— Aurore, tu m'aides à faire la vaisselle ? la héla Ashley de la cuisine.
Elle la rejoignit, une assiette dans chaque main, et les yeux encore rouges. Ashley fit couler l'eau de l'évier, sans le boucher, puis l'enjoignit à se rapprocher. Comprenant ce qu'elle faisait, Aurore croisa les bras après s'être appuyée contre le plan de travail. Elle mima une question interrogative en montrant le plafond du doigt.
Ashley sourit, puis secoua la tête dans une réponse négative.
— On a vérifié avec Ethan, il n'y en a que dans le salon.
— Vous le savez depuis quand que vous êtes sur écoute ? murmura-t-elle, le regard navigant entre la pièce à vivre et le visage alerte de la jeune fille.
— Depuis peu, quelques jours avant de partir. Mais on ne s'est pas vraiment alarmés, parce qu'on n'avait rien à cacher. Bien-sûr, j'étais un peu gênée de savoir qu'on écoutait peut-être nos conversations, mais je l'ai rapidement mis dans un coin de ma tête. Après, on vous a rencontrés et on a commencé à en reparler. Ethan était inquiet, il avait peur qu'Adriel soit mal accueilli.
— Et ça ne lui est pas venu à l'esprit de nous en parler ?
Elle n'en revenait pas qu'ils lui aient caché tant de choses, d'abord cette histoire de membres du conseil qui se prennent pour des dieux, puis ça ? Cela commençait à faire beaucoup.
Ashley baissa la tête, triturant un vieux torchon coincé entre deux tiroirs.
— Je suis désolée, on était un peu trop emballés à l'idée de vous rencontrer et on voulait t'aider aussi ! On s'est dit que malgré tout, ça restait ta meilleure chance. Et puis, on est peut-être un peu trop optimistes avec Ethan, on s'est bêtement dit que ça passerait quand-même.
— Oui, eh bien regarde où on est maintenant ! Adriel est en ce moment même interrogé et dieu sait ce que lui fait ce garde complètement taré, et vous ne savez même pas ce que vous allez faire, avec Ethan. Et puis le conseil vous a l'œil, même s'il ne le montre pas. Vous n'auriez pas dû, au-delà du fait que ça nous met dans une situation compliquée, vous êtes maintenant aussi en mauvaise posture alors que tout allait bien pour vous avant ! pesta-t-elle, énervée, mais aussi inquiète pour elle.
Ashley la regardait, les yeux brillants. Aurore avait peur d'être allée trop loin, mais en même temps il fallait que quelqu'un les fasse redescendre sur terre. Tout n'était pas rose, ici, loin de là. Ses mains lâchèrent le torchon pour agripper les siennes, tremblantes de colère.
— Tu as entièrement raison, on n'aurait pas dû vous emmener ici, gémit-t-elle, une larme coulant le long de sa peau pâle.
Aurore se sentit tout de suite mal, elle n'avait pas voulu la faire pleurer. Après tout, ils subissaient déjà les conséquences de leurs actes. Serrant ses mains avec force, elle chercha son regard et lui sourit, les yeux tout à coup plus humides.
— Excuse-moi, je ne voulais pas être aussi dure. Et au contraire, vous avez bien fait de nous faire venir ! Mais la prochaine fois, prévenez-nous avant, d'accord ?
Ashley hocha la tête, désolée. Elle leva soudain son regard, alarmée.
— Et pour Adriel, alors, tu crois que ça va aller ?
Devant son inquiétude, Aurore n'osa pas lui dire qu'elle était elle-même assez inquiète.
— Mais oui, ne t'en fais pas ! Il a vu pire, mentit-elle en affichant un sourire faussement désinvolte.
Ashley l'observa quelques instants, puis soupira.
— Tu n'y crois pas un seul instant, lâcha-t-elle, abattue.
— Non, répondit-elle tout en continuant à sourire.
Bizarrement, elles se mirent à rire d'un seul coup. Peut-être que la situation était tellement désespérée qu'elles n'avaient plus rien d'autre à faire. Ou alors il fallait qu'elle s'entraîne à sourire mieux, pensa-t-elle entre deux respirations, une main sur le ventre. Cette fois, les larmes coulèrent pour de bon, mais pas de tristesse. Du moins, pas pour le moment.
Ashley, après avoir soupiré pour la dixième fois la soirée, s'essuya les yeux et fixa Aurore, presque solennellement.
— Il va s'en sortir, j'en suis sûre. Il l'a dit lui-même. Et si on essayait de lui faire confiance ?
Elle hocha la tête, revigorée. Et puis, il savait se battre, quand même ! Elle l'avait vu à l'œuvre.
— Tu as raison. Et maintenant, on pourrait peut-être faire la vaisselle pour de vrai ? Parce que je ne sais pas pour toi, mais voir toute cette eau couler inutilement depuis tout à l'heure me perturbe beaucoup, rigola-t-elle, une main pointée vers la pile d'assiettes dont l'eau semblait s'écouler telle une fontaine.
— Oh, ne t'en fais pas, l'eau de la cuisine n'est pas traitée. Elle est ensuite filtrée pour passer dans d'autres cuisines ou directement dans les plantations. Ce n'est pas perdu.
Aurore salua l'ingéniosité de ce camp. Il fallait le dire, ils étaient vraiment bien organisés.
Après avoir rangé la cuisine et le salon, elles étaient désormais installées sur le lit d'Ashley, une boîte de photos ouverte entre elles. Sa chambre était petite, mais bien organisée. Son lit était collé au mur qui faisait face à la porte, sous l'unique fenêtre de la pièce. Cela lui permettait de faire assez de place pour sa commode, qui était relativement grande. Elle avait également un bureau, assez long, dont elle utilisait les tiroirs pour ranger ses photos et bibelots. Des bougies parfumaient la pièce d'un doux parfum de vanille, et quelques photos de paysage alentour décoraient des murs d'un blanc cassé.
Une photo attira tout particulièrement son attention, près de son pied couvert d'une épaisse chaussette rouge que lui avait prêtée Ashley.
— Ne me dis pas que c'est... commença-t-elle, la photo devant les yeux.
— Eh oui, c'est Ethan avant qu'il devienne un homme. Enfin, c'est ce qu'il dit, rigola-t-elle tendrement en coinçant une mèche blonde derrière son oreille.
Aurore ne put s'empêcher de rire devant la scène qu'elle avait sous les yeux. Ethan, probablement aux alentours de quatorze ans, posait devant un grand arbre en une fin de journée ensoleillée. Il avait les bras croisés et tirait la langue excessivement, les yeux louchant en lui donnant un air de fou allié.
— C'était une super journée, on avait eu le droit de partir l'après-midi et on avait décidé d'explorer un peu la forêt autour du camp. Cet arbre que tu vois derrière lui, on y a tracé nos noms et notre âge dessus. Et quand on passe devant, quelque fois dans l'année, on y trace un petit bâton à côté de nos prénoms pour signifier qu'on est toujours là.
Elle contemplait la photo, émue. Aurore souriait en imaginant les deux amis jeunes et insouciants. Enfin, pas si insouciants que ça, quand on voyait le monde dans lequel ils vivaient désormais. Mais suffisamment pour s'arrêter et prendre le temps de capturer ce moment.
— On ne s'est pas lâchés depuis ce fameux jour où on s'est rencontrés, quand je pense que ça fait déjà cinq ans ! Le temps passe si vite, soupira-t-elle, une main sous le menton. Au fait, tu n'as toujours rien qui est revenu ?
Aurore secoua la tête. Elle n'attendait que ça, pourtant.
— Non, malheureusement. Dis-moi, pour toi c'est arrivé comme ça ou tu as un déclic ?
Ashley fronça les sourcils, semblant fouiller sa mémoire.
— Maintenant que tu le dis, je me souviens que mes souvenirs sont revenus un peu bizarrement.
Aurore croisa les jambes et s'approcha légèrement pour l'écouter attentivement.
— Je venais d'arriver ici, ça faisait environ une semaine que je m'étais réveillée et on avait mis du temps à arriver avec Ethan et le groupe d'expédition parce que j'étais très faible. Je crois que j'ai erré deux trois jours dans la forêt avant qu'il ne tombe sur moi. À mon arrivée ici, ils m'ont emmenée dans le bâtiment de soin, celui qui est entouré par un jardin fleuri, pas très loin de la tour du conseil.
Elle hocha la tête, se souvenant s'être extasiée devant celui-ci quelques heures plus tôt.
— Une femme a pris soin de moi, elle a soigné mes blessures et m'a aidée à me laver. À un moment, dont je ne me souviens pas très clairement, elle a effleuré mes blessures aux poignets et m'a demandé comment je m'étais fait ça. Je lui ai dit je n'en avais aucune idée, et après elle a mentionné que j'avais les mêmes aux chevilles, puis les a enduites dans une sorte de crème. Ça m'a fait un peu mal, alors je lui ai demandé si elle pouvait arrêter, et elle m'a dit qu'elle n'en avait plus pour très longtemps.
Ashley marqua une pause. Elle inspira doucement, puis expira tout son air comme si elle voulait chasser de mauvais souvenirs.
Elle lui sourit tristement, puis pinça les lèvres.
— Cette phrase qu'elle m'a dite, associée à cette douleur sur mes blessures, m'a directement ramenée à ce moment horrible, que, ironie du sort, je n'oublierai jamais. Je me souviens que j'ai commencé à avoir du mal à respirer et je me suis mise à crier. Elle ne comprenait rien, forcément, mais j'ai réussi à lui faire comprendre que je me souvenais d'où venaient ces blessures. Je lui ai alors tout raconté : les hommes en blouse blanche, les outils en fer et les seringues, et après il me semble que je suis évanouie. Et quand je me suis réveillée, le lendemain, je me souvenais de tout.
Aurore avait mis une main devant sa bouche, horrifiée que les souvenirs lui soient revenus de la sorte.
— Mais comment se fait-il que la femme qui t'aidais n'ait pas directement compris ce qui t'était arrivée en voyant tes blessures ? Je veux dire, d'après ce que tu m'as dit, tu n'étais pas la seule qui a subi ça. J'ai moi-même les mêmes blessures, termina-t-elle dans un souffle, soudainement moins sûre de vouloir recouvrer la mémoire.
— Justement, elle n'avait encore jamais vu ça parce que j'étais tout simplement la première à l'avoir subi.
— Oh, murmura Aurore, comprenant enfin pourquoi Ashley était si mal en point.
Elle avait été leur premier cobaye, le premier corps sur lequel ils avaient fait toutes ces horribles expérimentations.
— Enfin, la première personne encore en vie et qui ait survécu jusqu'au camp. Qui sait, peut-être que des personnes se baladent je ne sais où, avec les mêmes traces que nous. Ce n'est qu'une hypothèse, mais avec Ethan on est persuadés qu'il y a d'autres survivants. D'autres camps. Et Adriel en est la preuve ! s'exclama-t-elle avec une expression triomphante.
— Et tu crois que d'autres camps ont vu le jour ? D'autres que les délinquants et les Adohis ? demanda-t-elle, le cœur battant à tout rompre.
— Il le faut, souffla Ashley, les yeux perdus dans la nuit sombre à travers la fenêtre.
Elle sursauta soudain en poussant un petit cri.
— Qu'est-ce-qu'il y a ? s'écria Aurore, se levant vivement pour finir debout sur le lit dans une position de défense.
— Quel crétin ! Ce n'est qu'Ethan qui a voulu nous faire peur, il est derrière la fenêtre, grogna-t-elle en levant les yeux au ciel.
— Hein ?
Tournant doucement la tête sur sa droite, elle tomba nez à nez avec Ethan, un énorme sourire sur le visage. Il était accroupi sur le rebord de la fenêtre et tenait une liasse de papiers dans une main. Son sourire se figea quand il vit qu'aucune des deux ne faisait mine de lui ouvrir.
— Ça t'apprendras ! vociféra Ashley après avoir croisé les bras, un mince sourire sur le visage.
— Il vient souvent, comme ça ?
— Plus souvent qu'il ne devrait, ça, c'est sûr.
— Mais, et si il se fait attraper ?
Ashley rigola doucement, comme si elle avait sorti la plus grosse blague siècle.
— Il habite la maison d'à côté. Techniquement, il ne met même pas les pieds par terre. Il se contente juste de passer par le toit.
— Je vois, mais si on le retrouvait chez toi ça ne poserait pas de problème ? insista-t-elle.
Elle n'avait pas envie de se retrouver une deuxième fois dans la salle du conseil. Ces membres lui donnaient la chair de poule, songea-t-elle en frissonnant.
Ashley haussa les sourcils, nullement inquiète.
— Ce n'est jamais arrivé, et puis on aura qu'à dire qu'il m'aidait à bricoler un truc ou à réparer ma chaudière, que sais-je !
Bref, ils avaient intérêt à être discrets, résuma-t-elle intérieurement.
Quelques petits coups furent porter à la fenêtre, leur rappelant la présence d'Ethan qui attendait toujours dehors. Pour rajouter un effet dramatique, il se frictionna des bras pour signifier qu'il avait froid.
— Mais bien-sûr, marmonna Ashley, bien qu'elle lui ouvrît tout de même.
— C'est pas trop tôt ! râla Ethan après avoir atterri prestement sur le lit.
Il ferma la fenêtre, puis se passa une main dans les cheveux.
— Quoi de neuf ?
— Quoi de neuf ? C'est tout ce que tu trouves à dire ? C'est plutôt nous qui devrions te poser la question ! J'espère que tu as du nouveau ! rouspéta Ashley après lui avoir donné une tape sur le bras.
— Aïe ! s'exclama-t-il en se frottant le bras. J'essayais juste d'être poli, espère ce vieille folle.
Il lui jeta un regard en coin, puis balbutia quand il vit son regard.
— Euh, ma langue a fourché, je voulais dire vaillante luciole.
Aurore pouffa, ils étaient incroyables. Depuis qu'elle les connaissait, pas un jour n'était passé sans qu'ils se chamaillent. Ils étaient d'ailleurs en train de continuer, juste sous ses yeux. Sa patience avait des limites.
— Salut, Ethan.
Elle affichait un sourire crispé, sans trop savoir pourquoi elle était tendue tout à coup. Il s'arrêta brusquement, une main dirigée vers son amie, et sourit en retour.
— Désolé, Aurore, on doit te paraître un peu trop excessifs.
— Non, ce n'est pas ça ! se défendit-elle, sans trop réussir à mettre le doigt sur ce qu'elle ressentait.
Ashley vint à sa rescousse, le regard compréhensif.
— C'est juste que ce n'est pas le moment de se chamailler et qu'on a plus important à faire, je me trompe ?
Elle sentit ses joues se tinter légèrement. Décidément, elle faisait tout de travers ce soir. Elle hocha la tête, gênée.
— Merde, désolé, vous avez raison, répéta-t-il en se grattant la tête.
— Bon, et si tu nous disais ce que tu sais maintenant ? demanda Ashley après avoir retrouvé son sérieux.
Ethan acquiesça, puis posa sur le lit les papiers qu'il avait apportés.
— Ce sont les rapports de conseil que mon père m'a donnés. On n'est pas censés les avoir avant au moins demain, mais il m'en a fait des copies au cas où ils soient modifiés. Aurore, pour que tu comprennes un peu mieux, mon père travaille au centre de contrôle et a accès à pas mal d'informations du conseil et des gardes. En temps normal, il ne me communique pas grand-chose, mais là la situation est un peu plus critique.
— Tu as pu avoir des infos sur l'endroit où est détenu Adriel ?
— Détenu ? demanda Aurore, alarmée.
Ethan échangea un regard avec Ashley, puis observa un silence.
— Alors, crachez le morceau ! Je croyais qu'il était juste interrogé ?
— Il est presque vingt-deux heure, Aurore, l'interrogatoire aurait dû être terminé, maintenant. Mon père m'a confirmé qu'il était probablement détenu dans le bâtiment des gardes. Ou comme on l'appelle entre nous, le secteur pénitentiaire.