5 heures.
Ce maudit réveil me vrille les tympans.
J'ai merveilleusement bien dormi. Je prends ça comme un signe positif. Tout va très bien se passer. Il ne peut en être autrement.
Ils vont faire leur fichue biopsie et m'expliqueront ensuite leur erreur. C'était juste une grosseur bénigne. Ils vont m'en débarrasser en un rien de temps. Je les entends déjà, prenant leurs voix assurées : « Rien de plus facile madame Valet ».
Dès mon plus jeune âge, mon enthousiasme et ma joie de vivre sont indéfectibles. En tout cas, je m'y emploie espérant dissimuler un manque évident de confiance en moi. Enfant, mon père m'appelait constamment son « petit rayon de soleil ». Il le fait encore aujourd'hui. Adolescente, je lui avais demandé d'être moins démonstratif. Il n'a pas tout de suite compris. J'avais pourtant essayé de lui faire entendre que crier sur le parking du collège « bonne journée mon petit rayon de soleil » ne collait pas avec l'image décontractée et assurée que j'affichais auprès de mes amis. Ayant eu un garçon en premier, il affectionnait tout particulièrement ces moments tendres et complices père-fille. Lui protecteur et affectueux. Moi, grande fan inconditionnelle. Pourtant, sa petite devenue une jeune fille commençait à lui échapper et réclamait progressivement son indépendance. Je me suis vite rendu compte du chagrin que je lui infligeais. Donc, dès que l'occasion se présentait, je lui proposais une activité à partager ensemble. Et je dois admettre, qu'en dépit de ma demande d'émancipation, je n'étais définitivement pas prête à me séparer de lui. D'ailleurs, je ne pense pas l'être un jour.
6 h 40.
Questionnaire d'usage.
— Votre nom et votre prénom s'il vous plaît.
— Valet Kristelle. Avec un K
— Votre date de naissance ?
— Le 22 juillet 1982. Excusez-moi ? je l'interromps.
— Oui ?
— Pourquoi me redemander tout ça puisque j'ai rempli le dossier hier avec une secrétaire ?
— Nous avons besoin d'être sûrs de votre identité Madame. Nous devons nous assurer avoir affaire à la bonne personne.
Sa réponse me laisse perplexe.
— Parce qu'il vous est déjà arrivé qu'une personne vienne subir une intervention chirurgicale à la place d'une autre ?
Elle sert son dossier sur sa poitrine, les yeux totalement écarquillés. Je peux comprendre que ma question semble absurde mais elle avouera aussi que son interrogatoire l'est tout autant.
Et voilà... Elle reste figée devant moi complètement décontenancée. J'ai comme l'impression que cette situation est une première pour elle. Elle a l'air d'un lapin pris dans les phares d'une voiture. Elle repart cependant vers la porte de ma chambre en me disant qu'elle reviendra avec de la Bétadine. Elle m'explique qu'il faudra me l'appliquer sur tout le corps au moment de ma douche. Je lui réponds d'un simple battement de cils. Une fois la porte fermée, j'explose d'un rire sonore. J'imagine déjà sa prochaine pause avec ses collègues : "plutôt bizarre cette patiente".
Peu de temps après, une aide-soignante passe pour me raser une partie du crâne. Obligatoire pour l'opération. Je ne m'y attendais pas. Pourtant logique en y repensant. Je serre les dents et j'essaie de faire le vide pendant qu'elle s'approche avec son matériel. Elle le fait avec des gestes calculés et doux mais chaque passage du rasoir me transperce le cœur. Elle a dû sentir mon malaise puisqu'elle m'explique qu'ayant déjà les cheveux courts, ils ne demanderont pas longtemps à retrouver la même longueur. Facile à dire. Cacher ce cratère ne serait pas son problème les semaines à venir.
8 heures.
Les brancardiers viennent me chercher dans ma chambre. Il était temps. Je commençais à ressentir de la compassion pour tous ces animaux dans leurs cages. Dorénavant, plus jamais je ne les regarderai de la même façon.
Ils me demandent si je suis prête. C'est une blague ? Et si je leur disais que non ? Pour le coup, ils m'interneraient en psychiatrie. Particulièrement si l'infirmière du questionnaire se ramène et leur raconte notre petite conversation de tout à l'heure.
Me voilà arrivée à destination. Tout un tas d'infirmières ou peut-être des médecins me disent bonjour sur un ton qui se veut rassurant. Leurs efforts me touchent mais me donnent aussi la chair de poule. Un homme se tient juste à côté de moi les mains croisées. Il me fixe sans un mot. Qu'est-ce qu'il me veut celui-là ? Avec leurs déguisements de schtroumpfs et leurs masques qui ne laissent apparaître que leurs yeux, difficile de se faire une idée.
— Bonjour Madame Valet. Nous allons commencer dans peu de temps. L'anesthésiste va s'occuper de vous.
Cette voix... Celle-là... Oui aucun doute ! Je la connaissais et ne risquerais pas de l'oublier de sitôt. C'est mon cher... mon très cher « je me dandine à m'en faire provoquer des hémorroïdes ». Étrangement, je le trouve calme et déterminé. Rien à voir lors de notre rendez-vous d'hier. Il me sourit faisant apparaître les nombreuses rides aux extrémités de ses yeux.
Je sens un masque se poser sur mon visage. Une voix derrière moi me demande de respirer normalement et de ne pas lutter. Promis... je ne lutterai pas. Je m'endors en me disant que ce serait carrément formidable d'avoir cet appareil à la maison lorsque l'insomnie me guette.
Je me réveille. La première chose que je vois est une pendule. 13 heures. 13 heures ? Impossible ! Je viens juste de fermer les yeux.
Une personne s'approche.
— Ah ! Réveillée ? Tout s'est bien passé. Nous allons vous remonter dans votre chambre dans un petit moment.
J'ai l'impression d'évoluer dans un épais brouillard. Toutes mes forces m'ont abandonnée. C'est plutôt agréable.
18 heures.
L'infirmière, qui me supporte depuis mon retour dans ma chambre, m'informe que mon chirurgien ne va pas tarder à passer me voir. J'ai repris des forces même s'il me faut encore de l'aide pour certaines choses. Notamment aller aux toilettes. Formidable ! Rien de plus dégradant ! En me regardant dans le miroir, j'aperçois une femme que je ne connais pas. Un bandage autour de sa tête, ses yeux sont cernés, son regard voilé et son teint blafard. Je vais avoir un peu de boulot pour dissimuler tous ces dégâts.
Ah ! Voilà monsieur « hémorroïdes ».
— Comment vous sentez-vous ?
— En pleine forme docteur.
Sincèrement, j'en suis convaincue. Au vu du regard qu'il pose sur moi, je suis la seule à le croire.
— Ces deux journées ont dû vous paraître complètement surréalistes et stressantes. Cependant, il était essentiel de procéder ainsi. J'ai demandé au laboratoire de passer vos prélèvements en priorité. Ils ont effectué un travail remarquable.
C'est moi ou il essaie de gagner du temps là ?
— Ce qui m'amène donc aux résultats de vos examens.
En l'écoutant, je me dis qu'il aurait fait un merveilleux maître de cérémonie pendant les oscars. Il est définitivement très doué pour le suspens.
Mais crache le morceau bon sang !
— Les tumeurs du cerveau sont classées en grades croissants de I à IV selon le degré d'agressivité et de sévérité. Ce grade est déterminé à partir des données du diagnostic histologique, posé grâce à l'analyse microscopique de l'échantillon de la biopsie.
Il fait une pause et reprend au bout de quelques secondes qui me semblent des heures, des jours...
— Madame Valet. Vous êtes à un stade IV. Je suis désolé.
Il est désolé... Mais désolé de quoi ?
— Je n'ai pas tout suivi. Vous voulez me dire que je suis au stade le plus agressif ?
— Oui. C'est tout à fait ça. Votre tumeur est un glioblastome. Le glioblastome est une tumeur qui se développe aux dépens des cellules du système nerveux central qu'on appelle les astrocytes. Cette tumeur siège généralement au niveau des hémisphères cérébraux, et se développe rapidement pour devenir une très grosse tumeur. La vôtre a dû s'immiscer, petit à petit tout en vous laissant tranquille jusqu'à ce que les symptômes vous envahissent et vous alarment. Malheureusement pas assez tôt.
— Il existe bien une intervention chirurgicale pour me retirer ce gliobla... je ne sais quoi !
— Un glioblastome. Oui, dans certains cas il est possible d'envisager une chirurgie. Cependant, votre tumeur est placée de telle façon qu'il nous est particulièrement compliqué d'intervenir.
— Alors que fait-on ? On laisse cette saloperie me réduire en miettes ?
— Vous allez rentrer dans un protocole de soin avec de la radiothérapie et de la chimiothérapie. J'ai déjà pris la liberté de prévenir ma consœur cancérologue. Elle va passer vous voir pour vous expliquer en détail tout le parcours, les traitements et si elle envisage une chirurgie. Est-ce que vous avez d'autres questions ?
Des questions ? J'en avais des centaines. Mais là, tout de suite, j'ai juste envie de lui crier de me laisser du temps, qu'il ne venait pas de me diagnostiquer une verrue sur le nez.
— Je vais attendre la cancérologue. Je crois... Je pense que j'ai besoin de réfléchir.
— Voulez-vous que je contacte quelqu'un pour vous ? Une amie ? Un parent ?
Je réponds un peu trop brutalement.
— NON ! Merci docteur.
— Je vous laisse et encore une fois, je suis navré. J'aurais espéré... Croyez-moi...
— Oui. J'imagine que ce ne doit pas être la partie la plus agréable de votre profession.
Il baisse la tête et sort de ma chambre. Une fois seule, je m'écroule, laissant des flots de larmes se déverser sur mon visage.
Radiothérapie... Chimio...
Ces mots me terrifiaient. Nous avons tous eu des témoignages d'une amie, d'une collègue ou autre, nous décrivant le calvaire que vivait une connaissance atteinte d'un cancer. Ces histoires sordides que nous espérions ne jamais vivre de loin ou de près. Voilà ce qu'allait devenir mon quotidien.
Vingt-quatre heures pour que ma vie bascule du tout au tout. Un fragment de seconde. Juste un battement d'ailes.
Je dois appeler mes parents.
Non !
Je vais voir avec cette cancérologue.
Mon Dieu ! Que dois-je faire ?
Quelqu'un m'apporte monrepas mais l'appétit n'est pas au rendez-vous ce soir. J'ai l'impression d'êtreune coquille vide. L'infirmière de nuit passe me voir... une femme d'un certainâge, sans doute proche de la retraite. Elle me propose « un p'tit quelquechose pour mieux dormir ». Je ne suis pas une grande adepte des cachets.Pourtant, avec ce qu'il m'attend, il allait bien falloir me résoudre à penserautrement. Maintenant ou plus tard... Elle me l'apporte et me dit de ne pashésiter à sonner dans la nuit. Elle passera plusieurs fois sous prétexte devérifier que ma cicatrice ne s'infecte pas mais je comprends très vite qu'ellea eu des consignes particulières. Elle s'approche doucement comme une mère leferait pour son enfant. Me touche le bras avec une extrême patience et chaquemot qu'elle prononce me semble une caresse. J'ai plusieurs fois eu envie de meblottir dans ses bras. Je crois qu'elle l'a ressenti. J'ai même cruentendre ; « reposez-vous ma petite » après un énième passage.