Après ce passage très matinal dans le bureau de mon père, je rejoins la salle de regroupement de mon unité. Je la trouve cependant vide, ne voyant pas l'ombre des affaires de mes collègues dans leurs casiers. Me sentant terriblement seule dans cette pièce, je décide de repousser le travail que j'ai à faire pour aller me défouler. J'enfile l'une de mes tenues de sport bleue marine avant de traverser les couloirs pour sortir du bâtiment. Je m'étire avec précaution et pars courir autour des grands terrains d'entraînement du Triskel, ne faisant pas attention aux agents me dévisageant à chacun de mes passages devant eux. Je me contente d'abord de faire une course sans en compter les kilomètres parcourus, puis m'installe dans un coin du terrain inoccupé pour faire quelques étirements de yoga. Je me tords dans des positions assez agréables pour détendre chacun de mes muscles, sous le regard agaçant de mes collègues masculins jugeant de ma capacité à me courber en quelques acrobaties apparemment attirantes. Lorsque je m'appuie sur mes avant-bras pour faire un poirier et que j'étends les jambes en un grand-écart vertical, je remarque une ombre s'approchant de ma position. Je fronce les sourcils mais décide de ne pas réagir, jusqu'à ce qu'un collègue inattendu s'asseye dans l'herbe à mes côtés. C'est avec agilité que je me tourne pour remettre les jambes au sol, étendues devant moi, afin de pouvoir l'accueillir. Je lui lance un regard étonnée, détaillant sa peau humidifiée pour juger le nombre de kilomètres qu'il a pu parcourir en course ce matin.
« C'est à croire que de nos jours, personne n'est capable de laisser une femme faire ce qu'elle veut sans tenter de la sexualiser, s'agace-t-il. Toi qui es si impulsive par moment, je me demande comment tu fais pour ne pas les attaquer à chaque fois qu'ils te dévisagent. En mille-neuf-cent-quarante, un bon grand nombre d'entre eux se seraient pris une raclée par quelques-unes de mes amies.
- Steve, saluais-je. Il faut croire que je me suis habituée à ce genre de comportement, à tel point que je ne perds plus mon temps à y répondre. Et puis tu sais, même si leurs regards sont vraiment indécents, ce ne sont pas le genre de gars qui vont tenter de s'attaquer à quelqu'un comme moi.
- C'est quand même terrible de dire que tu t'es habituée à ce genre de comportement. C'est pareil avec Natasha, elle a fini par en avoir marre, et elle ne répond plus aux propos déplacés qu'on lui lance dans les couloirs. Mais, tu sais ce que je pense ? Si vous vous laissez marcher dessus, ils n'arrêteront jamais.
- Sans vouloir te mentir, j'ai beaucoup plus important à gérer en ce moment qu'une horde d'hommes en chaleur se comportant comme si leurs testicules parlaient à la place de leur cerveau. »
Je m'étire en avant, me penchant suffisamment pour que mon front frôle le sol. Steve soupire en lançant un regard à nos collègues, qui ont repris leur entraînement lorsque le soldat d'un autre temps s'est installé à mes côtés. Je me redresse pour jeter un œil à mon accompagnant. Le regard rivé vers l'horizon, il semble se perdre dans ses pensées au point de rejoindre des contrées assez lointaines pour que je sois incapable de le comprendre. Je décide de le taquiner, me mettant sur mes genoux pour lui secouer les cheveux.
« Qu'est-ce qui t'arrive, Rogers ? Demandais-je. Ne t'éloigne pas trop dans tes souvenirs, ou je crains que tu ne puisses plus jamais revenir.
- Je suis désolé, sourit-il. En vérité, je viens de remarquer à quel point tu me rappelles mon meilleur ami d'enfance, d'une certaine façon.
- C'est-à-dire ?
- Bucky était du genre à détester les injustices, les injures et les agressions, lorsqu'elles touchaient les autres. Mais lorsqu'il s'agissait de lui, il ne ripostait pas et regardait les gens l'attaquer avec le sourire. Tu fais exactement la même chose. Lorsqu'un homme dévisage tes formes, tu ne lui prête aucune attention, alors que lorsqu'un homme dévisage les formes de Natasha, tu l'attaques au quart de tour et tu n'hésites pas à griffer si nécessaire. »
Curieuse d'en apprendre plus sur cette histoire qu'il m'a promis de me raconter un jour, j'allais lui poser des questions lorsque je vois Brock me faire des signes à l'autre bout du terrain, près de l'entrée des bâtiments. Je soupire longuement et me lève en dépoussiérant mon legging.
« Je suis désolée, mais on dirait que je vais devoir retourner travailler, indiquais-je. Essaie de ne pas te fouler un muscle, vieillard. A force d'autant courir, tu vas finir par t'abîmer les genoux.
- Il y a une urgence ? Demande-t-il.
- Non, non, ne t'inquiète pas. Rien qui ne doive retenir ton attention.
- D'accord. Appelle-moi, dans le cas contraire. Je m'ennuie à mourir lorsque je n'ai aucune mission sur le feu.
- Bienvenue dans le quotidien des soldats, soupirais-je. »
Je le salue de la main et m'éloigne en souriant. Je me dépêche de rejoindre mon meilleur ami pour connaître la raison de son interpellation. Lorsque j'arrive auprès de lui, Brock me fait une légère accolade et m'invite à retourner à l'intérieur.
« Il faut qu'on trouve un lieu plus sécurisé pour avoir une conversation des plus importantes, toi et moi, informe-t-il. »
J'acquiesce et l'accompagne jusqu'à la salle de notre équipe. Comme deux enfants cherchant de la discrétion dans un lycée, nous allons dans la salle de bain de l'équipe, seule pièce dans laquelle aucune surveillance ne peut être imposée. Une fois seuls, Brock se gratte la nuque en grimaçant et sort son téléphone de sa poche arrière. Il l'allume et ouvre la page d'une application d'enregistrement, sur une piste datant de quelques minutes plus tôt.
« Lorsque tu nous as demandé de l'aide pour découvrir si ton père tentait réellement de te mettre des bâtons dans les roues, j'ai décidé d'enregistrer toutes les conversations dans lesquelles je me retrouvais avec lui, commence-t-il. Jack pensait que c'était inutile, parce que connaissant notre proximité, ton père n'allait pas dire quelque chose contre toi devant nous. Mais... on dirait que ma persévérance a été utile.
- C'est-à-dire ?
- Il m'a convoqué dans son bureau il y a une heure de cela, pour me parler d'une mission importante. J'ai été étonné qu'il ne t'en parle pas à toi, mais j'ai compris pourquoi lorsqu'il s'agissait d'impliquer James.
- Il veut impliquer James dans une mission sans m'en parler ? Demandais-je. »
Il acquiesce et appuie sur le bouton de lecture pour me permettre d'entendre ce que mon père lui a dit quelques temps plus tôt.
« Je ne comprends pas très bien pourquoi vous ne voulez pas simplement demander à Maximilian de donner des ordres au soldat, dit Brock.
- Maximilian refusera de lui donner des ordres, soupire mon père. Je sais que vous êtes son ami, et qu'elle vous fait confiance. C'est pour cela que j'ai besoin de vous pour aller récupérer le livre rouge, qui se trouve chez-elle.
- Vous me demandez de voler un objet à ma meilleure amie ? Monsieur, c'est complètement absurde. Je vous assure que Maximilian acceptera de donner des ordres au soldat, c'est tout de même son travail. Elle ne pardonnerait jamais si vous décidiez de lui voler le livre et de faire les choses dans son dos.
- Ce ne sont pas mes affaires. Débrouillez-vous pour me rapporter le livre avant la semaine prochaine. Je veux récupérer le soldat, et ce n'es pas avec un doux sourire que Maximilian me le laissera. Je sais très bien qu'elle s'est entichée de lui, pauvre enfant qu'elle est. Chacune de ses réactions la trompe, elle n'a jamais su cacher ses émotions. Voilà que ça me fait une belle jambe... Peut-être pourriez-vous également faire quelque chose contre cela ?
- Voler un livre à Maximilian est déjà une épreuve des plus compliquées, et je pense que je pourrais me contenter de cette mission suicide. Ecoutez... je respecte vos ordres et je ferais ce que vous me demandez. Mais n'oubliez pas que c'est votre fille, et qu'elle a confiance en vous. Elle vous en voudra éternellement de faire des choses dans son dos, de lui cacher la vérité... Vous allez lui faire du mal.
- Qu'est-ce qu'un si petit mal pour un si grand bien ? Je veux récupérer le soldat, c'est tout ce qui m'intéresse. J'ai besoin qu'il exécute sa mission : éliminer le Colonel Fury. Et pour cela... je me fiche pas mal de ce que Maximilian peut en penser, ou même en ressentir. Est-ce clair ?
- Oui, monsieur. Je vous rapporterai le livre avant la semaine prochaine, vous avez ma parole.
- Bien... »
Abasourdie par ce que je viens d'entendre, je fais un pas en arrière en écarquillant les yeux. Est-ce que j'ai réellement entendu ce que je pense avoir entendu... ? La mâchoire serrée et les poings tremblants, je lance un regard sérieux à Brock.
« Brock... Est-ce que tu me promets que cette conversation est authentique ? Demandais-je.
- Oui, je te le promets.
- Tu me le jures ?!
- Je te le jure Max, je ne te mentirais jamais. Ecoute... je ne compte pas te prendre ce livre, je dirais à ton père que je n'ai pas réussi, mais en attendant, ça te donne une semaine pour réussir à trouver comment régler la situation.
- Régler la situation... »
Qu'est-ce que je peux bien faire pour régler la situation ? Si mon père compte récupérer James pour lui donner des ordres de mission, il y a de fortes chances qu'il décide de le conditionner pour s'assurer de son obéissance. Cependant, si cela devait arriver, je perdrais sans aucun doute James pour toujours, car mon père ne se contenterait pas du livre, mais également de la machine. James deviendrait comme le premier jour que je l'ai rencontré, et une année entière lui sera nécessaire à redevenir à peu près humain. Il perdrait entièrement la mémoire... il ne se souviendrait de rien du tout. Pas même de moi. Pas même de nous. Je dois absolument éviter qu'il soit conditionné, et pour cela, une seule idée me frappe l'esprit.
Si mon père veut conditionner James pour que le Colonel Fury meure, il me suffit de tuer le Colonel Fury pour empêcher le conditionnement de James.
Pour protéger James, je dois exécuter sa mission à sa place.
Je dois éliminer le Colonel Fury.
Je lance un regard déterminé à Brock, et lui annonce que j'ai la situation en main avant de ne rejoindre la salle de l'unité. Nous sommes accueillis par toute l'équipe, nous saluant de bon cœur, ignorant la situation angoissante qui fait vrombir mon cœur assez fort pour me donner mal à la tête. Je reste à leurs côtés sans réellement participer à la réunion matinale, ce qui ne semble pas attirer leur attention. Mon esprit est bien trop occupé à élaborer un plan pour parvenir à tuer le Colonel Fury pour tenter de me concentrer sur ne serait-ce qu'une parole prononcée par l'un de mes camarades.
Toute la journée durant, je me suis appliquée à réfléchir à la situation au point que j'en ai sauté des repas, la tête dans les nuages. Mais lorsque mes camarades m'invitent joyeusement à aller dîner à leurs côtés, l'alarme indiquant une mission urgente retentie dans la salle. Brock se précipite vers l'écran pour l'allumer et découvrir ce qui nous pend au nez. Un air de surprise sur le visage, il se tourne vers moi avec inquiétude.
« Max. Le Lemurian Star est en train de se faire attaquer. »