La mer gronde, les galets roulent, le vent siffle. Leurs voix se mélangent. Ahmasis n'arrive pas à saisir ce qu'elles racontent. Ont-elles des conseils pour elle ? Entre les tombeaux des morts, elle a affirmé tout savoir, mieux que la grande prêtresse. Face aux eaux grises, le ressac érode son assurance, vague après vague. Elle n'est encore qu'apprentie, incapable de distinguer le chemin de la déesse parmi tous les récifs. Comment savoir si elle avance dans la bonne direction ?
Elle a rencontré le visiteur, elle a franchi le voile et marché de l'Autre Côté, elle a parlé aux Dieux et, malgré tout, sa démangeaison ne la lâche pas. Les fourmis courent même partout sur sa peau. Bon signe, mauvais signe ?
Tout autour, les navires rentrent, chassés par le déclin du jour, comme des brebis blanches à l'étable. Les pêcheurs déchargent leurs filets, haranguent la foule. Certains lui rappellent Paneb, mais son frère n'est pas là. Il n'est même plus vraiment son frère. Il appartient aux ombres qui hantent le rivage, derrière la mer d'encre, lorsqu'elle se concentre sur son ka.
En sortant de Nécropolis, Ériphos a filé le premier, tête rentrée dans les épaules, comme si Seth hantait son ombre. Calyx a emporté le visiteur. Meidoun a d'abord marché avec elle, mais il est reparti, maintenant. Alors, Ahmasis chemine seule le long des quais, tend l'oreille, ne saisit que des bribes obscures par-dessus le tapage des hommes. Tout est trop ténu, de ce côté du monde. Les voix des Dieux ne portent pas ; les signes se dissimulent. S'est-elle perdue ?
Si le visiteur était resté avec elle, elle pourrait l'observer, suivre les mouvements de sa queue ou percer le message caché de ses taches. Peut-être qu'il lui parlerait, juste pour elle. Il pourrait lui crépiter le nom de celui qu'elle doit guérir ou lui expliquer ce qu'elle a vu, de l'Autre Côté.
Un reflet de possible, selon Sekhmet.
Ahmasis replie les bras autour de son corps. Elle a froid, immobile au bord du quai. Le soleil ne lance plus que des rayons trop étirés, orangés, bientôt rouges. Rê est fatigué de sa course céleste. Cette nuit, il traversera les mondes souterrains pour rejaillir, victorieux, au matin. Un cycle de plus. Partout, la ville bourdonne de son agitation habituelle. Seth pourrait-il vraiment tout bousculer ? Demain, le mois prochain, dans un an, dix ans ? Comment savoir ?
Ahmasis est la fille d'Isis. La déesse l'a sauvée et lui a offert une seconde vie à son service, mais Ahmasis ne sait pas tout. Peut-être devrait-elle se confier à Isétemkheb ? Le jour où elle a ouvert les yeux pour la première fois dans le temple, la grande prêtresse se penchait sur elle. Elle lui a souri. Ahmasis se souvient de ce sourire. Il avait un parfum de bienvenue à la maison, la couleur du soleil après la nuit, la chaleur du feu sur sa peau. Il a dissous la douleur. C'était bon.
Oui, la grande prêtresse l'écoutera. Elle répondra aux questions, effacera les démangeaisons et prendra les décisions. Khémetensen chassera le visiteur, tout rentrera dans l'ordre. Plus de fracture, plus de Seth, plus de peurs.
Ahmasis repart. Méaâ la suit.
Elle remonte la voie majestueuse, se guide sur l'écharpe brumeuse indéfectible du phare et s'engage sur l'heptastade. Le clapot lui souhaite la bienvenue, toujours agité entre les piliers. Une mouette criaille. Les pylônes dorés de soleil du temple d'Isis se dressent fièrement sur l'éperon rocheux, derrière le bosquet d'oliviers. Rien ne les abat. Aucun mal n'y pénètre. Un havre.
Ahmasis ralentit, racle des sandales, s'arrête. Une silhouette se dresse entre elle et sa maison. Son ombre s'allonge jusqu'au parapet, barrant tout passage. Le vent secoue les pans d'une robe fendue et le sabre ceinturé luit d'un reflet ensanglanté. Le nœud tyet se balance au bout de son lacet.
Ahmasis pousse un cri étranglé et porte la main à son foulard. Un fil froid court sur sa gorge. Khémetensen la regarde, bras croisés, aussi barricadée que les portes du phare dans la tempête. Il n'y a pas d'endroit où fuir, nulle part où se cacher. Alors, Ahmasis ne bouge plus, jambes tremblantes. Méaâ s'y blottit.
La chasseuse approche.
— Tu m'as suivie, tout à l'heure.
Ce n'est pas une question. Ahmasis recule d'un pas, les yeux rivés sur la lame incurvée. Les ombres s'épaississent. Une fourrure lui frôle le mollet. Elle ne sait plus s'il fait jour ou nuit, si elle se tient sous les pylônes d'Isis ou les colonnes d'un autre temple. Khémetensen va-t-elle dégainer, va-t-elle lever le fer, va-t-elle...
Non !
Plus jamais, plus jamais, plus jamais !
Ahmasis secoue la tête. Les brumes reculent. La chasseuse tend un doigt accusateur.
— Ne mens pas, j'ai reconnu ton chat.
L'index se visse sur le pelage hérissé de Méaâ. Ahmasis s'accroupit et serre son amie de toujours dans ses bras. Un filet de chaleur se diffuse au travers du contact. Un ancrage. Elle relève le menton.
— Tu vas me tuer ?
Le khopesh est resté à la ceinture, mais Khémetensen peut bondir d'une seule détente, comme une lionne. Ahmasis le sait. Isétemkheb n'a-t-elle pas ordonné d'effacer toute trace de la venue du visiteur en ce monde, de réduire au silence ceux qui avaient posé les yeux sur lui ?
La chasseuse soupire. Elle ne sort toujours pas son arme. Peut-être qu'elle ne sait pas qu'Ahmasis a vu le visiteur ? Peut-être qu'elle ne l'a pas reconnue, près de la forge ? Peut-être que la main d'Isis protège sa fille ?
— Ce n'est pas un jeu. Cette créature est dangereuse.
Ahmasis sursaute. Khémetensen ne devrait pas prononcer ce mot devant elle. L'existence du visiteur est un secret dévoilé seulement entre les murs les plus sacrés du temple, loin des oreilles des novices.
La chasseuse se penche et rassemble deux sourcils suspicieux, un peu comme quand maîtresse Chédi découvre un flacon de vin sous la natte d'un novice.
— Tu as écouté, n'est-ce pas ? Isétemkheb pensait que tu pouvais être au courant.
Ahmasis écarquille les yeux. Elle ne dit rien, mais la chasseuse semble capable de lire toutes les pensées qui s'affolent dans sa tête. Khémetensen les disperse d'un geste de la main, renifle.
— Penses-tu que la grande prêtresse ignore ce qui se passe dans son propre temple ?
Non, Ahmasis ne le pense pas. Enfin, pas vraiment. Isétemkheb s'entretient tous les jours avec la déesse. Isis lui confie aussi des secrets. C'est normal.
Khémetensen s'accroupit. Le soleil rougit la moitié de son visage, l'autre se noircit de nuit. Ahmasis serre Méaâ plus fort. Les yeux scrutateurs rampent sur sa peau, pire que les fourmis.
— Tu sais quelque chose, évidemment. Où est la créature ? Connais-tu celui qui l'a invoquée ?
C'est le moment.
C'est le moment de tout raconter : la salamandre, la bascule dans l'autre monde, les visions et les messages divins. C'est le moment de vider ses doutes, ses peurs et ses fourmis auprès de ceux qui savent ce qu'il convient de faire. Après, Ahmasis redeviendra une apprentie comme les autres, elle reprendra le chemin du temple. Isétemkheb l'accueillera d'un sourire. Tiy sera rassurée.
Et Khémetensen tuera ceux qu'elle doit tuer.
« Guéris », souffle une voix douce juste sous ses tresses.
C'est le moment de suivre le chemin facile. Il suffit d'ouvrir la bouche et les mots sortiront tout seuls. Ahmasis le sait, ils se pressent déjà contre ses lèvres. Le chemin facile. Mais est-ce le bon ?
« Guéris », insiste le souffle d'outre monde.
La voie de la déesse n'est pas facile, elle se mérite. C'est ce qu'enseigne maîtresse Chédi quand les novices protestent contre l'avalanche de leçons. Ahmasis est la fille d'Isis. Elle doit se montrer digne de la confiance de sa mère. La mission confiée lui appartient, crépitée dans les braises, à elle, rien qu'à elle.
Alors, Ahmasis serre les dents, très fort, pour retenir les mots. Elle sait où est le visiteur, oui, mais elle ne peut rien dire. Sinon Khémetensen tuera Calyx, Ériphos, et Meidoun – surtout Meidoun, avec son sourire de grand frère, son rire tout chaud et ses mains solides. Sinon, elle ne connaîtra jamais le secret du visiteur. Elle ne saura pas ce qui attend au bout du sentier ardu.
Son chemin.
Khémetensen tord les lèvres. Le silence l'agace.
Les adultes s'agacent souvent du silence, alors ils le meublent avec des questions stupides. Généralement, ils n'aiment pas non plus les réponses aux questions stupides.
— Un dénommé Paosis, tu connais ? Tu sais où il loge ?
Ahmasis secoue la tête, un peu soulagée. Personne n'a prononcé ce nom devant elle.
— Meidoun, alors ?
Le soulagement s'évapore, comme l'eau de mer dans les flaques sur les rochers, sous les feux de Rê. Ahmasis se raidit des pieds à la tête. Aucune tresse ne bouge, à l'image des piliers immuables du temple d'Isis ou des statues qui défendent les secrets du sanctuaire. Les souvenirs, eux, se précipitent.