Jézabel
Flash-back
Je marche jusqu'à la grande porte de sortie de notre colonie, serrant ma robe entre mes poings pour ne pas trébucher dessus. Les portes se referment dans mon dos, comme avec la sensation d'être observé, je jette un coup d'œil au poste de garde. Debout les mains dans son pantalon côtelé, Paul me salue d'un mouvement du menton.
Je baisse la tête beaucoup trop gênée pour lui répondre quoi que ce soit et entreprends de poursuivre mon chemin
_ Abigaïl, me hèle une voix dans mon dos.
Je me retourne et découvre Paul qui approche d'un pas hésitant dans ma direction. Les yeux écarquillés et la bouche devenue sèche, j'attends qu'il me rejoigne.
_ Comment vas-tu ? Son timbre est rauque, mais pas autant que celui de Sam.
Je fixe mes chaussures, incapable d'affronter son regard. Nous n'avons pas pour habitude de discuter avec des hommes étrangers, ce qui est même interdit.
Dans un souffle que je n'avais pas conscience de retenir, je réponds.
_ Très bien, merci.
Il se racle la gorge, mon regard glisse de ses chaussures en cuir à son pantalon marron et sa chemise blanche. Redressent franchement la tête, nos regards s'arriment, ses yeux d'un bleu gris si froid analysent mes traits avec curiosité. Me voyant mal à l'aise, il passe une main dans ses cheveux blonds, se sentant probablement pris sur le fait.
_ Tu vas à l'école chez les pécheurs alors, j'espère que tout va bien pour toi. Je tique à son insulte, j'essaye de ne lui montrer aucune émotion.
_ Oui.
Mon cœur et mon corps hurlent de ne pas l'écouter, que le monde extérieur n'est pas aussi moche, ce que l'on nous a décrit n'est pas forcément la réalité.
_ Je ne vais pas te retenir plus longtemps, tu as de la marche jusqu'au lycée. À bientôt, Abigaïl.
Il me sourit timidement, je le salue d'un signe de la main en retour, puis continue ma route.
Même si nous nous voyons tous les dimanches à la messe ou quand il vient rendre visite à mes frères à la ferme Paul, nous ne nous sommes jamais adressés la parole. J'aurai bien trop peur que l'on nous voie et que les idées ne fusent. En plus d'être strictement interdit, c'est également punissable de plusieurs sanctions, pouvant aller de travail d'intérêt général ou bénévolat pour l'église à la sanction ultime qui serait se voir demander de quitter la communauté. De mon vivant, il n'y a eu que deux femmes dans ce cas, l'une ayant été accusée d'adultère pour l'autre pour avoir fréquenté un homme hors mariage.
Essayant de me souvenir de la moindre chose, je marche jusqu'à repérer la Jeep d'Esmée. À l'approche de la voiture, la portière arrière s'ouvre en dévoilant le grand sourire canaille de Sam, je cours dans sa direction puis monte dans la voiture.
_ Bonjour, je lance d'une voix essoufflée à mes deux camarades.
Je ferme la portière délicatement, toujours aussi intriguée par se toucher de cuir que je peux avoir sous les mains durant quelques instants. Je ne peux m'empêcher de jeter des coups d'œil dans toutes les directions, inquiète à l'idée de m'être fait repérer.
_ Bonjour Abi, chantonne Esmée derrière le volant.
La voiture démarre, une musique énergique emplit l'habitacle et me met soudain sens dessus dessous. Terrifiée, j'agrippe fermement le siège, venant jusqu'à planter mes ongles dans le cuir.
La main de Sam vient se poser sur mon dos, ce qui me fait tressaillir, et de son pouce, il vient tracer de petits cercles qui se veulent apaisants.
Je suis la première étonnée que son contact ne me dégoûte pas, c'est même tout le contraire. Avec lui, je me sens étrangement en sécurité, protégée, mais surtout, il ne me regarde pas comme les autres hommes peuvent parfois le faire.
_ Je suis là, d'accord. Me chuchote ce dernier à l'oreille, me faisant frémir.
Je hoche la tête de haut en bas, n'arrivant pas à aligner deux mots. Sans même y prêter attention, je réduis la distance qui sépare nos deux corps, comme attirée par cette bulle sécurisante qu'il crée rien qu'avec sa présence.
Esmée freine précipitamment, tout en maugréant un autre automobiliste. De peur de m'écraser sur le siège devant moi, j'agrippe la cuisse de mon voisin, c'est alors à ce moment-là que je fais réellement attention à son allure.
Sam ne porte qu'un simple short de sport, du fait de sa position assise, le tissu est remonté, laissant une bonne partie de ses cuisses à découvert.
J'observe son fin poil brun qui parsème toute la surface de son épiderme. Je n'ai jamais vu de cuisse d'homme nue et encore moins une couleur de peau aussi foncée. Je trouve ça si fascinant. Sam est très différent des hommes que je côtoie dans ma communauté, et c'est peut-être pour cette raison qu'il me captive autant.
Mon regard rencontre le sien. Mes joues brûlent d'embarras à l'idée d'avoir été découverte en pleine contemplation.
Je retire ma main, gênée d'être aussi tactile avec un inconnu, mais comme s'il avait lu dans mes pensées, il vient la récupérer et la placer sur sa cuisse de nouveau.
Hésitante dans un premier temps, je caresse du bout des doigts la partie de sa cuisse mise à nu, comme je l'ai fait la veille avec sa main et suis émerveillée par sa musculature.
Il étend sa tête contre le siège, fermant les yeux, comme apaisé, alors je prends ça pour une autorisation de continuer et ne me fais pas prier.
Sans y avoir prêté attention, nous sommes déjà arrivés devant le lycée. Nous descendons de la voiture, le réconfort du corps de Sam quittant peu à peu mes pensées pour être remplacé par l'appréhension de cette nouvelle journée commence déjà à m'oppresser.
De par l'affreuse journée qu'a été hier, même si la fin reste l'une des meilleures, je me sens tellement reconnaissante envers Esmée de faire tout ça pour moi. Cette fille a quelque chose qui manque à beaucoup d'entre nous. Elle a un cœur et n'hésite pas une seule seconde à s'en servir.
Je suis mes nouveaux amis jusqu'aux portes vitrées du lycée. Arrivée à l'intérieur, une grande blonde se jette dans les bras de Sam. Un pincement me prend au cœur à cette vision. Ce sentiment n'ayant absolument pas sa place, je tente de rapidement le chasser et me rappelle que Sam est un ami et ne pourra être rien d'autre. Je suis promise en mariage à un homme de la communauté, et même si je ne l'aime pas ou ne le désire pas, je me dois d'être pure jusque-là. Le prophète m'a choisi cet homme, car il a de grands projets pour nous. Je dois être sa septième épouse et suis fière de faire partie de sa grande famille.
Sa bouche vient s'écraser contre la sienne, je reste interloquée par ce manque de pudeur évident. Sont-ils mariés ?
Il se détache enfin, terminant par un dernier bisou sonore. Je surprends le regard dégoûté d'Esmée et la voir éprouver le même sentiment que moi me rassure. Je ne réagis pas de la sorte parce que je trouve Sam attirant, mais bien de par le côté embarrassant de la scène.
Afin de me sauver de cette situation, je décide de rejoindre mon premier cours. D'un signe de la main, je salue Esmée la prévenant de mon départ, elle me répond par un sourire éblouissant. Dans les couloirs, je garde la tête baissée, terrifiée d'affronter les regards de mes camarades remplis de jugement.
Je tourne à droite puis longe les différents casiers, jusqu'à ce qu'une silhouette vienne me barrer la route.
Je n'ai pas le temps de relever le visage qu'une main atterrit sur mon ventre, me maintenant contre un corps dur. Je me crispe, prête à crier, mais une seconde main vient se glisser sur ma bouche, comme si la personne avait prémédité mon idée d'appeler à l'aide. Avant d'être propulsée dans une salle que je ne localise pas, je repère plusieurs élèves au loin observer la scène sans toutefois réagir.
Je n'ai pas le temps de plus m'y attarder que je tombe à la renverse, me rattrapant de justesse sur les mains pour que ma tête ne vienne pas heurter le sol ou un quelconque meuble à l'intérieur.
_ Alors petite pute, à cause de toi, je suis collée deux mois ?
Un petit blond approche, le visage noir de colère. Le reconnaissant aussitôt, je me recroqueville sur moi-même. Il fait partie de la bande de garçons qui m'ont poussé dans le réfectoire la veille.
_ Je... je suis désolée. Je pleurniche, mes yeux me piquent, je passe la manche de ma robe, essayant de calmer les larmes qui pointent aux bords de mes yeux.
Il s'approche de mon visage et agrippe ma coiffe en l'arrachant d'un mouvement brusque.
Mes cheveux tombent en cascade sur mon dos, un hurlement de terreur incontrôlé quitte mes lèvres.
_ Putain, tu es vraiment bonne.
Je n'ose pas relever le regard par peur de ce que je vais y trouver. Je l'entends défaire la boucle de sa ceinture, alors que je suis encore recroquevillée sur moi-même, les genoux contre ma poitrine et les bras enroulés autour. Je prie de toutes mes forces tout en me balançant d'avant en arrière, essayant tant bien que mal de le dissuader de son idée principale.
_ Pardonnez-moi, Seigneur.
_ Viens par là. Sa main vient empoigner mon menton, me forçant à lever le visage.
Ce que j'y découvre me cloue sur place. Il se tient droit, la ceinture en l'air prête à s'abattre sur moi, ce qui me fait hurler de nouveau, mais le bourdonnement formé par les étudiants dans le couloir couvre chacun de mes cris.
La seconde suivante, un premier coup vient fendre l'air. Le cuir vient lécher mon bras, laissant sur son passage de petits picotements. Il s'apprête à amorcer un deuxième coup quand la porte s'ouvre dans un fracas assourdissant, puis des cris se mettent à résonner dans la pièce en même temps que des coups sont donnés, avant de laisser place au silence.
Un silence terrifiant, mais aussi apaisant, car il annonce la fin, qu'elle soit bonne ou mauvaise.
_ Abi ? Je redresse la tête et tombe sur deux yeux morts d'inquiétude. Je suis là d'accord. Je hoche la tête. Sam prend mon visage dans ses mains, d'un revers du pouce, et vient retirer les traces de ma détresse. Je serai là pour toi Abi, personne ne te fera plus jamais de mal, tu as ma promesse.
À ces mots, mon cœur se gonfle de quelque chose d'encore inconnu pour moi.
C'est un mélange entre le sentiment de sécurité et l'impression d'être enfin importante pour quelqu'un. Mes bras s'enroulent autour de sa nuque, le rapprochant de moi tant j'ai besoin de l'avoir au plus près. Ses mains viennent automatiquement s'enrouler autour de ma taille comme s'il en avait besoin autant que moi. Comme deux pièces d'un même puzzle, fait l'un pour l'autre, nos corps s'emboîtent à la perfection. Plus rien ne nous entoure, il n'y a plus que nous.