Sur les rives de l'Edda, à la frontière est de l'Alagaësia, Eragon effectuait ses exercices du Rimgar avant de repartir pour le vol de nuit. Élyna l'imitait du mieux qu'elle le pouvait, même si elle ne parvenait pas encore à toucher ses genoux avec son front, les jambes tendues. Le Dragonnier se détendit lentement, ouvrant également son esprit aux mouvements de la nature. Le soleil était couché, et les animaux s'endormaient au fur et à mesure. Sur la rive opposée du lac, une renarde rentrait dans sa tanière pour nourrir ses petits, un lapin dans la gueule. Une centaine de mètres derrière eux, Saphira plongea vers le sol et planta ses crocs dans une biche. Sa conscience disparut sur le coup avant qu'elle n'ait eu le temps de souffrir.
« Tu es sûre d'avoir besoin d'une aussi grosse proie ? »
« Ne t'inquiète pas, je mangerai tout si vous n'en prenez pas. »
Trente secondes plus tard, sa compagne aux écailles brillantes atterrit, replia ses grandes ailes contre son corps et ouvrit sa gueule pour laisser tomber sa proie. Les os craquèrent au contact du sol et le dragonnier sentit un frisson lui remonter l'échine. Avec son apprentie, il sortit de sa méditation et rejoignit Saphira autour du feu. Elle arracha avec ses crocs et ses griffes une cuisse de la biche et la déposa aux pieds de la demi-elfe. Dégainant Adurna, elle découpa avec précision des morceaux de viande en testant le nouvel équilibre de son arme. La lame n'avait pas perdu de longueur, mais seulement de l'épaisseur. Rhunön avait également allégée le poids du manche pour que la jeune fille puisse changer sa prise plus facilement.
Lenora mangea avec appétit les bouts de viande que lui donnait son dragonnier. La faim qui tenaillait le ventre d'Élyna se dissipa en partie tandis qu'elle ressentait le plaisir que prenait son dragonneau à avaler. L'apprentie trancha un os et la lame termina sa course dans la terre ce qui surprit la jeune fille. L'épée venait de découper l'os comme elle découpait de la laine. « Rhunön a sûrement fait un peu plus que ce que je lui ai demandé » songea-t-elle. Avant de rengainer sa lame argentée, Élyna regarda avec précision les gouttes de sang qui glissaient le long de l'acier. Une envie de vengeance monta en elle mais la jeune fille ne l'arrêta pas. Elle profita de l'instant présent en se remémorant le cruel visage de l'Ombre qui avait tué son père. Élyna n'était plus sans défenses, et elle comptait bien en profiter une fois le moment venu. Près du feu, Lenora gronda et sauta sur un bout de viande plus grand que les autres. Elle releva sa tête vers son dragonnier et la demi-elfe aperçut une lueur farouche dans son regard.
« L'Ombre, gronda le Dragonneau. »
Soudain, Élyna se retrouva incapable de bouger. Elle essaya d'ouvrir la bouche pour crier le nom d'Eragon, mais ne réussit qu'à l'appeler mentalement :
« Ebrithil ! »
Son approche mentale fonctionna, et le dragonnier sauta sur ses jambes pendant que Saphira montrait ses crocs en surveillant les alentours. Puis, ce fut le noir. Élyna ne sentait plus que sa conscience, celle de Lenora et ses maîtres. Sa curiosité prit le dessus sur ses peurs et elle se laissa guider par l'esprit de son dragonneau. Bientôt, leurs deux consciences se rencontrèrent et se mêlèrent pour ne former qu'une seule et unique entité. Jamais l'apprentie et son dragonneau n'avaient été aussi proches. Leurs pensées et leurs sentiments étaient liés si forts que l'intimité n'existait plus entre elles.
La confiance de Lenora rassurait son dragonnier, comme si le dragonneau savait ce qu'elle faisait. Élyna perdit la notion du temps. Sans qu'elle ne sache depuis combien de temps elle ne voyait plus, sa conscience et celle de Lenora se dirigèrent vers la lumière, une lumière étrange. « Tout semble argenté » remarqua la jeune fille en regardant les paysages qui défilaient sous elle. Lorsqu'elle sentit un courant chaud dans la membrane de ses fines ailes qui la fit remonter, Élyna comprit. « Je vois à travers ses yeux » songea-t-elle. Une pointe de déception traversa leur unique esprit puis la jeune fille se reprit : « Dans le futur à travers tes yeux, Lenora ».
Le dragonne adulte que Lenora était devenue plongea dans les nuages avant qu'ils ne se dissipent pour que le Du Weldenvarden apparaisse. Elles longèrent sa frontière puis passèrent rapidement au dessus du désert du Hadarac où le sable argenté brillait au soleil. Quelques secondes plus tard, elles survolaient déjà les plaines du royaume du Broddring sur lesquelles une immense armée se préparait à la guerre. « Espérons que ce ne sont que de simples rêves » souhaita Élyna. Leur vol continua en frôlant la partie haute de Iliréa où la dragonne vira vers le sud. C'était la première fois que l'apprentie voyait à quoi ressemblaient les montagnes des Beors. Mais comment Lenora pouvait-elle les représenter alors qu'elle n'y était jamais allée ? La demi-elfe mit sa question de côté quand elle aperçut de grandes fumées noires qui sortaient des montagnes. Lenora corrigea sa position grâce à sa queue et s'éleva à l'aide d'un courant chaud.
Dans les Beors, un spectacle de désolation s'offrait aux deux apprentis. Devant elles, les arbres d'une grande forêt sombre s'écroulaient un à un sous la force d'un tremblement de terre. Un craquement résonna dans toute la vallée puis une immense faille se dessina sur toute la largeur du flanc de la montagne. Un profond grondement sortit des souterrains avant que le bloc ne se détache et emporte le reste de la vallée sur son passage dans un gigantesque éboulement. Les deux apprenties admirèrent avec crainte la puissance du séisme. Aucune créature vivante ne terrifiait les dragons, mais la nature dominait le monde. Sa propre destruction créait un cruel spectacle. Le séisme se répandait vers le nord des Beors, en brisant plusieurs montagnes sur son passage.
Lenora vira vers le sud en direction d'une immense montagne au sommet aplati. Quand elles arrivèrent à sa hauteur, Élyna se rendit compte qu'un gros cratère laissait passer le soleil à l'intérieur.
Sans prévenir, Lenora rentra ses ailes et plongea dans le cratère où les restes d'une cité naine gisaient. « Tronjheim, la ville montagne » reconnut Élyna en se souvenant des histoires de son père. Un grondement résonna dans les profondeurs des montagnes avant que les ruines ne soient agitées par des tremblements de terre. Les bords en pierre du cratère se mirent à tomber de plus en plus vite ce qui obligea la dragonne à sortir de la capitale naine.
Le vent soufflait dans les ailes de Lenora qui s'en servit pour s'orienter vers l'est. Les sensations de vol étaient si belles qu'Élyna refusait de revenir dans son propre corps. Elles se sentaient puissantes, dominant le monde qu'elles survolaient à une vitesse ahurissante.
Quelques secondes après leur visite aux Beors, les deux compagnes s'éloignèrent de l'Alagaësia et se dessiner devant eux la grande silhouette de l'Arngor. Proche de la montagne, le fleuve Edda découpait en deux parties les plaines aux alentours de ses reflets argentés.
Sur les plaines verdoyantes, les points de couleur brillaient aux rayons du soleil. Lenora perdit un peu d'altitude et les apprenties distinguèrent les dragons allongés dans les hautes herbes. Pourtant, elles avaient un mauvais pressentiment. En regardant avec précision, elles se rendirent compte qu'un liquide formait d'énormes flaques près de dragons. « Du sang ! » déduit Élyna avec horreur.
Près des dragons morts, les silhouettes de leurs dragonniers gisaient, sans vie. Lenora ne s'attarda pas sur le champ de cadavres et contourna la montagne où le tintement des épées montait jusque dans les nuages. Allongée dans une flaque de sang plus grande qu'elle, Saphira agonisait, une aile arrachée à une dizaine de mètres de son corps. Dans son sang, Eragon combattait l'Ombre en déversant toute sa rage dans des coups de moins en moins maîtrisés. Sans la moindre difficulté, L'ombre dévia Brisingr, se fendit et planta sa lame dans le cœur du dragonnier. Saphira rugit de douleur. Eragon s'effondra, et la tête de la dragonne retomba dans son sang, inerte.
Élyna et Lenora se laissèrent submerger par la tristesse et la haine. La dragonne replia ses ailes et plongea vers l'Ombre. La créature sourit, lâcha son épée et écarta les bras. La dragonne le déchiqueta de ses crocs et ses griffes. Élyna profita d'avoir des griffes et des crocs pour sentir les membres de l'Ombre s'arracher pendant qu'une griffe lui perçait le cœur.
Quand il ne resta plus rien de l'Ombre, un immense voile noir recouvrit le ciel et la terre. L'espace autour d'elle devint flou, glacial. L'Arngor se déforma, le paysage s'assombrit et se mit à tourner avant que le noir complet n'envahisse le monde.
Élyna sentit sa conscience retrouver peu à peu son corps, réchauffé par les flammes du feu de camp. Pourtant, leurs consciences conservaient leur union mentale et la jeune fille s'en réjouit. Quand la vue lui revint, elle découvrit Eragon, la main posée sur sa tempe, le visage inquiet. Lorsque le dragonnier s'aperçut qu'elle était réveillée, il retira sa main :
- Comment te sens-tu ?
Élyna croisa le regard de Lenora qui la fixait :
- Ça va, j'ai juste un peu faim, murmura-t-elle en se frottant le visage, épuisé.
Satisfait, Eragon attrapa un morceau de viande grillée qu'il donna à Élyna.
« Lenora t'as transmis ses souvenirs pas image, lui apprit Saphira. »
La jeune fille leva les yeux vers la dragonne adulte.
- Ce n'est pas... Tout à fait exact, Ebrithil, répondit Élyna entre deux bouchées.
Eragon trouva une pierre pour s'asseoir tandis que Saphira approcha son énorme tête près du feu. Le reflet des flammes sur les écailles de la dragonne faisait danser des centaines de petites tâches bleutées dans la nuit. Quand la demi-elfe sut qu'elle avait l'attention de ses maîtres, elle commença :
- Lenora m'as transmis une vision, ou un cauchemar...
L'apprentie relata son rêve dans les moindres détails, avec l'aide de Lenora qui lui envoyait des souvenirs quand la jeune fille doutait. Lorsqu'elles arrivèrent sur la fin, Élyna hésita, puis continua avec les encouragements de Saphira et Eragon.
Une fois terminée, la dragonne souffla de rage et des étincelles bleutées sortirent de ses naseaux.
« Ça ne se passera pas comme ça, gronda-t-elle en labourant le sol de sa griffe. »
- Ce n'est peut-être qu'un rêve, après tout, soupira Eragon. Je pense que nous devrions tous dormir quelques minutes avant de repartir, le vol sera long cette nuit.
Tous fatigués, ils ne discutèrent pas et se couchèrent rapidement. Au chaud contre de poitrail de Saphira, Eragon réfléchissait :
« C'est étrange que Lenora parvienne déjà à transmettre des images... »
« D'autant plus que ce ne sont pas des souvenirs, compléta Saphira. »
« Un rêve, un avertissement, ou même une vision... »
« Nous demanderons aux Eldunarì à notre retour, répondit-elle. Au fond, nous serons toujours des apprentis, petit homme. »
Cette réflexion fit sourire le dragonnier car il savait qu'elle avait raison.
« J'ai toujours raison, affirma sa compagne aux écailles bleues. Maintenant, dors. »
Eragon essaya de se changer les idées, mais sans arriver à fermer l'œil. Le dragonnier monta la garde, l'esprit occupé.
***
À Melian, Roran et Will s'installaient dans leur chambre. La ville, située au centre du Surda était un véritable carrefour d'informations au deux acolytes. Pour plus de discrétion, ils se faisaient passer pour deux frères chasseurs de primes. Bien que Roran soit maintenant connu dans toute l'Alagaësia, ces cinq années de paix dans le territoire lui avait permis de se faire oublier un peu. Par précaution, une barbe plus longue qu'auparavant et une capuche sur la tête suffisait amplement pour qu'il paraisse méconnaissable.
Will déposa sa cape sur les pieds de son lit et s'allongea sur le vieux matelas de paille. Il ne fut pas surpris de le trouver agréable après avoir passé toute la journée à cheval. Ils avaient choisi de prendre pour premier logement une vieille auberge pas très coûteuse. D'après Roran, c'est ici que circulent le plus de messages et de rumeurs, que ce soit entre matelots, marchands ou même des soldats du Surda censés surveiller la ville.
- Ne t'endors pas, on descend dans quelques secondes, l'avertit Roran en glissant son marteau sous le lit.
- Qu'est ce qu'on va faire en bas ? On a raté le dîner, soupira Will en entendant son ventre gargouiller.
Roran lui lança une pomme et répondit :
- C'est maintenant qu'on peut apprendre des informations utiles. Les hommes jouent, se saoulent et sont capable de dévoiler tous leurs secrets.
- Et comment veux-tu les faire parler ? répliqua le demi-elfe en croquant dans la pomme.
- On aura juste à leur demander. Prends ta dague : ça peut très vite dégénérer.
- Et tu combattras avec quoi ?
- Avec mes poings, rétorqua Roran avec un clin d'œil. Tu sais sûrement parler mentalement ?
Will ouvrit son esprit avec prudence, mais de toutes les consciences qu'il percevait, aucune ne tenta de l'agresser, ou même de le remarquer. L'esprit de Roran se cachait derrière d'épaisses murailles. Si Will n'avait pas su qu'il était le cousin d'Eragon, il aurait facilement pris Roran pour un magicien. Le jeune homme abaissa ses barrières et Will toucha sa conscience.
« Parfait ! »
Il sortit dans le couloir et Will le rattrapa en prenant soin de fermer soigneusement la porte derrière lui. Les pas lourds de Roran faisaient craquer le vieux parquet à l'étage, si bien que le demi-elfe craignait qu'il ne se dérobe sous les pieds de son partenaire de voyage. Le demi-elfe jeta un coup d'œil rapide dans la pièce principale : jeux de cartes et gorgées d'hydromel occupaient la majeure partie des hommes et femmes du Surda. Beaucoup d'entre eux étaient vêtus de pauvres vêtements, et une odeur de transpiration mêlée à l'alcool flottait dans l'air malgré les fenêtres ouvertes. Certaines personnes ajoutaient de l'argent aux jeux de cartes, et beaucoup d'esprits paraissaient déjà bien échauffés.
Roran et Will descendirent lentement l'escalier, satisfaits de ne pas attirer l'attention. les oreilles à l'affût de chaque rumeur intéressante. Ils se déplacèrent entre les tables, respirant par la bouche pour éviter du mieux qu'ils pouvaient la puanteur de certaines personnes présentes. Will se fit bousculer par un homme qui ne fit même pas attention à lui, une chope d'hydromel à la main. Une conscience toucha la sienne et le demi-elfe se réfugia derrière ses barrières mentales. D'un regard, Roran lui fit comprendre que c'était lui.
« On reste ensemble » lui confia le jeune homme en se dirigeant vers le bar.
« Je n'ai pas l'intention de la jouer en solo » songea Will en gardant la réflexion pour lui-même. Il prit le temps de s'habituer à la conscience de Roran pour ne pas lui bloquer ses pensées quand ils devront communiquer. Les deux acolytes s'accoudèrent au bar et Roran demanda deux gorgées d'hydromel. Quand le serveur arriva, il s'attarda sur le visage de Will qui s'efforça de rester impassible.
- Ce n'est qu'un garçon...
Roran sortit une couronne d'or faisant taire immédiatement le serveur. Il apporta l'hydromel et partit à l'autre bout du comptoir. Will attrapa sa chope et y trempa ses lèvres. La boisson était forte, mais il but plusieurs gorgées pour ne pas se rendre ridicule. Il sentit ses poumons le brûler et prit trois grandes inspirations par la bouche. Devant eux, une troupe de soldats du Surda jouaient aux cartes, de l'hydromel à la main. Le demi-elfe ne connaissait pas le jeu, mais remarqua la somme d'argent posées sur le milieu de la table. Il devait y avoir au moins deux cents couronnes. Un des soldats face à eux aperçut le regard de Will sur la table et le héla :
- Eh, gamin ! Viens donc jouer avec nous !
Il sentit le malaise monter en lui et répondit maladroitement :
- C'est que... Je ne...
- Laissez-le mes amis ! Il ne sait pas jouer, cria Roran en levant sa chope pour les saluer.
Il attrapa une chaise vide à la table voisine et s'installa entre deux soldats, étonnés.
- Continuez ! Je me rajoute en cours de partie.
Il ouvrit sa bourse et lança vingt couronnes au centre de la table. Avec un petit sourire, un garde lui distribua cinq cartes.
« Ne suis pas la partie, contente toi d'écouter ce qu'ils disent. ».
« Ne perd pas trop d'argent sinon la reine te demandera remboursement. » rétorqua Will en tournant lentement autour de la table.
Sous sa barbe, les lèvres de Roran formèrent un petit sourire quand il posa une carte à son tour. Les tours s'enchainaient sans que personne ne prenne l'argent du milieu. Will commençait à s'impatienter lorsqu'un garde demanda :
- Qu'est-ce que vous venez faire à Melian ?
Roran posa sa carte et répondit :
- On est chasseurs de primes.
- Vous poursuivez qui ?
- Une sorcière et une jeune fille.
Le soldat qui allait poser sa carte arrêta son mouvement.
- Tu ne le sais pas ?
- Le nouveau roi et sa reine ont envoyé une centaine de cavaliers à leur recherche, commença un jeune. Elles ont été retrouvées mais ce sont échappées.
Roran se pencha sur la table, le visage grave.
- Comment ?
- Selon les gars qui ont nettoyé le champ de bataille, c'était un dragon. Toute la plaine était carbonisée, des chevaux morts, les cadavres brûlés, aucun survivant.
Les soldats reprirent le jeu en silence. Lorsque Roran joua sa dernière carte, il étouffa un juron nain et se leva.
- Merci pour cette partie, les gars.
Il salua les gardes et invita Will à le suivre. Ils entrèrent dans leur chambre et fermèrent la porte à double tour.
- C'est sûrement Murtagh et Thorn, fit le demi-elfe.
Roran hocha la tête.
- Sûrement. Nasuada tient énormément à Elva et Angela. Demain, nous sortirons de la ville et nous irons ailleurs.
- Faut-il prévenir la reine ?
- Si Murtagh les a bel et bien trouvées, Nasuada est déjà au courant.