau. Le cockpit forme une bulle de survie extrêmement résistante, je cours le risque de me faire capturer mais je n'ai pas le choix. La mort dans l'âme, j'écrase le bouton d'éjection mais il ne se passe rien. Ce n'est pas possible, tout le tableau bord est en surcharge électrique, plus rien ne répond. Alors de rage, je donne des coups de poing sur le bouton jusqu'à ce qu'une nouvelle rafale me touche par-dessous et fasse exploser mon Toran.
Keryan revint en arrière pour la troisième fois, il ne pouvait croire ce qu'il était en train d'entendre. Surtout il ne comprenait pas. Qu'est-ce que ça pouvait vouloir bien dire ? Le message était prononcé en parfait langage terrien. La voix était gutturale et glaireuse mais parfaitement compréhensible. Pour la quatrième fois, il réécouta pour s'assurer qu'il n'était pas en train de rêver. Il entendait distinctement des mots d'avertissement se détacher dans le bruit de fond :
« ... danger... aider... vous... attention... en danger... »