Quand j'arrive à la maison, maman est assise sur le canapé. Des documents sont éparpillés sur le sol. Elle ne s'est pas douchée depuis la fin de sa garde et je suis sûre qu'elle n'a rien avalé non plus. La voir ainsi devient de plus en plus difficile. Elle est dans le déni, cherchant à tout prix un moyen de me sauver. Je la comprends, j'aimerais qu'il existe une solution, mais il n'y en a pas. Alors je voudrais juste qu'elle arrête, qu'elle soit présente. J'ai l'impression qu'elle me laisse tomber.
— Maman, soupiré-je agacée.
— Je cherche, Max, me gronde-t-elle. On va trouver un truc. Quelque chose.
Elle a le nez dans des documents, surlignant des passages qui doivent lui sembler importants. Du jaune pare les feuilles mélangées.
— Maman, arrête ça ! m'énervé-je.
Je lui arrache le document qu'elle tient dans les mains. Sa tête se relève enfin, me laissant voir les cernes, sous ses lunettes qui lui tombent sur le bout du nez. Ses cheveux eux, sont désordonnés. Un monticule de tasses à café trône sur la table basse.
— Comment peux-tu rester là sans rien faire, Maxime ? me reproche-t-elle.
— Ça, là, dis-je en secouant les feuilles que je tiens en main. Tout ça ne changera absolument rien. Tu préfères mettre le nez dans des recherches. Tu préfères perdre ton temps à ça plutôt qu'être là, pour moi. Tu ne m'aides pas du tout, maman.
Je lui jette les documents à la figure et sors de chez moi. Me voilà partagée entre la colère et la peine, une peine profonde. Je lui en veux tellement.
Je m'apprête à remonter la rue quand la voiture de Julia se gare devant chez moi. Ma meilleure amie en sort, furieuse et fait claquer sa portière.
— Toi, me dit-elle en me pointant du doigt. Tu m'évites, tu refuses les invitations. Tu ne viens même plus en cours. Et là, j'apprends par Pauline. Par Pauline, bordel de merde. J'apprends que tu arrêtes la danse à cause de ta jambe. Je l'apprends par elle, Max, pas par toi. Par elle ! Alors écoute, je suis vraiment désolée pour toi et pour tout ça. Mais ce n'est qu'une jambe et si tu crois que te couper du monde changera quelque chose, tu te trompes ! hurle-t-elle.
Elle fait les cent pas durant sa tirade. Je la connais et je sais très bien qu'elle ne va pas s'arrêter là.
— Tu veux mon avis ? Tu n'es qu'une égoïste qui tourne le dos aux autres parce qu'elle n'a pas eu ce qu'elle voulait. Mais c'est la vie, Max. C'est comme ça. On ne fait pas toujours ce qu'on veut.
Elle s'arrête devant moi, mains sur les hanches. Son regard effraierait les plus courageux.
— Tu n'as rien à répondre ? me dit-elle, agacée.
— C'est pas le jour ! Je suis fatiguée, Julia ! m'énervé-je.
— Ce n'est qu'une jambe, Maxime.
— Non ! Ce n'est pas que ça non ! Je meurs, Julia. Je meurs, d'accord ? Ce n'est pas qu'un rêve qui part en fumée, mais ma vie entière. Je ne te l'ai pas dit, parce que tu es toujours optimiste et que j'en ai marre que tout le monde attende de moi que je tienne le coup, que je ne me laisse pas abattre, sauf que je n'y arrive pas.
Je craque, totalement. Je verbalise ce qui m'oppresse.
— Sourire ? Pourquoi ? Je meurs ! Comment je peux sourire ? Comment je peux faire comme si tout allait bien ? Comment je... Maman passe ses journées à chercher un traitement, Lucas me harcèle pour que j'en informe tout le monde, mais j'y arrive pas. Il n'y a aucun espoir pour moi et je n'y arrive pas. Je n'y arrive pas. Je... Je n'arrive pas à faire comme si. J'essaie, je te jure, j'essaie, Ju. Mais...
Mes mots se meurent dans ma gorge lorsque les bras de ma meilleure amie viennent brutalement m'entourer.
— Tu ne vas pas...
— Si ! Je vais mourir. Je suis désolée, ce n'était pas la meilleure manière de te l'annoncer, je le sais, mais je n'en peux plus de devoir trouver la meilleure façon de penser aux autres, sangloté-je sans pouvoir m'en empêcher.
Ses mains s'enfoncent si profondément dans mon dos que j'ai l'impression qu'elle pourrait traverser le tissu et atteindre mes os.
— Je ne te lâche pas, Max. Je suis là.
Pour la première fois, on m'invite à craquer sans attendre de moi que j'aie un mental d'acier.
Quand j'ai terminé de déverser ma détresse, ses bras se détendent et me serrent avec douceur. Et je souris, vraiment. Son étreinte, le fait qu'elle ne change pas, c'est un véritable réconfort. Elle ne me promet pas qu'on va me sauver, elle ne me dit pas non plus que tout ira bien. Tout ce qu'elle fait, c'est me montrer qu'elle sera là.
— Allez viens, on va faire le plein de chocolats et de glace, me dit-elle en se détachant de moi.
Je la reconnais bien là.
Nous n'avons pas mangé alors nous décidons de nous arrêter dans un fast-food. La radio est en route et nous nous amusons à chanter et à danser. Pour la première fois depuis des semaines, je m'amuse.
« Nous apprenons aujourd'hui les fiançailles de Seth Wes avec sa petite-amie de longue date Lucie Lambert. En effet, ce matin lors d'une conférence de presse, les deux tourtereaux nous ont confirmé les rumeurs qui circulaient déjà. D'après nos informations, le mariage devrait avoir bientôt lieu, et dev... »
La main de Julia s'abat sur l'autoradio pour le faire taire. Le silence règne à présent dans l'habitacle et je la sens me jeter des regards en coin. Je sais qu'elle finira par parler. Elle finit toujours par le faire.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé avec lui ?
Et voilà. Je le savais. Montre en main : vingt secondes.
— Ça s'est terminé, voilà tout.
Elle acquiesce, comprenant que je ne veux pas m'épancher plus. Nous nous arrêtons au fast-food, mais la faim m'a quittée à l'annonce du mariage de Seth.
— Tu veux qu'on aille directement faire nos emplettes ?
— Non, il faut que je mange.
Parce que oui, je dois m'alimenter. Nous entrons, commandons nos menus et prenons place à une table située au fond de la salle. Je scrute ma nourriture et attrape mon sandwich. Le goût de la sauce m'écœure, mais je me force à mâcher et à avaler. Chaque bouchée me dégoûte un peu plus, et à la moitié, je n'en peux plus. Je le repose et picore une frite puis une deuxième.
La voix de l'animateur radio tourne en boucle dans ma tête. C'en est trop pour moi, je me lève et me précipite aux toilettes.
La nourriture refuse de rester dans mon estomac, mon front est humide et ma vue se voile. J'inspire et expire profondément. Peu à peu, la sensation de malaise disparaît, mais mon cœur lui, ne se calme pas. Il me fait mal, il se lacère, se déchire, se brise. Je retiens les larmes, je ne veux pas pleurer plus que je ne le fais déjà. Je sors de la cabine et me lave les mains. Lorsque mes yeux se lèvent sur le miroir, ils tombent sur mon reflet. Il est triste. Ma peau est blafarde et des cernes foncés ont pris place sous mes yeux. Mon regard, lui, a perdu son éclat. Je me détourne et fixe mes mains, tremblantes. Je tente de faire le vide et me les sèche. En sortant des toilettes, mes pas s'arrêtent lorsque j'aperçois Julia. Ma meilleure amie est adossée sur le mur face à la porte, la mine soucieuse.
— Ça va, je t'assure.
— Vraiment ?
J'acquiesce, puis nous décidons de partir. Nous passons l'après-midi à errer dans les boutiques. J'ai perdu un peu de poids ces derniers temps et ma penderie a besoin de nouveaux vêtements. Nous terminons nos achats par un magasin de proximité, où nous achetons de la glace, des cookies et d'autres gourmandises. Nous avons prévu de regarder Footloose, suivi de Grease. De la bonne comédie musicale des années quatre-vingt.
Nous reprenons la route et roulons jusque chez elle. Je n'ai pas envie d'aller chez moi, de voir ma mère, encore sur son canapé, dans ses recherches inutiles, à m'ignorer.
Nous passons la soirée à nous goinfrer de cochonneries et à chantonner sur les chansons des films. Il est près de minuit quand Julia me ramène chez moi. La voiture se gare en face de la maison. Je la remercie quand son regard se bloque sur quelque chose devant le perron. Mes yeux suivent la direction de son regard, une limousine est garée devant la maison. Mon cœur se met à battre la chamade. La tête de Julia se tourne vers moi.
— Tu veux que je reste ? me demande-t-elle, soucieuse.
— Non, ça va aller. Je dois régler ça une bonne fois pour toutes.
— Appelle-moi si besoin, me dit-elle en me prenant la main.
— Promis.
Je l'embrasse et sors du véhicule. Mes mains referment doucement la porte et Julia démarre. Je reste sur le trottoir d'en face et attends que la voiture de Julia ait disparu. Ma respiration est hachée, je souffle pour me donner du courage et traverse la route. Mes pas sont lents, ils cherchent à gagner du temps. La moindre seconde est bonne à prendre.
La porte arrière de la limousine s'ouvre, laissant apparaître Seth. Son bras se pose lourdement sur le toit du véhicule quand je m'arrête face à lui. Son regard est vitreux et il sent l'alcool, même de là où je me trouve. Il me regarde intensément et j'ai mal, tellement mal.
— Tu as entendu la nouvelle ? commence-t-il.
Un premier coup au cœur.
— Difficile à rater, oui. Toutes mes félicitations.
— Félicitations ? rit-il.
Mais ce son est loin d'être joyeux. Il est amer, aigri.
— Tu es contente ?
Je ne réponds pas. Aucun son ne sort de ma bouche, je l'en empêche.
— C'est ce que tu voulais, alors ?
— Tu devrais rentrer chez toi, Seth. Tu es saoul.
Je me retourne et pousse le portillon pour traverser mon jardin.
— Je t'aime Max. Je suis prêt à tout pardonner. Si tu me dis que ce n'était qu'une fois, si tu me dis que tu le regrettes. Mais j'ai l'impression de crever, là.
Deuxième coup au cœur. Mon corps pivote et seule la barrière me sépare de lui.
— Seth...
— Regarde-moi dans les yeux, Max. Regarde-moi et dis-moi que tu ne m'aimes pas. Dis-le-moi et je partirai. Je ne reviendrai plus. Je disparaîtrai. Mais j'ai besoin que tu me le dises. J'en ai besoin pour t'oublier.
Sa voix se brise sur les derniers mots. Sa peine, je la ressens, mais je n'arrive pas à faire ça, je n'arrive pas à lui dire que je souffre autant que lui. Je voudrais lui dire que je n'ai jamais aimé à ce point, que sans lui, j'ai l'impression de mourir encore plus vite, mais je me suis promis de garder ça pour moi. Je me suis juré de ne pas lui infliger ce qui m'attend.
— Je ne t'aime pas...
Voilà la seule chose que j'arrive à lui dire. Un mensonge. Le plus cruel de tous.
— Très bien.
Il marque une pause et recule d'un pas. Son regard glisse sur ma peau. Il n'a rien de glacial, il est triste. Est-ce que lui aussi imprime chaque détail ? Est-ce que lui aussi tente de repousser la fin ?
— Au revoir, Maxime.
Mon cœur arrête de battre et se fissure, lentement, douloureusement.
Seth se retourne et rouvre la portière, mais n'y entre pas. Une larme perle sur ma joue pour finir sa course au coin de ma bouche. Seth se baisse enfin et disparaît dans la limousine. Quand la portière se referme, mes yeux se ferment et les larmes se faufilent entre mes paupières. J'entends la limousine démarrer et s'éloigner.
Mon cœur se remet en route et, cette fois, il s'accélère. Sans que je ne comprenne pourquoi ni comment, ma main tire le portillon et mes pieds courent à la poursuite de la limousine. Mes jambes s'affolent pour tenter de la rattraper. Mon cœur, lui, veut gagner la course. Je l'appelle, lui hurle de s'arrêter, mais il n'en fait rien. La voiture est déjà trop loin de moi. Bien trop loin, car déjà, je la vois disparaître au coin de la rue.
Un hurlement de détresse sort de ma gorge puis mes jambes me lâchent, me faisant lourdement chuter sur le goudron. Je me retrouve au milieu de la route. Mes mains sont écorchées, mon jean déchiré. Je tente de me lever, mais ma jambe ne me répond pas. J'essaie de ramper jusqu'au trottoir, mais mon corps est trop fatigué. Une voiture arrive dans ma direction. Je ne crie pas, je ne hurle pas. Je ferme juste les yeux et attends la collision pourtant, le choc ne vient pas.
— Mademoiselle ? m'appelle une voix au bout de quelques secondes ou minutes.
Mes yeux s'ouvrent pour découvrir que la voiture s'est arrêtée juste devant moi.
— Vous allez bien ?
Une dame est à moitié sortie du véhicule.
— Non..., soufflé-je.
Je pleure et la dame quitte sa voiture pour s'agenouiller près de moi.
— Vous pouvez marcher ? me demande-t-elle inquiète.
Je secoue la tête.
— Où habitez-vous ?
— Au bout de la rue.
Je lui indique la maison.
— Je vais vous aider.
Elle m'aide à me déplacer jusqu'à sa voiture et me ramène à la maison. Je la remercie poliment et parviens à boitiller jusque chez moi. J'ai mal partout, mais je ne prends pas la peine de me changer, de me doucher et de me soigner. Non, je me couche dans mon lit et je prie pour que tout s'arrête, pour que tout s'efface.