24

617 114 173
By ninsworld

La nuit du 7 au 8 mars, j'ai fait une nuit blanche.

Mon réveil sonne à 2h50. C'est une heure insultante pour se lever, surtout que je ne me suis pas endormie avant minuit à force d'imaginer la nuit qui nous attendait. Je sors pourtant au plus vite de mon lit. Il est l'heure, ça y est, l'excitation prend le dessus sur la fatigue, pas question de trainer.

Je sors de ma chambre, un gros pull couvrant ma chemise de nuit, prenant soin de ne pas réveiller Éva. Il me semble évident qu'elle a finalement décidé qu'elle ne nous suivrait pas dans notre révolution. Tant pis pour elle. Une révolutionnaire de perdue, dix de retrouvées comme doit sûrement le dire un proverbe.

Les filles sont déjà regroupées dans la chambre de Sophie et Lily et se répartissent les affiches. Elles ont l'air un peu déçues lorsque je leur avoue qu'Éva ne viendra pas.

— Avec les épreuves la semaine prochaine, elle a un peu paniqué, j'essaie de justifier en omettant que c'est surtout ma faute.

Elles acquiescent. Il est légitime de penser à ses études avant le reste.

— Bon, voilà le plan, nous annonce Sophie en chuchotant de peur qu'on nous surprenne. Adélie et Shainez vous vous occupez de poser vos affiches à l'entrée de l'internat, côté filles ET côté garçons, c'est important. N'oubliez pas les portes de la cantine. Lily et Agathe, vous faites le rez-de-chaussée du lycée et Camille et moi on s'occupe de l'étage. A quatre heures, maximum, il faut qu'on soit toutes de retour ici. J'ai peur qu'on se fasse voir si on traine trop. On y va ?

Nous nous faufilons dans les couloirs de l'internat doucement, portant encore nos pyjamas. Nous nous sommes dit que ça nous servirait d'alibi si on se fait prendre : on pourrait faire croire qu'on s'est perdue en cherchant les toilettes ou qu'on est un peu somnambules sur les bords. Personne n'ira chercher plus loin à trois heures du matin.

Nous nous séparons et je suis Lily. Nous traversons la cour qui sépare l'internat du bâtiment principal du lycée. La Lune ronde nous éclaire assez, je n'ai donc pas à allumer ma lampe frontale qui me donne une allure de taupe prête à creuser sa galerie. Lily marche vite à mes côtés, voulant traverser le terrain découvert qu'est la cour le plus rapidement possible. Je la sens sûre d'elle, c'est rassurant.

Nous longeons la rangée de platanes qui bordent le mur d'enceinte jusqu'à rejoindre la porte de l'aile D du lycée.

— On pourrait déjà en mettre une là, propose Lily en désignant la porte vitrée.

Elle déroule une des affiches que nous avons emportées et je dégaine mon rouleau de scotch, prête à en mettre une dose suffisante pour que le moindre coup de vent ne fasse pas disparaître nos œuvres. Je souris intérieurement lorsque nous plaquons sur la vitre l'affiche « SANG TABOU », une de mes préférées. Les lettres sont écrites en rouge vif et on y a dessiné une culotte tachée de sang. J'imagine déjà M. Hubert fermer les yeux en passant par là demain et Marylise prendre son air le plus écœuré.

Une fois bien scotchée, nous nous reculons pour aviser notre première tentative.

— Ça déchire ! s'extasie Lily en me tendant sa paume de main.

Je réponds à son check, c'est vrai que c'est canon.

Nous entrons enfin dans le lycée. J'allume ma lampe frontale pour qu'on n'ait pas besoin d'activer les néons. Il y aurait trop de risques qu'on remarque notre présence. Nous avançons d'un pas léger et décidons d'afficher notre deuxième poster sur la porte de la Vie Scolaire. Il s'agit cette fois du « Kit de survie pendant les règles » entouré d'illustrations représentant une bouillotte, du chocolat, une culotte, un plaid, le N rouge de Netflix, une tisane, des serviettes lavables, etc. Je n'ai pas encore eu le temps de tester ce kit, mais j'en ai presque hâte, on dirait la préparation d'un après-midi douillet pendant les vacances de Noël.

Nous en scotchons ensuite d'autres sur les portes de quelques salles de classe du rez-de-chaussée, dans le foyer, devant la MDL, dans l'amphithéâtre, dans les toilettes des filles mais aussi des gars, et les portes de l'entrée principale. L'idée, avec ces affiches, c'est d'estomper un peu les tabous autour de nos menstruations, de tenter une information bienveillante. « Règles ≠ douleurs » accompagné du ruban jaune, symbole de l'endométriose. « Ton utérus pendant ton cycle », avec un joli schéma bien plus explicatif que ceux des cours de SVT qu'on avait vus un jour. « L'hygiène menstruelle est un droit humain », « Non mais t'as tes règles ou quoi ? » barré grossièrement et remplacé par « ET ALORS ? » ou encore des mini BD que Shainez a dessinées : « J'ai mais trucs, j'en peux plus », dit une fille à qui son amie répond : « Tu peux le dire pour de vrai, c'est pas Voldemort t'sais ? T'as tes règles ». Celle-là je la kiffe, parce que la réf à Harry Potter, c'est moi qui l'ai sortie.

Une heure plus tard, nous avons enfin fini de tout coller. J'ai le cœur rempli de fierté, le cerveau toujours aussi excité. Je prends Lily en photo devant la dernière affiche. Faiblement éclairée par mon flash et ma lampe, elle apparaît tout de même radieuse.

Sur le chemin du retour, il me vient peu à peu à l'esprit de me demander si nous avions le droit de faire tout ça. En soit, en tant d'internes, il n'est pas illégal qu'on soit au lycée même la nuit et puis, on n'a rien dégradé ni dérangé personne. Ça devrait aller.

Peut-être que Lily à ma droite ressent ma panique, car elle murmure à l'ombre de la Lune :

— J'ai vu un autre film d'Alfred Hitchcock avec mes parents pendant les vacances.

Sa tentative est une réussite, elle a dit le nom magique qui me fait quitter mes pensées angoissées.

— T'as vu lequel ?

— Psychose !

— Son plus classique.

— C'est exactement ce que mon père m'a dit. Quand je lui ai raconté que tu m'avais montré Rebecca, il a été impressionné de ta culture.

J'essaie de rester neutre face au fait qu'elle a parlé de moi à son père et qu'il m'a complimenté mais, en mon intérieur, mes hormones sont en train de danser une samba déjantée.

— Mes parents adorent le cinoch, je lui explique. Quand j'étais petite, on regardait un film tous les mercredis, vendredis et samedis soir, donc quand on n'avait pas école le lendemain. Ils n'étaient pas du genre à nous montrer, avec mon frère, des dessins animés. On avait plus droit à des films en noir et blanc sous-titrés qu'on ne comprenait jamais ou de films récompensés. Les Hitchcock, j'en ai bavé.

Je mime la main brandissant un couteau, célèbre scène dans Psychose. Lily éclate de rire si fort qu'il se diffuse dans toute la cour. J'ouvre les yeux et plaque ma main contre sa bouche.

— Silence, malheureuse ! je glousse.

Ses lèvres contre ma paume frémissent toujours, ça me fait des chatouilles délicieuses.

Mais je suis vite ramenée à la réalité lorsque le chien du CPE, dont le logement de fonction se trouve de l'autre côté de la cour, se met à aboyer. Les lumières automatiques du jardin s'activent et nous en recevons les rayons. Mon cœur tambourine, nous sommes complètement à découvert.

— Vite, on se tire, j'ordonne en tirant Lily par son sweat de pyjama.

Nous finissons de traverser la cour et atteignons le bâtiment de l'internat. Le chien glapit toujours sous la pleine Lune.

Au moment de passer la porte, j'entre-aperçois une lumière s'activer dans la maison de M. Riou. Lily me jette un regard paniqué. Le silhouette du CPE apparaît derrière une vitre du premier étage. S'il est capable de nous voir aussi bien qu'on le voit, on est cuites.

Alors qu'il ouvre sa fenêtre pour appeler son chien, nous en profitons pour nous faufiler par la porte et entrer dans l'internat. Nous patientons quelques minutes à côté, tendant l'oreille et, lorsque nous sommes sûres qu'il est retourné se coucher, nous grimpons les escaliers.

Je détends mes épaules et respire enfin. Je n'ose même pas imaginer la sanction qu'on aurait reçue si on s'était fait prendre. Pas sûre qu'à deux, l'excuse du somnambulisme aurait été convaincante.

Les autres filles sont déjà arrivées dans la chambre lorsque nous les rejoignons.

— On a cru que vous vous étiez fait choper, se détend Sophie en nous serrant dans ses bras. Ça s'est bien passé ?

— Nickel ! j'affirme en mettant de côté les dernières minutes qui ont failli nous perdre. Le rez-de-chaussée est rodé pour demain. Les élèves vont en prendre plein la vue et M. Hubert a grand intérêt de porter ses lunettes de soleil.

Je leur montre la photo de Lily que j'ai prise tout à l'heure. Elles sont enchantées. Enfin, nous le sommes toutes car pour tous les groupes, ça a marché. Nos posters tapissent le lycée et, demain, anonymement, les autres élèves découvriront nos messages. J'imagine ces filles de seconde qui les liront, soulagées sûrement de se sentir moins seules, pas anormales du tout. En tout cas, moi, c'est ce que j'aurais ressenti.

Nous décidons de nous disperser pour retourner dans nos chambres respectives. Il est près de 4h30 du matin et le soleil ne tardera pas à se lever.

Une fois sous mes draps, je peine à m'endormir. Mes mains tremblent encore d'exaltation, dans ma tête je ne cesse d'imaginer comment se passera la journée de demain. Pour une fois, au lycée Charles Darwin, le 8 mars sera célébré, entendu, considéré. 

___________________

J'espère que ce petit chapitre plein de détermination vous a plu ! J'avais hâte de vous le poster 🙌

Vous pensez que le lycée va bien prendre leurs affichages au réveil ? (la team pessimiste je vous attends)

Je vous dis à vendredi pour la suite ! 🌴🧡 (oui les posts n'ont plus aucun sens mdrr, mais c'est les vacances, on peut se permettre un planning de publication désordonné 😋)

Continue Reading

You'll Also Like

2.8K 322 21
Une Dalton Academy homophobe, un Blaine qui se renie et se haïs et un Kurt qui doit faire le choix entre s'assumer ou se faire virer d'une école pres...
10.1K 162 8
Et si Sasuke, pendant ces deux ans d'absence trouve une fille qui n'est pas norte chère Sakura qui va-t-il choisir entre les deux filles? Lisez^^
168K 15K 41
Quand la douleur est trop brutale, on s'invente un cœur de métal. Elsa ne croit plus en l'Amour. Pour elle, l'amour est une construction sociale, un...
3.8K 345 13
Adam est un jeune étudiant et basketteur de l'université. Mais derrière cette casquette bien banale se cache un compositeur qui n'ose montrer ses tex...