10 Mai 1833, Paris, tôt dans la matinée
- « Et pour Monsieur, ce sera ? », demanda un adolescent au teint blafard et aux yeux bleuis par la fatigue que procurait de se lever pendant la nuit pour garnir son étal de légumes et de fruits.
Ses yeux se déplaçaient d'un légume à un autre, pour compter mécaniquement le nombre de ses précieux sésames qui s'offraient au passant sur son étal. Il comptait à présent ses tomates Cœur-des-Andes aux premières loges de son éventaire, cultivées aux abords du canal Saint-Martin avec du fumier de vache collant encore à ses bottes. Celles-ci étaient aux premières loges de son éventaire qui n'étaient que quelques simples planches de bois clouées les unes aux autres lorsqu'il avait eu le temps de le faire après son service de la journée de la rue Denfert. En comptant ses tomates, le jeune marchand vérifiait dans sa poche la présence de son surin qui lui servait quotidiennement à éloigner les désagréables, les importuns, les vagabonds, en quête d'une victuaille à se mettre sous la dent. Ce matin, la journée commençait sans heurts, le compte de ses tomates étaient toujours le même, le clochard de la place Denfert n'était pas venu faire sa vendange. Malgré les badauds qui ponctuaient la rue de silhouettes noires incertaines, la bourse de sa poche, restait désespérément vide. Aucun tintement réconfortant de centime ne venait lui dire que la journée commençait, il devrait beugler et vanter la qualité de ses produits pour attirer le passant.
- « Donnez-moi, une de ses tomates cœur-de-bœuf, Monsieur », répondit le passant attiré par la vive couleur du légume.
- « Que Monsieur me pardonne, mais ce sont des tomates Cœur-des-Andes, je les ais cueilli ce matin »
- « Peu importe, donnez m'en une, j'ai besoin de garnir mon jambon blanc », enchaîna le passant agacé par la lenteur du jeune marchand.
- « 30 centimes pour la tomate, Monsieur »
- « Tenez. »
Le marchand pouvait faire tinter sa bourse, peut-être allait-il pouvoir manger quelque chose ce midi.
Louise et Honoré, en débouchant enfin dans le boulevard, aperçurent la transaction du jeune marchand, et le passant s'éloigner sa tomate et son jambon-blanc sous le bras, en direction de l'avenue de la Pépinière qui ouvrait sur l'entrée du jardin du Luxembourg. Il n'était que huit heures du matin, mais la rue Denfert était déjà animée de calèches qui courraient à brides abattues
- « Tu voulais savoir comment Paris était ? Eh bien, contemple-là ! », balança Honoré, agacé par l'allure effrénée d'une victoria et par les cris furieux d'un riche cocher qui insultait un passant traversant l'avenue. Le pauvre, bien qu'avoir pressé le pas, fut éclaboussé par le seau du jeune maraîcher renversé par les roues de la voiture.
Louise ne répondit pas. Elle se sentait dans un autre monde. La vie déjà présente si tôt le matin, si effrénée, lui semblait lumineuse, comparé au rythme de tortue des habitants de Ruynes-en-Margeride. Louise s'attarda sur l'allure fatiguée mais gracieuse du jeune cocher. Son visage fardé de vert, ses yeux affublées de faux cernes lui donnait l'allure d'un spectre parcourant l'avenue pour asséner aux passants une terrible malédiction. Son gilet finement brodé mais boutonné Lundi avec Mardi, recouvrait une cravate en satin noire mise à la va-vite après une nuit plus qu'agitée dans les beaux quartiers de la ville. Louise avait presque envie de laisser Honoré sur place pour venir s'installer à l'arrière de la victoria, pour découvrir le monde de ce jeune homme, qui fouettait ses deux chevaux sans même regarder ce qui se passait autour de lui, pour atteindre les rives de la Seine. Honoré remarqua l'intérêt de Louise pour cet homme mais ne dit rien. Il avait trop à faire : réajuster les sangles de leur cheval, dont les bagages manquaient de s'écorner sur le sol de la capitale. Mais tout ceci était dérisoire, elle était maintenant à Paris ! Un nouveau monde s'offrait à elle, et elle était impatiente de parcourir la moindre artère de ce cœur de béton, d'arbres et de cris, et de vibrer à chacune de ses pulsations.
En contemplant l'allée boisée et rectiligne des marronniers de l'avenue Denfert, apportant en filigrane des teintes verdoyantes entre les sculptures des immeubles de style Empire, Louise sourit en repensant à ses balades quotidiennes le long de la rivière de Ruynes pour rejoindre le lavoir. Elle essayait de « pousser » en attrapant les fruits de l'arbre, et pourrait peut-être jouer au même jeu avec ces marronniers.
- « Regarde, c'est l'entrée du jardin du Luxembourg », indiqua Honoré sur leur gauche
- « C'est à mon tour, donne-le moi, espèce de voleur ! », perça la voix d'un garçon non loin de là.
Sur leur droite, les vieux tilleuls de l'avenue de la Pépinière offraient au visiteur un plaisant jeu d'ombres et de lumière sur le sable de l'allée. Une dispute venait d'éclater entre quelques enfants pauvrement vêtus pour savoir à qui serait attribué la conduite du précieux tricycle de la bande. Le butin avait été subtilisé à un gamin des beaux quartiers de la rive Gauche, ayant eu la malencontreuse idée de vouloir aborder une des bandes des faubourgs de la ville. Certains passants, longeant l'avenue en poussant quelques cailloux dans le sable, regardaient agacés ces enfants manipuler le bel engin, mais n'intervenaient pas. La maréchaussée avait toutefois l'habitude de patrouiller dans le jardin, ce n'était qu'une question de temps. Honoré n'attendit pas la réponse de Louise pour l'entraîner vers la belle allée du jardin, bardée de tilleuls vertigineux, qui semblaient avoir été élagués récemment. Quelques riches passants de l'avenue observaient inquiets le bas de leur costume venant de temps à autre se pâmer de sable selon l'humeur du vent. Arrivés enfin à hauteur des enfants, Louise voulut leur adresser la parole mais se rasséréna aussitôt. Elle ne connaissait personne ici, elle ne sentait pas la moindre chose familière sur laquelle se raccrocher. La présence d'Honoré à ses côtés restait son unique point de repère. Le séant d'un des enfants était maintenant sur la selle du tricycle et le bougre s'apprêtait à se lancer à corps perdus vers les allées du Palais du Sénat devant le bassin du parc, où quelques canards mandarins débutaient la journée en mouillant leur bec. Louise serra le bras d'Honoré intensément sans savoir pourquoi, c'était une scène paisible, mais quelque chose couvait, elle en était sûre.
- « Tu viens Louise, on est presque arrivé »
Honoré raccompagna Louise vers la sortie du parc le long de l'allée de l'Observatoire et tous deux bifurquèrent enfin dans la rue Denfert. Ils arrivèrent devant la façade de l'hôpital des enfants Pauvres, où des cris mêlés d'injures percèrent le calme ambiant. Le couple s'arrêta pour observer la scène qui se déroula en une fraction de seconde. Les portes battantes de l'hospice s'ouvrirent violemment. Un groupe d'infirmières, vêtues de longues toiles de coton, blanches, le regard affuté, portant l'espérance qu'un soin, un bandage, puisse faire le bien de manière altruiste. Ce genre de regard qui rassure un homme et propose une autre alternative à la violence et au désespoir. Le groupe d'infirmières se dirigèrent vers une famille dans la rue, dont le père, le regard hagard, portant son fils inanimé dans ses bras, cherchait un repère, quelque chose de solide et de tangible sur lequel se raccrocher. Il voulait dissiper la terreur d'un évènement qui brise un homme sans que celui-ci n'eût prononcer le moindre mot, ni froissé la susceptibilité de quiconque. Le visage du père, bardé de morceaux de draps jaune, et teinté de nombreuses taches de sang séchées, semblaient vouloir qu'un nouveau drame, un de plus s'était produit. Une protestation, une révolte qui coupe net les tentatives de liberté d'un peuple. Les mains de son garçon agrippaient encore le pantalon de coutil bleu du père. Sans un mot, une des infirmière prit des bras du père le garçon pour le déposer sur un brancard de fortune, qui gardait les tâches d'un ancien blessé et l'emmener à l'intérieur. Le père regardait son fils s'éloigner, transporté par les infirmières, mué par une énergie qui appelait son désespoir à se muer en soubresaut vital. Il cria dans le couloir de l'hospice à son garçon avant que les portes ne se referment.
- « Sois fort, canaille, c'est pas fini ! »
Le temps que Louise cligne des yeux, la scène d'urgence était terminée, les infirmières disparurent à l'intérieur de l'hôpital ainsi que le père, la mère, et le reste de leurs enfants qui ne pouvaient pas rester sur place. Tout allait tellement vite, bien plus vite qu'à Ruynes-en-Margeride. Et d'un coup, le calme de la rue se réinstalla, le drame fit place à la tranquillité du rythme de marche des bourgeois se promenant nonchalamment dans la rue. Mélanie se demanda brusquement si elle avait fait le bon choix de venir ici, mais son désir de découvrir la vie de la capitale la ramena brusquement à leur destination.
- « Le 85 rue Denfert n'est plus très loin, Louise, on touche au but ... », indiqua Honoré, impatient de décharger les bagages de leur cheval.
Tous deux continuèrent en silence dans la rue d'Enfer, encore choqués par la scène de l'hôpital. Honoré de son côté, maugréait entre ses dents le projet insensé de Louise de rejoindre la capitale. Ne voyait-elle pas qu'ils avaient tout à perdre ? N'étaient-ils pas tranquilles tous les deux dans la campagne du Cantal, au chaud devant le feu de leur cheminée ? Finalement, le couple atteignit le croisement de la rue d'Enfer et de la rue de la Caille. Le regard de Louise se laissa s'installer sur une charmante place bordée de cyprès à l'embranchement des deux rues, où des rires s'échappaient des portes d'un troquet. Louise se laissa pousser une exclamation d'étonnement s'échappa en constatant le nom du bistrot sur quelques planches de bois au-dessus de la terrasse.
- « Tu as vu son nom, Honoré ? « Le bock du Bougnat », tu penses que c'est une coïncidence ? »
- « La mansarde de Nicolas se situe juste au-dessus de ce troquet, nous sommes bien au 85. J'espère que cet endroit est calme, j'ai besoin de silence et de paix. », répondit Honoré, encore agacé d'avoir accepté de s'embarquer dans ce voyage. Il n'en voyait pas l'intérêt et était seulement soulagé de troquer ses sacs contre une pinte de bière blonde au milieu des clients. Il voulait simplement s'affaler sur un siège en plein air, fermer les yeux et se laisser inonder par la chaleur du soleil.
- « Oh Honoré, respire ! Tu n'es pas content de retrouver Paris », lança Louise, lassée par l'attitude d'Honoré mais comblée d'avoir atteint leur destination.
Elle ne pensait déjà plus à l'enfant inanimé, la seule vue du troquet la ramena aux pas pressés du patron dans le bar de l'auberge de Ruynes-en-Margeride pour servir sa truffade encore chaude. Servent-ils ici aussi des plats auvergnats ? Honoré laissa Louise à sa contemplation et marcha vers la façade du troquet pour ouvrir le portail de l'immeuble : ils étaient enfin arrivés.