Grégoire prit son couteau pour découper soigneusement sa part de tarte aux framboises en six morceaux de taille égale. Il en porta un à la bouche et le goba sans en sentir réellement le goût. Il mangeait par pure habitude et non par gourmandise. Cela faisait plusieurs jours qu'il n'avait pas faim, ou, du moins, qu'il ne ressentait nulle envie de manger.
Le jeune homme était empli d'une résolution amère qui lui laissait un goût désagréable dans la gorge et lui coupait l'appétit. Il savait qu'il avait enfin pris la bonne décision au sujet de sa vie sentimentale. Celle que même son père ne manquerait pas d'approuver. Si du moins il était capable d'approuver quelque chose concernant son fils, ce qui restait à prouver. Peut-être, en réalité, s'en moquerait-il parfaitement.
— Encore une part, Grégoire ? proposa Barbara avec empressement.
Il leva brièvement les yeux avant de s'intéresser à nouveau à son assiette.
— Hum ? Non merci.
Barbara ressemblait sans aucun doute à la petite-amie idéale. Elle était gentille et aux petits soins pour lui. Elle sentait bon. Sa peau était douce. Elle était de compagnie agréable. Oui, vraiment, il n'y avait pas de quoi se plaindre.
— Un peu de café, alors ? insista-t-elle en battant des cils.
La cafetière se renversa sur la table avant que le jeune homme ait eu le temps de répondre. Une vague plus haute que les autres avait déstabilisé la table. L'un des employés se précipita pour éponger les dégâts. Une autre vague faillit faire subir le même sort à la carafe d'eau que Maude réussit à retenir de justesse du bout des doigts.
— Voilà l'inconvénient de vivre sur un bateau, commenta-t-elle.
Le temps était en train de se gâter. Un vent tourbillonnant s'était levé il y a quelques heures. Il avait achevé de chasser le soleil qui avait disparu sous une masse de nuages noirs. Il ne pleuvait pas encore mais le ciel pouvait se crever à chaque instant.
Barbara leva les yeux avec inquiétude.
— On devrait peut-être rentrer à l'intérieur…
Grégoire se sentit soudain exaspéré et serra son poing autour de sa fourchette sans répondre. Il avait mal à la tête et envie de crier de frustration.
Ils terminaient de déjeuner sur le pont le lendemain suivant leur expédition à l'aquarium de Monaco. Hélios était assis en face de Grégoire, aussi adorable que d'habitude. Il portait un t-shirt à manches longues qu'il ne cessait d'ajuster avec nervosité comme s'il craignait d'être débraillé, un comportement étrange pour une personne qui n'hésitait pas, il y a peu, à se balader dans son plus simple appareil. Ses mèches noires étaient soulevées par le vent, mettant en valeur son beau visage.
Le ventre de Grégoire se noua. Il ignorait ce qui provoquait en lui le plus de culpabilité : le sourire radieux de Barbara lorsqu'il s'intéressait à elle ou les grands yeux déçus d'Hélios.
Il tourna brusquement la tête pour contempler l'horizon menaçant.
L'eau était devenue grise et opaque. Elle avait l'air en colère. Grégoire en ressentit une sombre satisfaction. C'était comme si la mer était assortie à son humeur.
Il se leva soudain, incapable de rester assis plus longtemps. Ses yeux se posèrent sur les scooters de mer qu'il avait loués il y a quelques jours.
— Allons faire un tour en jet-ski, proposa-t-il sans plus réfléchir.
Il attira sur lui une série de regards incrédules.
— Mais Grégoire…, commença timidement Barbara.
— Quoi ? grogna-t-il. Tu ne veux pas faire une petite promenade ? Rien de mieux pour la digestion.
Elle recula d'un pas.
— N…non, je…
— Parfait, la coupa-t-il en se tournant vers sa cousine. Et toi ?
Maude ne se laissa pas intimider et secoua fermement la tête en lui attrapant le bras.
— Certainement pas ! C'est de la folie, Grégoire ! Tu as vu cette tempête ? Nous devrions au contraire retourner au port. Nous ne sommes pas très loin de Cannes.
Il se dégagea d'une secousse sèche.
— Une tempête ? Ce n'est qu'un peu de rouli.
Il savait que sa cousine avait bien entendu raison. Il sentait le pont du yacht tanguer sous ses pieds. Mais il avait un besoin désespéré de trouver une distraction, quitte à prendre des risques. La vie ne valait pas la peine d'être vécue sans quelques sensations fortes. Et il en avait assez de sa propre existence qu'il préférait pouvoir oublier momentanément.
Le capitaine du yacht avait l'air lui aussi inquiet.
— Vous ne devriez pas prendre la mer par un temps pareil, M. Faure, conseilla-t-il lorsque le jeune homme vint lui demander de lui mettre en mer un jet-ski.
Les yeux de Grégoire virèrent au noir.
— Je fais ce que je veux, déclara-t-il. Ma famille vous paie pour m'obéir, me semble-t-il.
L'expression du capitaine se figea.
— Très bien M. Faure.
En d'autres circonstances, Grégoire aurait sans doute eu honte de faire preuve d'une telle autorité. Mais il s'en souciait de moins en moins. Il ressemblait peut-être plus à son père qu'il ne le pensait. Une raison de plus pour que ce dernier commence à l'apprécier.
Il vit Hélios s'approcher de lui.
— Grégoire…, commença-t-il à son tour.
Il ne parvint qu'à s'attirer à son tour un regard furibond.
— Tu n'es pas obligé de venir, si tu as peur, toi aussi.
Grégoire s'attendait à ce que le jeune homme renonce lui aussi, ce qui n'aurait rien eu d'étonnant étant donné la répulsion que l'eau semblait lui inspirer. Il espérait qu'il le ferait, pour être honnête. Il ne voulait pas le mettre en danger.
Mais Hélios secoua la tête.
— Je n'ai pas peur. Je viendrai avec toi.
Les deux jeunes hommes échangèrent un regard intense. Grégoire avait envie de l'attraper pour l'embrasser sauvagement. Là. Devant tout le monde. Mais il ne voulait pas avoir à en affronter les circonstances. Il jouait au type courageux, prêt à braver les éléments. Mais, au fond, il n'était qu'un gamin trouillard.
Il se détourna pour attraper deux combinaisons de protection. Il en jeta la plus petite à Hélios.
— Sois prêt dans cinq minutes.
Et il disparut pour se changer dans sa propre cabine.