Mon cœur bat à tout rompre lorsque je m'empresse d'éteindre mon réveil. Je n'ai même pas besoin d'ouvrir les yeux pour réaliser que j'ai dormi sur le canapé. Mon dos me le fait bien sentir, encore plus lorsque je manque de tomber en me jetant sur mon téléphone. Il me faut bien quelques secondes pour me rappeler du pourquoi et du comment. C'est vrai que je me suis endormi devant Charlie et la chocolaterie. Un vrai gamin. Enfin, pour ma défense, la journée a été plutôt longue, hier.
Je passe mes mains sur mon visage et repousse mes cheveux en arrière. Est-ce que c'est vraiment nécessaire de préciser qu'ils reviennent sans attendre sur mon visage ? Habitude inutile qui ne m'aide même pas à me réveiller un peu plus. Je me lève silencieusement, cherchant autour de moi où a bien pu atterrir Aiden puisque je lui ai pris son lit de fortune pour un soir. Ne le voyant pas, je décide de ne pas réfléchir plus longtemps et me dirige vers la salle de bain. Un rapide passage aux toilettes et je me retrouve face au miroir, la peau du visage et la racine des mes cheveux trempés. Il n'y a rien de mieux que de l'eau bien froide pour se réveiller. Il n'y a rien de plus désagréable non plus. On ne peut pas tout avoir, dans la vie.
Je prends encore quelques secondes pour souffler et c'est avec un peu plus d'énergie que j'entre dans la cuisine. Je ne m'attendais pas à grand-chose mais personne n'est réveillé. Il n'est même pas sept heures, un samedi matin : c'est normal. Je prends un petit-déjeuner rapide en regardant mon téléphone. Quelques vidéos comiques sont toujours une bonne solution avant d'aller travailler. Surtout si c'est pour me battre contre des adolescents qui essaient de tricher à tout va.
Ce n'est que lorsque j'entre dans ma chambre que la surprise me réveille totalement et indéniablement. Qu'est-ce qu'Aiden fout dans ma chambre ? Non pas que tomber sur son visage endormi dans mon lit soit désagréable mais ce n'est pas comme si je le connaissais suffisamment bien pour le laisser seul dans la pièce où je garde tout ce que j'ai de plus précieux. Encore moins pour le laisser dormir entre mes draps. Et pourtant, une fois la surprise – et les battements frénétiques de mon cœur – passée, je ne peux m'empêcher de le fixer quelques secondes. Si toute cette situation n'était pas aussi irréelle, je serais volontiers resté plus longtemps à détailler ses traits pour la première fois détendus. Seul problème : je suis presque sûr que je passerais pour un psychopathe. Assez ironique lorsqu'on sait que c'est lui qui s'est faufilé dans ma chambre.
Je m'empresse de récupérer de quoi m'habiller, le plus silencieusement possible. Je l'entends s'agiter un court instant, enfonçant encore plus son visage dans mon coussin. Il se retourne, me laissant tout le loisir d'observer son dos. Je m'approche lentement et saisit le bord de la couette pour la remonter jusqu'à son cou. Il ne fait pas si froid que ça pour qu'il tombe malade pour si peu mais mieux vaut prévenir que guérir.
Un dernier regard et je sors de la pièce. J'ai toujours autant de questions en tête mais ce n'est pas comme si je pouvais réveiller qui que ce soit pour avoir des réponses. Alors, une fois, prêt, je quitte l'appartement sans demander mon reste. Je suppose que je pourrais en savoir plus ce soir.
҉
Affamé, je referme la porte derrière moi. Etrangement, aucun bruit ne me parvient. Je sais que Celya devait sortir avec une amie mais je pensais qu'Illan serait encore là. Enfin, non pas que ça me dérange. J'aime avoir l'appartement pour moi seul.
Je pose mes affaires sur une chaise du salon et m'empresse d'aller me préparer un truc à manger. Si possible, quelque chose de rapide à faire. Je n'aurais pas dû rentrer aussi tard mais des élèves ont commencé à me parler puis ça a été au tour de quelques collègues. Je pensais ne plus rentrer aujourd'hui. Ils sont tous très sympa, là n'est pas le problème. Disons que j'aurais tout simplement préféré passer ma matinée ici plutôt qu'au lycée. Je dois bien reconnaitre que l'image d'Aiden dans mon lit ne m'a pas vraiment aidé à rester concentré durant tout la matinée. Je me demande à quoi il ressemble au réveil. Est-ce que ses traits reprennent immédiatement cette dureté qu'il affiche tout le temps ? Non, ce n'est pas vraiment ça... Ce n'est pas qu'il est sont durs... A vrai dire, je ne saurais même pas quel adjectif attribué à cette tête qu'il nous offre tout le temps mais... Je dirais plutôt qu'il donne l'impression d'être là et en même temps, pas vraiment. C'est comme s'il appréciait le moment mais ne s'y laissait jamais totalement allé...
J'attrape un paquet de nouilles instantanées et fait bouillir de l'eau. Il faut que j'arrête mes bêtises : je ne le connais pas et si mon colocataire n'était pas là, je n'aurais sans doute jamais croisé son chemin. Tout ça, c'est ridicule. Et puis Samuel me plait bien aussi. Il est beaucoup plus accessible et j'ai vraiment l'impression qu'il partage mon attirance. Pas besoin de toujours rechercher l'inaccessible.
Je verse l'eau dans le bol où les nouilles et épices attendent puis referme le couvercle au-dessus. En attendant que le tout soit prêt, je me dirige jusque dans ma chambre et me change. Je fais partie de ceux qui se mettent en pyjama dès qu'ils arrivent chez eux. C'est tellement plus agréable et confortable. Avant de récupérer mon déjeuner, je passe par le salon allumer la télé. Une fois installé, mon bol bien chaud dans les mains et assis en tailleur sur le canapé, je lance un épisode de Bones. Je ne sais même plus combien de fois j'ai pu regarder cette série mais même après autant de temps, je l'aime toujours autant. C'est un peu ma série-doudou. Plutôt drôle lorsqu'on sait qu'ils passent leur temps au milieu des squelettes. Mes parents ont toujours trouvé ça bizarre. Au contraire, ça a toujours amusé mon frère et Illan. Quand elle l'a appris, Celya m'a juste demandé si tout allait bien dans ma vie. Si elle savait.
Quand on parle du loup... J'ai à peine commencé mon deuxième épisode que mon téléphone se met à sonner. Sur mon écran s'affiche « maman ». Je n'ai jamais réussi à changer cette appellation par son prénom. D'abord parce qu'elle m'en aurait voulu à mort, ensuite parce que j'ai toujours du mal à mettre une réelle distance entre nous. Ce n'est pas l'envie qui m'en manque mais bel et bien le courage.
Je décide tout d'abord de l'ignorer. Je fouille dans le fond de mon bol à la recherche de quelques petits bouts de pates restants, même si je sais que j'ai déjà tout mangé. Le temps que la sonnerie cesse de retentir, je mets l'épisode sur pause. Je connais déjà cet épisode presque par cœur mais je ne veux pas parasiter cet énième visionnage par cette courte musique. Qui est finalement plus longue que je le croyais. Lorsqu'elle cesse enfin, je tente de relancer la série mais j'ai à peine le temps de saisir la commande que je suis de nouveau interrompu. Une deuxième fois, je laisse sonner. Ce n'est qu'au bout du troisième appel que je me force à lui répondre. Peut-être qu'il y a un problème et je veux être au courant si c'est le cas.
- Nolan ! Qu'est-ce que tu faisais ? C'est la dixième fois au moins que je t'appelle !
Encore une fois, je n'ai même pas le temps d'en placer une. Et bien sûr, elle exagère à peine. Pour ne pas changer.
- Désolé maman, mon téléphone était dans ma chambre. Il y a un problème ?
- Un grand problème ! Théa est en train de choisir sa robe et on voulait ton avis !
- Je ne suis vraiment pas sûr que mon avis l'intéresse..., marmonné-je.
Comme si ma mère ne savait pas que je n'appréciais pas particulièrement cette femme...
- Arrête tes bêtises ! Je suis sûre que tu seras de bons conseils !
C'est bien la première fois que j'entends quelqu'un dire que je pourrais être utile sur une question de mode... Encore un de ses clichés sur l'homosexualité, je suppose.
- Et puis, tu connais très bien les goûts d'Adam !
- Visiblement, pas suffisamment bien non...
Le sous-entendu évident concernant le manque de goût de mon frère pour avoir choisit cette femme fait grogner ma mère. C'est ce moment précis qu'Illan choisit pour faire son entrée, balançant son sac sur le sol avant de s'écraser à côté de moi avec un regard interrogateur. Mon dépit doit se lire sur mon visage, je suppose.
- Ecoute maman, si tu veux tellement que je donne mon avis, envoie-moi des photos.
- Merci mon chéri ! C'est envoyé !
- O.K. Illan vient d'arriver, je te rappelle plus tard.
- Envoie-moi vite ton avis ! On ne peut pas rester dans la boutique toute la journée... !
Dans un soupir las, j'accepte et raccroche. S'il y a bien une chose dans laquelle je ne pensais pas être impliqué, c'était bien dans le choix de la robe de mariée. Tout ça, c'est ridicule. Je sais que ma mère est ultra-superstitieuse. Elle ne montrera jamais Théa dans sa robe à mon frère avant le jour J. Je crois même que si l'épouse le faisait d'elle-même, elle la tuerait de ses propres mains. Mais de là à me demander mon avis... ? J'ai vraiment l'impression que tout ce cirque va me casser la tête jusqu'à ce que tout soit finit. Et dire que je ne suis même pas le marié... Je plains vraiment mon frère.
Une dizaine de photos arrivent en s'enchainant sur mon téléphone. Une nouvelle fois, c'est en soupirant que j'ouvre la discussion avec ma mère. C'est rare qu'elle m'envoie des messages, d'ailleurs.
A mes yeux, toutes les robes se ressemblent. Du blanc, des froufrous, des paillettes... Il y en a qui sont plus près du corps, d'autres qui lui donnent des allures de princesse Disney. Sur toutes les photos, elle rigole. Elle a l'air très heureuse. Visiblement, elles ont passé plus de temps à prendre des photos qu'à faire autre chose. Chaque fois que j'en regarde une nouvelle, dix autres arrivent. J'ai le loisir d'admirer ces magnifiques créations sous tous les angles. Et je suis bien obligé de reconnaitre qu'elles vont toutes bien à Théa. Tant qu'à perdre mon temps, autant essayer d'être le plus honnête possible pour au moins faire plaisir à Adam. Enfin... Je suis presque sûr que, peu importe sa tenue, il la regarderait avec des étoiles dans les yeux. Il est complètement fou d'elle. Et rien que cette pensée m'oblige à sourire malgré moi.
- Sympa, celle-là.
Mes yeux se posent instinctivement sur Illan avant de revenir à mon écran.
- Je ne suis pas sûr qu'Adam préfère les robes sirènes.
- Tu crois ? Je trouve qu'elle est hyper sexy là-dedans.
D'un coup de coude sur le bras, je rappelle mon ami à l'ordre, un rictus sur les lèvres. Il n'a pas tort, mais je ne peux pas le laisser dire ce genre de truc sur ma future belle-sœur. Ça lui arrache un rire sonore.
- Adam le sait déjà, ça. Visiblement, Théa doit autant aimer les coupes sirènes que princesse, vu que c'est les deux types qu'elle a essayé.
- Parce qu'il y en a d'autres ?
Je lance un regard exaspéré à mon ami avant de reprendre.
- Il aime ce qui est plutôt simple mais connaissant Théa, il faudra nécessairement des fioritures. Je pense qu'une de celles-ci pourraient peut-être couper la poire en deux. Celle-ci est pas trop mal, avec toutes ces perles, mais les voiles comme ça, ça donne une impression de légèreté qui plairait bien à Adam, je pense. Celle-là est simple mais toutes les paillettes devraient vraiment plaire à Théa. De toutes façons, je suppose qu'elles ne m'ont envoyé que celles qui leur plaisent un minimum, non ?
- Va savoir, les femmes c'est compliqué !
Sur ces bonnes paroles, très philosophiques en effet, il se lève et disparait dans le couloir. J'enregistre trois photos et les renvoie à ma mère, sans plus d'explications qu'un « je pense que celles-ci pourraient lui plaire ». Je croyais que la robe de mariée devait avant tout plaire à la mariée : pourquoi m'embêter avec ça ?
Je ne prends pas le temps de voir si je reçois une quelconque réponse. Je pose mon téléphone sur la table basse et me laisse retomber sur le canapé. J'abandonne l'idée de regarder Bones. Avec Illan ici, c'est mission impossible. La vue de certaines scènes lui donnent toujours envie de vomir et il en fait tout un pâté. La discrétion, ça n'a jamais été son fort.
Il faut croire que j'avais vu juste puisqu'après cinq minutes à peine, je le vois revenir avec une banane dans la main. Je percute seulement maintenant qu'il rentre de répétition. Mon cerveau n'a pas besoin de beaucoup plus d'informations pour repasser le visage endormi d'Aiden dans mon lit. Essayant d'avoir l'air le plus naturel possible, je me relève légèrement pour m'assoir correctement.
- Dis... Ce matin, je me suis réveillé sur le canapé..., je tente de commencer.
- Bah ouais, tu t'es endormi sur l'épaule d'Aiden et Celya n'a pas voulu te réveiller.
L'information reste coincée en travers de ma gorge. Je me serais endormi en plein milieu du film ? Sur Aiden, qui plus est ?
- T'as eu de la chance que ce soit Aiden parce que moi, je t'aurais balancé de l'autre côté direct !
- Merci, je me doute, marmonne-je.
- Celya a pris une photo sans qu'Aiden puisse dire quoi que ce soit, s'amuse Illan. Elle était censée me l'envoyer, la traitresse !
- Mais attend : ça vous a jamais dérangé de me réveiller jusqu'à maintenant.
- D'habitude, on te réveille alors que tu viens à peine de t'endormir ! Là, t'es tombé dans les vapes dès le début du film et Aiden a pas osé dire quoi que ce soit. On allait pas te réveiller alors que tu dormais si paisiblement !, rie-t-il.
Etrangement, mon cœur ne sait plus vraiment comment il est censé battre lorsque j'apprends ce qu'il s'est passé hier soir. Pas besoin d'être un génie pour comprendre que j'ai passé suffisamment de temps sur l'épaule d'Aiden pour être imprégné de son odeur. Si seulement je n'étais pas endormi...
D'un coup de tête qui se voudrait discret, je balaye cette idée de mon esprit. L'écran de mon téléphone s'illumine, signe que j'ai reçu une notification, et pour la première fois, je remercie ma mère et Théa d'être aussi chiantes. En ouvrant le message de ma mère, je réalise qu'elle m'en a en fait déjà envoyé sept. Elle pourrait n'en faire qu'un, un peu plus long, mais ce n'est pas son genre. Je n'ai cependant pas le temps de lire quoi que ce soit avant qu'Illan glisse son visage par-dessus mon épaule.
- Si c'était pour te dire que tu as des goûts de merde, fallait pas te demander quoi que ce soit, s'agace-t-il.
Son ton dépassé et pourtant étrangement détaché me fait sourire. Il n'a rien contre ma famille. Au contraire, il s'est toujours plutôt bien entendu avec ma mère. Jusqu'à ce que je fasse mon coming out et qu'il réalise à quel point ma famille était du style « ça ne me dérange pas chez les autres mais je veux pas de ça chez moi ». Il reste toujours cordial de face mais derrière, il ne se gêne pas pour dire ce qu'il pense réellement. Si je ne lui avais pas d'arborer ce sourire de façade devant mes parents, peut-être qu'il aurait déjà explosé. Je sais que ce masque l'épuise, lorsqu'ils me lancent des piques à peine voilées.
D'un geste empreint de délicatesse – notez l'ironie – il se saisit de l'objet dans mes mains et en verrouille une nouvelle fois l'écran. En jouant avec la peau de sa banane, il me lance un regard désapprobateur.
- T'es trop gentil.
- Je fais ça pour Adam.
- Elles te traitent comme un chien.
- T'y vas fort, là, rie-je faiblement pour faire bonne figure.
- Tu sais bien que non.
Un soupir dépassé m'échappe.
- Franchement, j'ai hâte que tu te rebelles un peu, finit-il par conclure après un silence bien trop long pour être normal. Tu devrais te lâcher plus souvent. Un peu comme hier soir...
Le sourire ambigu qu'il m'offre me parait tellement éloigné de la conversation que nous étions en train d'avoir que je m'en étoufferai presque. Ce gars a le don de ne pas savoir gérer ses transitions. C'en serait presque renversant.
- Je me suis juste endormi sur son épaule, rien de délirant..., marmonné-je dans ma barbe.
- Justement : depuis quand tu t'endors sur quelqu'un, toi ? Me dis pas que tu es déjà tombé sous le charme du danseur ténébreux ?, rie-t-il. Je croyais que tu préférais les hommes plus grands que toi.
- Je n'ai clairement pas l'énergie de parler de ça avec toi, là, maintenant.
- Oh ! Timide ?
D'un nouveau coup de coude, je le repousse et me lève. Je commence à m'éloigner, mon bol vidé de toute nourriture dans la main, lorsqu'une pensée me revient en tête. A la manière d'un robot, je me retourne encore une fois. Les yeux posés sur la télévision plutôt que sur mon colocataire, je cherche mes mots. Bien évidemment, rien ne me vient. Et lui, il jubile déjà. Il sait.
- Qui lui a proposé de dormir dans ma chambre... ?
Toujours ce foutu sourire diabolique.
- Moi. Et j'ai même une photo-souvenir pour toi.
- Dites-moi que je rêve, dis-je en levant les yeux au ciel.
- Je sais qu'il te plait ! Ose me regarder dans les yeux et me dire que c'est faux !, s'emporte-t-il en se levant du canapé, le regard joueur.
- La vie privée, tu connais ? Non, mieux encore, le respect de l'espace personnel, ça te dit quelque chose ?
- Ce qu'on ne sait pas ne peut pas nous faire de mal.
Son air innocent me ferait presque croire en ses paroles. Mais je suis prêt à mettre ma main à couper qu'Aiden n'est pas au courant de toutes ces photos volées. Ou alors, il était trop intimidé pour dire quoi que ce soit. Une chose est sûre, c'est qu'il ne devait sûrement pas vouloir être immortalisé endormi.
Un dernier soupir m'échappe alors que la porte d'entrée se referme. La voix de Celya nous parvient comme une douce mélodie : ma sauveuse. Sans ajouter quoi que ce soit, je m'échappe et rejoins mon amie, laissant cet imbécile derrière moi. Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire dans la vie...