Il y a déjà une semaine que nous avons inauguré Millers' Mill et rien n'a changé. À mon grand désespoir, Ricky n'a pas tenté de nouveau rapprochement. Soit je me suis complètement fait des films, soit il était encore plus ivre que ce que je pensais, ou alors, il regrette. Aucune de ces raisons ne me convient. Ce qui est sûr, c'est que son humeur reste maussade. La fossette au coin de ses lèvres me manque terriblement.
Je m'étire dans mes draps blancs et chauds. Dehors, il y a du mouvement. J'entends des hennissements ; une barrière métallique claque violemment, me tirant de mes désagréables réflexions. Je m'habille à la va-vite, dégringole l'escalier et tombe nez-à-nez avec mon cowboy blond. Il a la mine sombre.
— Salut, je dis, bien dormi ?
Il répond par un grognement.
— Il se passe quoi dehors ?
Il lève les yeux au ciel ; sa réaction m'ôte toute patience. Pas envie de faire d'efforts aujourd'hui. Il doit remarquer mon changement d'attitude, parce qu'il se reprend et crache.
— Le Mexicain est là pour débourrer Crésus.
Ah.
— Il s'est passé quoi pour que tu le détestes autant ?
J'ai mis les pieds dans le plat, autant continuer :
— Je veux dire, il est arrogant et condescendant, mais franchement, l'appeler le Mexicain... C'est limite non ?
Ricky me fixe, le regard mauvais. J'ai fait une bourde. Mais une fois encore, son expression change, et son adorable sourire en coin fait irruption pour éclairer son visage sombre.
— On ne s'est jamais très bien entendu. Il est convaincu de tout faire mieux que tout le monde. Et il est malhonnête. Je suis convaincu qu'il a arnaqué mon père, et ce vieux fou ne s'en est jamais rendu compte.
Je suis surprise qu'il me déballe ça comme ça. Il doit être particulièrement vulnérable pour ne même pas tenter d'esquiver. Ou alors, il en a marre de me cacher des trucs ? Il me laisse entrer dans sa tête ?
Toujours est-il qu'au-delà de la surprise que sa franchise déclenche, les mots ne prennent pas tout de suite leur sens. J'imaginais une incompatibilité entre deux personnalités parfaitement opposées, une jalousie, une rivalité pour rendre fière la figure paternelle de ce petit monde rural. Mon cerveau est un peu lent, et je n'ai pas le temps de réagir. Ricky reprend, manifestement conscient d'en avoir dit plus que ce qu'il aurait voulu :
— Tu devrais rester loin de lui, c'est pas quelqu'un de bien.
Puis il me laisse en plan, aux pieds de l'escalier, pour monter à l'étage.
Je suis une fille curieuse. Et même si je ne porte pas Tiago dans mon cœur, je suis intriguée de le voir à l'œuvre. Je l'ai recroisé plusieurs fois et systématiquement, j'ai droit à un "Salut Geneva" qui a le don de me faire monter immédiatement dans les tours. Nos interactions s'arrêtent là, et c'est déjà trop à mon goût.
J'enfile donc ma doudoune sans manches et je suis les hennissements jusqu'au rond de longe. Je trouve, accoudés aux barrières métalliques, Craig, Jessica, Booker et Andie qui échangent avec enthousiasme sur le spectacle qui se déroule sous leurs yeux. Crésus rue, balance la tête, essaye de dominer Tiago, qui reste imperturbable. Le dresseur porte un pull à capuche qui ne parvient pas à dissimuler sa carrure, et je ne peux pas m'empêcher d'admirer la grâce de ses mouvements. C'est comme s'il était entré dans une danse complexe avec son adversaire. Je vais m'installer aux côtés de Booker.
— Ce mec est un magicien, m'annonce-t-il en indiquant Tiago du menton, sans le quitter des yeux. Il a un truc avec les chevaux, je ne comprendrai jamais.
Je jette un œil aux autres spectateurs ; tous semblent hypnotisés.
— Qu'est-ce qu'il fait ?
— Il essaye de communiquer avec Crésus. C'est un cheval très dominant, et il lui fait comprendre qui est le patron.
Sous l'impulsion d'un petit fouet que Tiago tient à la main, le cheval se met à courir en larges cercles, rasant les barrières. Par réflexe, je recule d'un pas. La bête est impressionnante, et je n'aurais accepté pour rien au monde de me retrouver enfermée avec elle. Sa robe brune s'est approprié les lois de la physique et manipule la lumière comme jamais je ne l'avais vu auparavant, faisant miroiter des vagues changeantes sur le corps de l'animal ; il balance sa crinière noire dans des coups de tête menaçants. Il a l'œil fou.
— Tu crois qu'il va réussir ?
Booker sourit, sans quitter le spectacle des yeux.
— Il a bien maté Willow.
— Comment ça ?
— Quand Craig a acheté Willow, il s'est vite rendu compte qu'il ne pouvait rien en faire. Quand tu achètes le cheval jeune, c'est difficile de savoir ce qu'il deviendra. Une vraie teigne. Il ruait, il mordait, ne supportait pas qu'on l'approche.
Ça me brise le cœur d'entendre Booker parler comme ça de mon petit cheval. Lui qui est si doux et patient, si gentil avec moi ! Mais plus frustrant encore, je comprends à demi-mots que Tiago y est pour quelque chose, et ça m'en donnerait presque des boutons.
— On était ados, et Tiago l'a pris en main. Il venait tous les jours après le lycée pour travailler avec lui. Il en a pris, des coups. De dents, de sabots... Il en a bavé, mais il n'a pas lâché. Ça lui a pris des semaines. À une époque, il était le seul à pouvoir le monter. Et puis avec le temps, Willow s'est adouci, il a appris, et maintenant c'est une brave bête !
Je n'en reviens pas. Je suis certaine qu'à la première chute, je serais terrifiée de remonter à cheval, alors m'obstiner pendant des mois malgré les ruades et les morsures... Mais subitement, je me rappelle de qui on parle. Son égo ne devait pas supporter qu'on lui dise non ! Quelle arrogance ! Je me demande comment un type avec un tel sentiment de supériorité peut créer un lien avec un cheval. Je pensais qu'il fallait de l'empathie et de la douceur, mais aussi une fermeté bien dosée. Or, rien de ce que j'ai vu de Tiago ne semble pas vraiment coller avec cette tranquillité paisible qu'il dégage face à Crésus.
Il est concentré, immobile. Il a capté l'attention du cheval qui le regarde bien en face. Il dépose le fouet, lentement, et approche de l'animal. Alors que la main du cowboy va toucher son front, celui-ci hennit puissamment et balance un coup de tête agressif. Je comprends mieux comment Ricky a pu se faire blesser. Mais Tiago a à peine réagi, comme s'il s'y attendait.
— On va s'arrêter là pour aujourd'hui, dit-il finalement à Craig. Je ramène Crésus à sa stalle.
Puis, remarquant que je suis là :
— Salut Geneva.
Je serre les poings, je serre les dents. Andie me lance un coup d'œil, comme à chaque fois qu'elle assiste à nos échanges.
— Je m'appelle Manon, je siffle entre mes dents.
Mais il a déjà tourné le dos.
Je passe le reste de l'après-midi au potager avec Jessica. J'arrache les mauvaises herbes, enlève les cailloux. La mère de famille est passionnée. Elle met tant d'amour à prendre soin de ses plantations que je ne peux m'empêcher de sourire. C'est une femme pleine de bon sens et qui prend un plaisir évident à me transmettre tout ce qu'elle sait.
Quand nous rentrons en fin d'après-midi, j'ai le dos cassé d'avoir passé trop de temps à quatre pattes. Mes ongles sont noirs de terre, et je file sous la douche. Quand je sors, une serviette autour de la poitrine, je me sens comme une nouvelle femme. La chaleur a détendu mes muscles engourdis, et je me sens prête à relire le mail qui me terrifie. Je me jette sur le lit et relis le mail de Mr. Chiodo, l'estomac noué. Il me laisse trois mois pour lui envoyer mon travail final. Quelque chose de moins "chiant", comme il l'a écrit avec le franc-parler qui le caractérise. Je ne sais pas comment je vais m'y prendre, mais il faut que je m'y mette. Mais pas ce soir. Trop fatiguée.
Je fais plutôt défiler les photos que j'ai prises pendant la soirée d'Andie, dans l'idée d'en envoyer une paire à Julie, que j'ai complètement oublié de rappeler. La plupart sont floues. Je tombe sur une jolie image de mon amie qui fait son discours. Elle est lumineuse, rayonne de bonheur, et j'ai un petit pincement au cœur. Je l'envie. Sa vie est calme mais excitante, pleine d'amour et de belles personnes.
Je zoome, et mon sang se glace. Dans le fond de la pièce, deux pupilles noires comme l'orage me fixent avec une émotion indéchiffrable. Frustrée, je ne peux pas nier que malgré son comportement insupportable, Tiago m'intrigue. Son attitude froide et moqueuse, cette distance qu'il maintient avec les gens qui l'entourent, et l'impression qu'il donne de se foutre de tout me procure une envie irrésistible de lui remettre les idées en place et de lui faire ravaler sa suffisance. Mais en même temps, il émane de lui un magnétisme incroyable. Un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale.
Julie m'appelle au moment où je sélectionne son numéro ; je suis contente de voir que même à plusieurs milliers de kilomètres l'une de l'autre, nous sommes toujours sur la même longueur d'onde télépathique.
— Salut poulette.
Je lui raconte ma vie au ranch. Ses yeux brillent d'envie quand je lui parle de mes chevauchées, des balades, des poules, des gens.
— Et le cowboy ?
— Lequel ?
Merde.
— Comment ça lequel ? Combien de cowboys ultra-sexy tu as dans ton ranch ?
Je me reprends.
— Un seul, Ricky. C'est le frère d'Andie.
— Miam ! Et ?
— Et rien. Ça ne serait pas très malin de fricoter avec lui. On habite dans la même maison, et j'ai encore cinq mois à passer ici. Imagine comme ça serait gênant !
— Justement, c'est court cinq mois ! Profites-en ! En plus, c'est peut-être ton grand amour, qui sait !
J'explose de rire. Mais bien sûr ! Le grand amour, c'est le truc de Julie, pas trop le mien. C'est une aventurière dans l'âme avec un cœur de grande romantique, et le mélange des deux est détonnant de positivité et de contradictions. Et dans cette ligne-là, elle refuse de tomber amoureuse et enchaîne les relations sans lendemain. "En attendant le bon", argumente-t-elle. Jamais de deuxième rendez-vous si elle n'a pas eu un coup de foudre en bonne et due forme. Et c'est pour ça que je l'adore. Après tout, peut-être qu'elle a raison. Cinq mois ça va vite, et les choses ne vont pas forcément mal se passer.
— Ça me surprend de toi, c'est pas trop ton genre d'habitude les grands blonds aux yeux bleus, reprend Julie.
— Ricky, c'est le genre d'absolument toutes les filles, crois-moi.
J'ai l'impression d'avoir fait le tour du sujet, je n'ai pas envie de commencer à me faire des films. Pour le moment, nous n'avons aucune relation, et je veux éviter tout mélodrame intérieur.
Je dévie habilement la conversation sur sa vie à elle. Elle vient de trouver un job dans une grande boîte de pub. Je l'écoute me raconter avec bonne humeur, ses collègues, ses journées, ses projets. Je me rends compte avec une petite appréhension que rien de tout ça ne me fait envie, et je suis surprise de son enthousiasme, elle qui ne tient pas en place. Pourtant, je rêvais de stabilité, d'une vie rangée et tranquille, confortable et rassurante. Et je crois que ça me plairait toujours. Mais je ne peux plus m'imaginer travailler pour une de ces firmes internationales. En fait, la panique me gagne alors que je prends conscience de ce changement radical de mes envies. Je fais quoi de tout ça ? Je n'ai plus de plan à suivre, je suis dans l'inconnu total, et c'est terrifiant. D'autant que mes parents risquent de ne pas apprécier que je rejette leurs attentes minutieusement étudiées pour... pour quoi ? Je ne sais même pas.