Quelques mots de l'autrice avant de commencer ! Déjà, si vous êtes arrivés jusque-là, c'est peut-être que l'histoire vous a plu, et pour cela un immense merci. Cela me va droit au cœur. Si vous en avez l'envie, n'hésitez pas à échanger avec moi via les commentaires : je suis très curieuse de savoir ce que vous pensez de cette histoire !
Par ailleurs, j'ai rajouté au début de certains chapitres des musiques que j'associe particulièrement à certains moments de l'histoire. Dites-moi ce que vous en pensez !
Sur ce, bonne lecture !
*****
Musique : Thiéfaine, "La ruelle des morts"
https://www.youtube.com/watch?v=7x1n-0MmLNg
*****
La nouvelle tomba comme un couperet un matin de la fin du mois de septembre, à la table du petit-déjeuner : les Rhyce avaient déménagé. Ebahi, Roderick laissa tomber sa cuiller à côté de son bol de porridge et contempla sa mère, qui venait de lui apprendre la nouvelle, avec une stupéfaction mêlée d'inquiétude.
« Ils ont déménagé ? Mais, pour aller où ?
-C'est leur problème, répondit Enid en versant du lait dans les tasses de thé de son mari et d'elle-même.
-Mais pourquoi ils ne nous ont pas prévenus ? insista Roderick.
-Et pourquoi l'auraient-ils fait ? On n'était pas spécialement proches, et ça fait des mois que tu ne parles plus à leur gamine. Allez, tais-toi et mange. »
Mais Roderick avait l'appétit coupé. Il fit la moue devant son bol, et surprit alors le regard de son père sur lui. Mais lorsqu'il releva la tête, Marcus releva précipitamment son journal et se cacha derrière.
« Papa, l'interpella aussitôt Roderick. Tu sais où ils ont déménagé ?
-Non, mon fils, répondit son père avec une tristesse dans la voix qui étonna Roderick.
-Mais qu'est-ce qu'il s'est passé, alors ? Pourquoi tu fais cette tête ?
-Nom d'un dragon, Marcus, cesse cela tout de suite », ordonna alors Enid d'un ton exaspéré.
Elle le fusilla du regard et poussa sa tasse de thé vers lui avec sécheresse. Marcus l'attrapa sans la remercier, et contempla le liquide brun qui y flottait comme s'il avait voulu y lire l'avenir. Puis il releva la tête et lança tout de go :
« Enid, il faut leur dire.
-Certainement pas, assena son épouse. Ce sont des enfants, et elle n'a eu que ce qu'elle méritait !
-Mais qui ? voulut savoir Roderick. Et je ne suis pas un enfant ! J'entre à Poudlard l'année prochaine !
-Roderick, tais-toi !
-Enid, dit Marcus d'un ton très calme, si tu ne leur expliques pas maintenant, c'est moi qui le fais. »
Ils s'affrontèrent du regard un instant, puis Enid renâcla et abdiqua :
« Très bien. Je vais leur dire ce qu'ils ont besoin de savoir. Roderick, Flora, les Rhyce ont bien déménagé, mais pas tous. En fait, Mrs Rhyce est décédée il y a trois semaines.
-Décédée ? répéta Flora d'un ton perplexe.
-C'est-à-dire morte, Flora », lui expliqua sa mère.
Il fallut une bonne minute avant que l'information, incongrue au possible, ne parvînt au cerveau de Roderick. Puis elle fit son chemin dans son esprit et finit par s'y installer avec un fracas assourdissant, l'empêchant pendant plusieurs instants de formuler la moindre pensée cohérente.
« Mais comment elle est morte ? demanda Flora.
-Dans un tragique accident, répondit Marcus avec douceur.
-Et le plus important, c'est que maintenant, cet immeuble est enfin revenu aux mains des sorciers ! » conclut Enid avec satisfaction.
Morte.
La mère de Rebecca était morte. Roderick, qui ne s'entendait pas toujours avec sa propre mère et avait honte d'elle plus souvent qu'il ne voulait l'admettre, aurait été dévasté devant sa mort. Mais Rebecca ... Rebecca adorait ses parents, Rebecca adorait sa mère. Par Merlin ... dans quel état devait-elle se trouver ?
Il bondit de sa chaise sans réfléchir, mais s'immobilisa immédiatement. Sa mère avait raison, il n'avait plus parlé à Rebecca depuis la fin du mois de mai, quatre mois auparavant ... La décision avait été dure à prendre, mais il s'y était tenu : sorciers et Moldus ne pouvaient pas se mélanger, et rien de bon ne pouvait en sortir – il n'y avait qu'à voir l'attaque des Détraqueurs ou l'histoire du petit Montgomery. Alors certes, renoncer à sa meilleure amie n'était pas facile, mais c'était pour leur bien. Roderick avait pris son courage à deux mains.
Mais maintenant ? Quatre mois plus tard, les seuls enfants de son âge qu'il fréquentait, en-dehors de sa sœur, étaient les enfants Murdoch, une petite fille aussi bavarde qu'un chaudron et deux garçons qui prenaient plaisir à se moquer de lui.
Mrs Rhyce était morte ... Morte, par Merlin. Chez lui, dans son immeuble dans lequel il s'était toujours senti parfaitement à l'abri. L'immeuble qu'il avait juré de défendre avec Rebecca et Gavin, il y avait une éternité de cela.
« Roderick, ça va ? lança Flora.
-C'était bien pour ça que je ne voulais pas leur en parler, souffla Enid à son mari. Ils sont trop petits.
-Ils ont le droit de savoir, rétorqua Marcus.
-Je vais bien, leur assura Roderick. Juste ... j'ai besoin de prendre l'air. »
Et sans même leur demander l'autorisation, il s'enfuit de l'appartement. Il grimpa quatre à quatre les marches de l'unique étage qui séparait son appartement de celui des Rhyce, et arriva devant leur porte hors d'haleine. Sans réfléchir, il poussa la porte, mais celle-ci était fermée à clef. De rage, il donna un coup de pied dans le panneau de bois mais refusa de faire demi-tour. Il avait vu ce sort avec Thelma Murdoch à peine deux semaines auparavant ... C'était du niveau de n'importe quel première année, avait-elle dit.
Mais Roderick n'avait pas de baguette. Cela le frustrait immensément, car il voyait Licinius qui réussissait ses tours de magie mieux que lui, armé de la baguette de son grand-père. Mais là-bas, au manoir Murdoch, ils ne faisaient de la magie que pour s'entraîner, pour faire semblant ... Pour rien en quelque sorte. Ici, Roderick avait besoin d'utiliser sa magie. Alors, il était hors de question de renoncer.
Il posa sa main à plat sur le trou de la serrure et articula clairement, les yeux plissés par la concentration :
« Alohomora. »
Rien ne se produisit. Roderick serra les dents et recommença. Une fois, puis une autre fois, puis encore une fois. Et toutes ces tentatives furent aussi infructueuses que la première. Les larmes lui montèrent rapidement aux yeux mais il les essuya d'un geste rageur. Enfin, alors qu'il s'échinait sur la serrure depuis une bonne demi-heure, il entendit un mouvement derrière lui. Il se retourna et découvrit son père qui lui tendait sa baguette avec sérieux.
Roderick ne se posa pas de questions et saisit le mince objet de bois. La baguette de son père était particulièrement longue, trop pour lui en tout cas, mais il ne s'en formalisa pas et la pointa sur la serrure en répétant avec conviction :
« Alohomora ! »
Et là, le miracle se produisit. Il y eut un déclic, la poignée s'abaissa et la porte pivota sur elle-même. Roderick ne put retenir un cri de triomphe.
« Bravo, Roderick, lui souffla son père. Allez, fais vite, et sois rapidement de retour à la maison. Ta mère veut t'emmener chez les Murdoch, tout à l'heure. Apparemment, tu as rendez-vous. »
Roderick eut une grimace en hochant la tête : cela lui était totalement sorti de la tête, et il ne se sentait vraiment pas d'humeur à supporter les moqueries des garçons, les ricanements de la grand-mère et la molle indifférence de Sienna. Il se tourna vers son père pour lui demander si, rien qu'une fois, il ne pourrait pas intercéder auprès de sa mère pour qu'il reste à la maison, mais Marcus secoua la tête avant même qu'il n'eut ouvert la bouche et tendit la main. Dans un soupir, Roderick lui tendit sa baguette. Un instant plus tard, Marcus était redescendu au premier.
L'appartement des Rhyce était à la fois désert et encore curieusement plein. Ses habitants étaient définitivement partis, cela se voyait à l'absence de chaussures rangées contre le mur de l'entrée, aux particules de poussière qui s'étaient déjà accumulées sur la surface des meubles, au piano fermé et aux partitions rangées ... Roderick ne se souvenait pas d'avoir déjà vu le couvercle du piano rabattu. Pourtant, il restait encore des traces de vie, dans les meubles qui n'avaient pas bougé, dans une porte entrebâillée, dans une chaise écartée de la table comme si quelqu'un venait de se lever.
Les pas de Roderick le conduisirent immédiatement après dans la chambre que Rebecca partageait avec Valerian, où il était si souvent venu jouer ou dessiner. Cette pièce avait bien plus l'air abandonnée que le salon et la cuisine : les lits avaient disparu, et il ne restait que quelques vêtements dans la penderie, au milieu de cintres vides. Ce fut là que Roderick réalisa que c'était fait. Que Rebecca Rhyce était définitivement sortie de sa vie. La voisine avec qui il avait fait les quatre cents coups, appris à utiliser sa magie, capturé mille papillons et autres lézards, l'amie avec laquelle il avait tant joué, la fille qui lui avait montré qu'elle savait voler dans les airs ... avait quitté l'immeuble où ils étaient nés.
Puis le regard de Roderick accrocha un étui noir rectangulaire, posé au fond de l'étagère la plus basse de la penderie. Intrigué, il le sortit et l'ouvrit, pour tomber avec stupéfaction sur la clarinette de Rebecca.
La clarinette de Rebecca.
Alors, une pensée aussi absurde qu'inextinguible s'imposa à lui : Rebecca reviendrait. Il en fut intimement convaincu à la vue de cet instrument noir et argent, parce que c'était une partie de l'âme de Rebecca et que, finalement, cela voulait dire qu'elle avait laissé une partie de son être dans cette chambre abandonnée. Et qu'un jour, il lui faudrait la récupérer.
***
Il était neuf heures du matin lorsqu'Enid et Roderick arrivèrent au manoir Murdoch, accueillis par les habituels claquements de mâchoire des plantes carnivores. L'aide-soignante fila aussitôt vers la chambre de la vieille dame dont elle s'occupait, laissant son fils monter seul à l'étage. Il entra dans la salle de jeux où Sienna, comme à son habitude, lisait en silence. Elle ne releva pas la tête lorsqu'il entra, mais Roderick n'en fut pas surpris. Il ne prit pas la peine de la saluer et se dirigea plutôt vers l'étagère, à la recherche d'un livre qui lui ferait passer le temps.
Il en trouva un d'aspect moins rébarbatif que les autres, et se lova dans un fauteuil pour lire à son aise. Cependant, il perdit rapidement le fil au bout de deux ou trois pages, et s'absorba dans la contemplation de grains de poussière qui flottaient dans l'air, illuminés par les rayons dorés du début de l'automne. Ses pensées s'échappèrent de sa tête et allèrent flotter avec les particules. Où avaient donc déménagé les Rhyce ... ? Maintenant, dans l'immeuble, il ne restait presque plus d'enfants. Les plus grands étaient à Poudlard, et Rebecca et Valerian partis, seuls demeuraient Grovin et lui-même. Gavin. Grovin. Ce surnom semblait dater d'une éternité.
Les pages de son livre se mirent à tourner à toute allure et le grimoire décolla en battant de la couverture comme un oiseau aurait battu des ailes. Roderick le fit voler un peu plus haut encore, amusé, et l'envoya tournoyer près du plafond, sans remarquer que Sienna, pour l'une des premières fois depuis qu'il la connaissait, avait relevé la tête.
BANG ! La porte s'ouvrit avec fracas, laissant place aux cheveux blonds de Licinius et à ceux plus foncés de Lucas. Roderick ne fit pas attention à eux et continua de faire voler son livre.
« Ah, tu es là », déclara Licinius comme si Roderick avait été une saleté sur le mur.
Le petit garçon fit atterrir son livre sur la bibliothèque et l'envoya se ranger à sa place d'une pichenette dans les airs. Puis il se tourna vers Licinius et assena :
« Oui, je suis là, et je serai encore là pour un petit moment. »
La tête haute, il sortit de la pièce sans un regard pour Licinius. Ce ne fut qu'en bas des marches qu'il se mit à courir, courir jusqu'au jardin, jusqu'au grand arbre dans lequel il avait toujours rêvé de grimper. Il s'assit à ses pieds, le dos contre le tronc, et il se trouvait encore là trois heures plus tard lorsque Silla l'elfe de maison vint le trouver.
« Mr. Ashford, le déjeuner est servi, lança-t-elle de sa voix aiguë.
-J'arrive, répondit-il en se mettant rapidement debout. Merci de m'avoir prévenu. »
Il se dépêcha de filer dans la maison, craignant d'être en retard - après tout, les Murdoch restaient une famille de haut rang chez qui il n'était qu'un invité. Mais heureusement, il arriva dans le hall en même temps que les trois enfants Murdoch. Licinius lui jeta un long regard en le voyant arriver, yeux plissés comme s'il l'étudiait, mais resta coi. Ils s'assirent à la grande table de la salle à manger, si grande qu'il y avait presque un mètre d'écart entre les chaises de chaque convive, et comme d'habitude, les enfants restèrent silencieux pendant que les adultes, en l'occurrence Thelma Murdoch et sa grand-mère, la vieille Mrs Murdoch, discutaient entre elles. Les enfants ne prenaient jamais part à la conversation, aussi Roderick manqua tomber de sa chaise lorsque la vieille Mrs Murdoch se tourna vers lui et pépia :
« Mais j'ai entendu des nouvelles, ce matin ! Alors comme ça, vous êtes enfin débarrassé de la vermine moldue qui envahissait votre immeuble ? »
Cette fois, Roderick fit tomber sa fourchette, qui rebondit sur le sol avec un bruit métallique. Il plongea pour la rattraper, et bégaya en se rasseyant sur sa chaise :
« Euh ... Je ne suis pas sûr de comprendre ...
-Tout à fait, je suis d'accord avec toi, approuva la vieille sorcière.
-Granny, à quoi faites-vous allusion ? intervint Miss Murdoch en parlant fort.
-Votre mère m'a raconté ce matin que des sorciers étaient enfin venus faire le ménage ? Ils l'ont tuée, n'est-ce pas ? »
Tout le sang de Roderick reflua de son visage, le laissant aussi pâle que la nappe immaculée qui couvrait la table. A sa droite et à sa gauche, Licinius et Sienna observaient successivement leur arrière-grand-mère et Roderick.
« Mais de qui parlez-vous, Granny ? demanda Thelma Murdoch.
-Mais de leur voisine Moldue, enfin ! Thelma, tu te souviens des deux jeunes gens qui sont venus déjeuner chez nous le mois dernier ? Le fils d'une amie de ta belle-sœur, et un de ses camarades. Ils n'ont cessé de réaffirmer leur détermination à purger notre société ... Eh bien, mon infirmière m'a raconté qu'ils étaient venus la trouver pour lui parler de ses problèmes. Ils sont galamment intervenus pour chasser la Moldue. Bon, apparemment, les choses ont quelque peu dérapé et la Moldue est morte, mais qui s'en soucie ? »
Roderick eut l'impression que le monde s'ouvrait en deux pour l'engloutir, et il dévisagea avec des yeux exorbités la vieille Mrs Murdoch qui s'était remise à manger et engloutissait avec appétit de grandes bouchées de pâté.
« C'était donc pour ça que tu as fait la tête toute la matinée ? dit alors Licinius. Par Merlin, un vrai cœur d'artichaut ! Il a pleuré pour une Moldue ! »
Sans même avoir conscience de ce qu'il faisait, Roderick bondit de sa chaise comme un ressort et se jeta littéralement sur Licinius, auquel il envoya un grand coup dans le nez. La chaise de Licinius se renversa et les deux petits garçons se retrouvèrent à terre, à s'échanger des coups de poing sans se soucier de l'endroit où ils se trouvaient, du regard des adultes ou des cris de Lucas. Finalement, il y eut un bang ! retentissant, une grosse fumée rougeâtre et ils furent séparés par un sortilège qui les immobilisa à deux mètres l'un de l'autre. Ils s'observèrent en silence, haletants, les yeux brûlants de rage. Le nez de Licinius saignait abondamment et Roderick avait la lèvre fendue.
« Se battre est inadmissible, les apostropha froidement Miss Murdoch, la baguette toujours levée. Filez, vous vous passerez bien de la fin du repas. Et pas de leçon de magie pour vous cet après-midi. »
Roderick baissa la tête, les joues brûlantes, mais avant que lui ou Licinius n'eussent le temps de bouger, la voix froide de la vieille Mrs Murdoch s'éleva :
« Pas si vite, Thelma. »
Roderick entendit des pas s'approcher de lui, et releva la tête pour croiser un regard qui lui hérissa tous les poils. Au lieu de leur habituelle lueur perdue et excentrique, les yeux de la vieille Mrs Murdoch luisaient d'une rage froide et incontrôlée. Roderick se mit à regretter son accès de colère.
« Toi, tu es le fils de mon infirmière, siffla-t-elle. Si tu oses lever de nouveau la main sur mon petit-fils, qui porte un nom qui a plus de valeur que toute ta misérable famille réunie, tu ne vivras pas assez longtemps pour le regretter, tu entends ? »
Roderick hocha la tête sans parvenir à émettre un son.
« Et tu ne t'en tireras pas comme ça, ajouta la sorcière en sortant sa baguette et en la pointant sur le garçon. Tu sais ce que mérite un enfant comme toi ? Ardecutis !
-Protego ! »
Le sort buta contre le bouclier qui venait de se dresser devant Roderick, mais il était si puissant que le garçon fut soufflé en l'air et retomba sur le dos quelques mètres plus loin, les bras en croix, avec l'impression qu'on venait de le rouer de coups. Il se releva vivement, et vit Thelma Murdoch qui se tenait devant lui, baguette levée, face à sa grand-mère.
« Et ça, ça rime à quoi ? s'exclama Mrs Murdoch avec humeur.
-Je me charge du garçon, répondit fermement Miss Murdoch. Pas de maléfice, mais il retiendra le message, soyez-en sûre.
-Thelma, tu as beau en faire ton petit protégé, n'oublie pas à quelle famille tu appartiens », siffla sa grand-mère en rangeant tout de même sa baguette.
Elle l'ignora et lança du bout des lèvres à Roderick :
« Dans le jardin. Tout de suite. »
Roderick ne songea même pas à discuter. Il fila hors de la pièce, sans pouvoir éviter de croiser une dernière fois le regard de Licinius, mi-haineux mi-victorieux.
Thelma Murdoch le rejoignit rapidement après, vêtue d'une cape, le visage impassible. Elle passa devant Roderick sans prêter attention à lui, et le petit garçon fila derrière elle à grands pas pour ne pas se laisser distancer. Elle ouvrit le portail d'un coup de baguette et s'avança dans la lande à la frustration de plantes carnivores qui se tendirent vers elle comme des chiens en attente de leur maître.
« Miss Murdoch, s'exclama Roderick, n'y tenant plus, je suis vraiment désolé !
-Mais j'espère bien, rétorqua la sorcière sans se retourner. Accroche-toi à moi, on va transplaner. »
Obéissant, Roderick lui saisit le coude. Un instant plus tard, il ressentit la vague nausée qu'il associait toujours au transplanage : une forte pression au niveau de son nombril l'entraîna en avant, le faisant décoller du sol. Il s'agrippa fermement à Miss Murdoch, dont le tissu de la robe et le bras qu'il renfermait constituaient la seule réalité tangible dans le tourbillon qui l'entraînait. Un instant plus tard, ses pieds heurtèrent le sol et ils se retrouvèrent au beau milieu d'une avenue passante, dans une grande ville que Roderick ne connaissait pas.
Les deux Moldus devant lesquels ils étaient apparus leur jetèrent un regard stupéfait, mais un mouvement de baguette de la part de Thelma Murdoch suffit à leur faire faire demi-tour, les yeux soudain vitreux. La sorcière se remit alors en route, et Roderick se précipita derrière elle.
Ils finirent par arriver devant une petite porte, si étroite et anodine que jamais Roderick ne l'aurait remarquée si Miss Murdoch ne s'était pas arrêtée devant. Elle dissimulait un bar sombre où se trouvaient trois ou quatre personnes que Roderick identifia comme des sorciers - les chapeaux pointus ne trompaient pas. L'une d'entre eux était attablée face à un chat géant avec lequel elle semblait en grande conversation.
Dès que Roderick et Thelma Murdoch franchirent le seuil, le gérant, occupé à sécher des verres derrière le bar, s'approcha et s'inclina si bas qu'il en devint plus petit que Roderick.
« Miss Murdoch, salua-t-il avec déférence. Quel honneur de vous voir ici. Que puis-je ...
-Le petit salon, comme d'habitude », ordonna la sorcière.
L'homme les conduisit à l'étage, jusqu'à un salon privé relativement sobre, mais doté d'un canapé et de fauteuils à l'air particulièrement moelleux. Miss Murdoch s'assit sur l'un des fauteuils et Roderick l'imita sagement.
« Un café pour moi, commanda la sorcière, et un sirop d'orgeat pour le garçon. »
Roderick mit un moment à comprendre qu'elle parlait de lui. Il n'était jamais allé au restaurant de toute sa vie, avait accompagné son père une fois dans un bar avec ses frères, Trevor et Xavier, mais n'avait pas été autorisé à prendre une boisson. Il garda un air neutre lorsqu'on lui apporta son verre, et dit merci à mi-voix. Le sorcier servit son café à Thelma Murdoch dans un tasse de fine porcelaine, puis s'en alla en refermant soigneusement la porte.
Thelma Murdoch prit la tasse qu'elle éleva à hauteur de son visage, et souffla légèrement dessus sans quitter Roderick des yeux. Ses yeux bruns ne cillèrent pas pendant de longues minutes, jusqu'à ce que Roderick, n'y tenant plus, s'exclamât :
« Pourquoi m'avez-vous amené ici ?
-J'attendais que tu me poses la question, répondit Thelma Murdoch en trempant ses lèvres dans sa tasse. Tu as été long. »
Elle prit une petite lampée et reposa sa tasse dans sa soucoupe, puis reprit en regardant Roderick droit dans les yeux :
« Je t'ai amené ici pour que nous puissions parler tranquillement. Plus précisément, pour que je t'explique ce que j'attends de toi, Roderick. »
Le petit garçon ouvrit de grands yeux et attendit la suite, le souffle coupé.
« Tu as dû le comprendre, tu es un garçon prometteur, au sang parfaitement pur, détailla Thelma Murdoch. C'est pour cela que j'ai insisté auprès de ma grand-mère pour que nous te prenions sous notre aile, même lorsque Licinius s'est plaint à plusieurs reprises de toi, même si tu semblais t'ennuyer avec mes neveux. Tu es prometteur, je le vois dans les leçons de magie que je vous donne. Le seul problème, c'est que tu n'es pas né dans un cadre familial porteur. »
Si Roderick manqua s'étouffer en apprenant que Licinius l'avait ainsi dénigré dans son dos, il fut pris d'une vive inquiétude en entendant la dernière phrase. Oui, il n'avait pas une mère exemplaire : colérique, autoritaire, et surtout pauvre, trop pauvre et peu instruite. Mais ce n'était pas de sa faute !
« Tu feras de grandes choses à Poudlard, j'en suis convaincue, mais je ne veux pas attendre que tu sois diplômé. Ce serait du gâchis. Il faut te former dès maintenant. Je ne veux pas te perdre de vue : dans les années à venir, tu pourras devenir puissant, bien plus que mes neveux, reconnaissons-le : Licinius croit que tout lui est dû, Sienna a l'énergie d'un vieux labrador et Lucas ne sait pas penser par lui-même. »
Elle pinça des lèvres, et reprit un peu de café.
« Alors, voici ce que je te propose : tu continueras les leçons de magie avec mes neveux et moi-même, et tu n'iras plus passer la matinée avec eux. Cessons cette mascarade, je sais très bien que cela ne vous réjouit pas, ni eux ni toi. Et, en plus de ça, je t'emmènerai de temps à autre rencontrer des personnes intéressantes. »
Elle prit une nouvelle gorgée de café et regarda Roderick comme si elle attendait des remerciements. Mais le garçon sentit une boule se former dans son estomac, et il lança sans réfléchir :
« Moi ? Mais pourquoi moi, miss ? Vous l'avez dit, je viens d'une famille banale, mes parents ne sont pas des gens importants. Je ne suis pas comme vous, moi, je ne suis pas comme Licinius et Sienna, je ne suis pas un enfant de bonne famille. Vous savez, dans ma rue, les poubelles débordent, des morceaux de murs tombent parfois des immeubles et il y a des endroits où il y a plus trous que de trottoirs ... Et je ne pense pas être capable de grandes choses, je n'ai même pas été capable de ... »
L'étau qui lui comprimait la gorge se resserra, l'empêchant d'achever sa phrase, et il parvint soudain à mettre un mot sur le sentiment acide qui lui tordait les entrailles depuis le matin et l'avait poussé à se jeter à la gorge de Licinius. Il s'était préoccupé de se faire des amis dans une maison riche en s'imaginant qu'il pouvait protéger son chez-lui alors qu'une femme de son immeuble était assassinée. Il s'entraînait à faire des bulles attrape-tout alors qu'un enfant de six ans était mordu par un monstre magique. Il mangeait sur une nappe blanche changée tous les jours, servi par une elfe de maison, alors que son amie d'enfance perdait sa mère et déménageait. Oui, c'était de la culpabilité qui lui brûlait le cœur.
« Aie conscience de tes capacités, reprit Thelma Murdoch d'un ton détaché. J'imagine bien que tu dois te sentir très différent de notre famille - et tu l'es, à bien des égards, mais pas au plus important : ton sang est pur, et la magie coule dans tes veines. »
Oui, son sang était pur, songea Roderick avec amertume, et cela lui simplifiait la vie, il en était conscient : ce n'était pas lui que l'on attaquerait. Mais nom d'un chaudron, tout aurait été tellement plus simple si tout le monde avait eu le sang pur.
« Bien, conclut Thelma Murdoch en reposant sa tasse. Si tout est clair entre nous, retournons au manoir, et l'elfe te ramènera chez toi. Quant à moi, j'ai du travail. »
Roderick s'aperçut alors qu'il n'avait pas touché à son sirop, et s'empressa de l'engloutir le plus rapidement possible. Lorsqu'il eut fini, essoufflé, il s'essuya la bouche et dit :
« Miss Murdoch ? »
La sorcière, qui s'était déjà mise debout pour enfiler sa cape, se tourna vers lui.
« Merci de me donner cette chance, dit Roderick. Je veux apprendre. Je veux devenir meilleur. »
Et ne plus regarder la guerre frapper sans pouvoir rien y faire, ajouta-t-il intérieurement.