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La vie est un court exil.
Joel pesta en jetant dans son sac le couteau sur lequel étaient gravés ces mots. Si ça ne tenait qu'à lui, il aurait déjà tué celle à qui la lame appartenait. Sauf que lui et son frère faisaient partie de ce groupe depuis presque un an et que le choix se faisait selon le bon vouloir de la collectivité. De plus, l'hiver arrivait, et ils avaient beau être dans le sud du pays, c'était la pire période pour être à court de ressources. Joel en avait fait l'expérience l'année précédente, c'était d'ailleurs ça qui les avait poussés à rejoindre cette troupe de chasseur. Qui les faisait survivre de zone de quarantaine en attaque planifiée sur des groupes itinérants.
Ce convoi qui allait vers Nashville était pour eux, et s'il fallait qu'il fasse sortir les vers du nez à la soldate de la FEDRA, il le ferait sans une once d'hésitation. Elle venait de l'armée, ce serait un juste retour de bâton que de la faire souffrir.
" - On la garde en vie."
C'était ce qu'ils avaient décidé la veille quand Jeff et les autres les avaient trouvés dans la chambre où il s'apprêtait à la faire parler. Lui, avec quelques égratignures sur les bras, et elle, effondrée au sol, complètement évanouie. Joel avait accepté, évidemment, faisant croire qu'il restait indifférent à chaque fois qu'il voyait la chemise où étaient scotchées les initiales de l'armée, attachée dans un angle du salon.
Il finit de charger ses quelques affaires dans son sac et rejoint Tommy à l'extérieur. L'un des camions était en patrouille avec Jeff à son bord pour surveiller les alentours. Son frère vérifiait le niveau d'essence du second. Il sursauta quand Joel se glissa à ses côtés.
" - Alors ?
- On a à peine de quoi tenir une vingtaine de kilomètres.
Donc clairement pas assez pour aller à Nashville, de quoi faire à peine un quart du chemin tout au plus, estima-t-il. Le plus âgé acquiesça en tapant l'épaule de son frère.
- Ça va être une longue trotte jusque dans le Tennessee. Mais le convoi ne part pas avant quelques jours, si elle a dit vrai. Ça nous laisse le temps de préparer le trajet.
- Comment on va faire pour transporter Carl ? Quelques jours, ca va pas suffire à le remettre debout pour lui faire traverser l'état.
Joel sut que ce que Tommy trouva dans ses yeux ne lui plut pas. Encore une fois, les deux frères avaient appris à parler sans rien dire. Il n'avait pas laissé la médecine de la FEDRA le soigner par bonté d'âme. Carl était celui qui dirigeait le groupe depuis le début. Ancien capitaine dans la Marine, on pouvait facilement dire qu'il était facile de se fier à lui. Ils n'avaient surement pas confiance les uns envers les autres, mais envers leur chef, si. C'était suffisant pour qu'ils soient soudés.
L'ombre d'un des jumeaux qui avait rejoint le groupe en dernier sortit de derrière le coffre.
- On part demain à l'aube.
Il formula sa phrase comme une affirmation plus qu'une demande, mais les deux hochèrent quand même la tête en retournant à leur occupation.
C'est le poids d'un pied lui tapant les côtes qui réveilla Andy cette fois. La première chose qui lui vint à l'esprit, c'était qu'elle n'était pas morte. Un mal de tête lui fit fermer les yeux la seconde d'après, mais eut le mérite de lui confirmer qu'elle était bien parmi les vivants.
C'était l'un des membres du groupe qu'elle ne connaissait pas qui lui lança :
"- Lève toi."
Alors elle se leva, difficilement. La faim qui tiraillait ses entrailles lui donnait la nausée, sauf que la noiraude n'était clairement plus en position de discuter. Elle le suivit quand il lui lança un regard lui indiquant de continuer à marcher. Ils allaient l'exécuter ? Là dehors, à la seule vue des grands chênes qui bordaient la vieille maison ?
Elle était pied nu, n'avait plus de veste, seulement une chemise trouée qu'ils avaient sortie de son pantalon sombre. Plus de ceinture non plus. Évidemment, elle n'avait plus aucune arme sur elle, seulement l'accoutrement des prisonniers de base.
Andy continua à marcher juste derrière l'homme en fixant sa large nuque sur laquelle tombaient des mèches brunes emmêlées. Il ressemblait comme deux gouttes d'eau à celui qui était dans le camion lorsqu'elle tentait de garder Carl en vie.
Les gravillons lui entaillaient les pieds, elle serra les dents. Après une courte marche, son ventre se serra, peut-être à cause de la nourriture, ou peut-être à cause de la peur que ce soit ses derniers instants en vie. Du coin de l'œil, elle aperçut Tommy les rejoindre en trottinant. Il glissa quelques mots au grand brun et lui jeta un regard pour vérifier qu'elle était toujours là.
Ensemble, ils descendirent vers un renfoncement où un petit ruisseau traçait sa route à la cime des arbres.
" - Prend la terre qu'il faut pour Carl.
Sa respiration reprit un rythme plus lent. S'ils voulaient la tuer, ils l'auraient fait plus tôt, quand elle dormait encore pour s'épargner les cris. Pas vrai ?
Andy s'agenouilla au sol et chercha les grandes herbes sèches sous lesquelles l'argyle verte s'accumulait. Elle ne prit pas longtemps avant de leur indiquer et qu'ils s'attellent tous les trois pour en récupérer dans un vieux seau. La jeune femme profita du moment de répit pour en étaler une bonne quantité sur la plaie trônant toujours sur son bras droit.
Quand ils eurent fini de nettoyer leurs mains sous l'eau glaciale, elle se baissa pour laisser ses lèvres aspirer l'eau boueuse dans le creux de sa paume. Le gout était immonde, mais ça avait le mérite d'hydrater sa bouche sèche comme du sable. Elle inspira un grand coup, l'air était frais, et les rayons du soleil faiblissant caressèrent ses joues sales.
- T'as vraiment cru que tu pourrais t'enfuir hier, la soldate ? C'est la voix grave de celui qui l'avait réveillé.
Andy haussa les épaules, en frottant ses mains sales.
- C'était toujours mieux que la torture.
- Tu avais juste à répondre à ses questions.
Cette fois, c'est Tommy qui prit la parole d'une voie presque égale à la sienne, comme si eux trois parlaient de ce qu'il allait manger le soir.
- Pour me tuer la seconde d'après ? Ton frère est plutôt persuasif.
..Et terrifiant. Elle aurait pu ajouter, sauf qu'Andy souhaitait garder le peu d'ego qu'il lui restait face à ces hommes.
- On n'est pas plus des monstres que vous ne l'êtes.
- Dit ça à mon collègue qui s'est pris une balle de votre arme.
Ils se relevèrent et elle suivit l'un des jumeaux du regard lorsqu'il saisi le seau rempli.
- Plus de gens sont morts sous les coups de l'armée que l'inverse.
- Je suis médecin, si la FEDRA vous a fait du mal, j'étais celle qui vous soignait après.
- Nahh, personne nous recousait nous. Une balle dans la tête et c'est en revoir si on déconnait.
En se retournant pour regagner l'habitation, elle croisa le regard du frère Miller et ses yeux se sont adoucis. Elle lui sourit doucement, probablement plus par réflexe que par sympathie. Il ressemblait à son grand frère, physiquement. Mais quelque chose dans le ton de sa voix ou dans la manière dont ses yeux observaient les choses qui l'entouraient lui permettait de les différencier sans problème.
Lorsqu'elle rentra pour étaler la terre humide sur la plaie sale du blessé, un haut cœur avait saisie Andy. Au moment où elle le retourna sur le dos en le secouant pour le réveiller. Carl ne se réveilla pas.
Putain. Ce fut la première pensée qui la saisit. Elle passa sa main au-dessus de la bouche du chef de la bande, aucune expiration ne vint caresser sa peau tremblante.
Ils vont me tuer. Fut la seconde.
Elle vérifia la plaie sur son épaule, elle n'était pas infectée, les points avaient très bien tenu. C'était tout simplement impossible, il commençait à reprendre conscience hier, et là, il était mort à côté d'elle. Quelque chose tomba dans son estomac vide et ses prunelles dérivèrent sur le corps dos à elle qui rangeait son sac de couchage. Elle savait qu'il la surveillait et voudrait voir le visage de Carl dans quelques minutes. Aucune chance qu'elle s'en sorte. Sa voix peu assurée s'éleva dans le salon.
- Il...Il est mort. Annonça Andy à celui qu'elle avait essayé de tuer la veille.
Un instant passa avant que la tête de Joel ne se tourne pour laisser entrevoir une paire de sourcils froncés.
- Quoi ? Répondit une voix dans son dos qu'elle reconnut être celle de la blonde. Elle l'a senti s'approcher pour vérifier à son tour.
- Je ne comprends pas, la blessure était propre. Il...
- Tu l'as tué ? Demanda Joel en la regardant, un air choqué au visage, comme s'il n'avait pas réussi à prévoir toutes ses actions.
- Non, non ! Pourquoi j'aurais fait ça !
- Parce que tu savais que quand il se rétablirait, on te tuerait, espèce de connasse !
C'est le cri de la jeune femme à côté d'elle qui la fit reculer en levant ses mains en l'air.
- Non, non, le corps est encore chaud, je l'ai pas touché depuis que je l'ai recousu ! Elle regarda désespérément les autres qui arrivaient, attirés par le bruit.
- Qu'est-ce qui se passe ?
Elle reconnut la voix de Tommy dans son dos et lui lança le même regard désespéré qu'à son frère. Ses mains, sales de l'argile qu'elle s'apprêtait à étaler, se dressèrent plus haut au-dessus de sa tête comme preuve d'innocence.
- Carl est mort. Expliqua Joel aux nouveaux arrivants.
Il meurt, tu meurt.
Les mots de l'homme face à elle raisonnèrent à nouveau dans sa tête et Andy recula contre le mur. Elle eut une impression de déjà vu quand un pistolet se trouva à nouveau pointé sur son crâne. Sauf que cette fois, c'est le visage enragé de la blonde qui la fixait.
- Putain, tu fous quoi ?
La voix du plus jeune des frères Miller s'interposa entre elles.
- Elle doit nous dire par où passe le convoi de Nashville, putain ! L'un des jumeaux tenta de saisir le bras de la blonde, qui tira un coup en l'air.
- Lâche ton arme, Carry. Ordonna Joel à sa droite avec le ton même qu'il avait utilisé hier en l'interrogeant.
Andy n'osa plus dire un mot et ce fut le bruit du klaxon d'un camion qui les détourna un instant de sa mort imminente. Un autre des jumeaux se dirigea vers l'extérieur et leur cria de les rejoindre. C'est la voix de Jeff qui les informait précipitamment qu'un autre groupe de chasseur trainait dans le coin et qu'il ne faudrait surement pas attendre le lendemain pour partir.
Il ne leur fallut pas plus d'une minute pour qu'ils se retrouvent tous dehors. Du coin de l'œil, elle vit la blonde ranger son arme dans son holster et Andy put à nouveau respirer. Avoir une arme braquée sur sa tête devenait une habitude qu'elle ne voulait pas prendre.
Il en fallut une dizaine d'autres pour qu'ils rassemblent leurs affaires et partent. Le refuge qu'il avait trouvé dans cette maison n'était clairement pas en état de les protéger. À l'origine, ce n'était qu'un abri avant qu'ils ne repartent. Visiblement, le temps de reprendre la route était arrivé. Elle lança un dernier regard à Carl. À son corps étendu sur le sol qui ferait croire à n'importe qui qu'il était dans un long sommeil. Une nuit dont il ne se réveillerait jamais.
Plus tard, alors qu'ils étaient tous les sept engouffrés à l'arrière, Andy prit la parole à l'intention de Joel qui conduisait.
- Prend la route 65.
Les regards se dirigèrent sur elle, comme s'ils se souvenaient tous qu'elle était là, les mains détachées.
- Huntsville ? Demanda le conducteur et lorsque la jeune femme croisa son regard dans le rétroviseur central, elle acquiesça.
Andy voulu ajouter qu'elle n'avait pas tué Carl, qu'elle avait fait le nécessaire pour le soigner. Mais n'ajouter rien, si ce n'est un regard léger à la blonde, Carry, qui avait les bras croisés, fixant le vide.
Le troupeau n'avait plus de chef et même si Joel semblait être celui qui prenait les décisions, ce n'était surement pas l'idéal de spéculer sur les raisons de la mort de l'ancien blessé.
Le soir venu, ils s'arrêtèrent, la voiture ne voulait plus avancer. L'essence était l'une des denrées les plus rares depuis que tout avait basculé. Ce qui voulait dire qu'il continuerait à pied le lendemain.
Le camp fut posé au pied d'une petite falaise. Au moment où Andy se demanda ce qu'ils allaient faire d'elle, on lui rattacha les poignets. Alors, elle observa les autres préparer un feu ainsi que de quoi manger. Son ventre gargouilla, elle se perdit dans le souvenir du dernier dîner qu'elle avait pris il y a de ça trois longs jours. Une assiette de purée avec de la viande de sanglier, dans la cantine de l'hôpital.
Un frisson de peur la saisit et la fit sortir de ses pensées, c'était la main puissante de Joel qui se posa sur son bras droit. Elle regarda un moment, intriguée, le visage de l'homme agenouillé à son niveau. Leurs yeux se croisèrent, et au moment où elle allait lui demander ce qu'il voulait, une douleur la saisit aussi violemment qu'une averse. Ce connard était en train d'enfoncer ses doigts crasseux dans la plaie où la balle l'avait frôlé.
" - Je crois que t'as certaines choses à nous dire.
Elle aurait aimé pouvoir chercher un regard derrière lui pour demander de l'aide, mais le visage neutre de Joel occupait tout son champ de vision.
- Je te l'ai dit, Huntsville. Ils font une escale là-bas, putain ! Elle eut l'impression d'avoir hurlé, aveuglée par la douleur qui enflammait sa peau.
- Ca je sais, tu l'as dit il y a une heure. Maintenant, quelque chose que je ne sais pas. Sa plaie s'ouvrit à nouveau et elle gemit de douleur. Comme une raison de ne pas venger Carl. Ajouta celui face à elle.
- Je le jure, je jure qu'il allait bien la dernière fois que je l'ai vu. Sa poigne s'enfonça un peu plus et Andy sentit le sang couler à nouveau dans sa manche. Putain pourquoi j'aurais fait ça !
- Ca ne répond pas à ma question.
Elle tenta de s'extirper de son emprise en lui soufflant à bout de force.
- Je suis une médecin, pas une tueuse. C'est toi la dernière personne qui...
Sa poigne se désera légèrement sans qu'il le veuille vraiment, et quelque chose dans les yeux de la jeune femme s'illumina.
Malgré la douleur qui lui tiraillait le bras, une once de lucidité l'a saisie. Et alors qu'elle lui dit ces mots droit dans les yeux, elle crue voire la lumière au bout du tunnel.
- C'est toi ? Elle aurait surement rit dans d'autres situations. C'est toi qui l'a tué.
- Qu'est-ce que tu racontes.
- Que si tu veux me coller une balle dans la tête, soit sure que la dernière chose que je crierais à ton groupe, c'est comment tu as tué leur chef adoré.
Il s'était déjà retrouvé dans des situations compliquées, mais ce faire menacer par celle sur qui il avait l'ascendant une minute plus tôt en était une particulièrement merdique. Joel détestait devoir sauver la vie de cette femme pour éviter que son groupe ne se retourne contre lui. Qu'il l'ait tué ou pas n'avait pas d'importance, les faits étaient là et il n'était certainement pas le plus apprécié ici.
Assis sur un rochet pendant son quart de surveillance, au coeur de la nuit, Joel posa son regard sur la forme frêle qui était recroquevillée comme une brindille dos à lui. Plus que cette situation ou les valeurs de l'armée qui l'animait surement, il la détestait elle.
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