Nuit du mercredi 18 au jeudi 19 décembre 2029 – Clearfield
Hortense gratifiait leur tablée de son rire cristallin. Ce soir-là, elle avait coiffé ses cheveux sur le côté et ils cascadaient sur son épaule nue, le long de sa robe noire et scintillante. Elle portait un rouge à lèvres carmin qui rehaussait son teint de marbre et Alassane, assis près d'elle, la couvait d'un regard admiratif. Le petit groupe s'était installé autour d'une table ronde et haute, située dans une salle à l'éclairage rouge.
— Tu as fini ? s'impatienta Kadvael.
— Je ne m'en remettrai pas, répondit Hortense. Kadvael jaloux... d'un succube !
Et elle rit encore.
— Je ne te connaissais pas jaloux, mais alors d'un succube ! Tu sais que ce pauvre Van n'était pas en pleine possession de ses moyens, n'est-ce pas ?
— Oui je le sais, s'impatienta-t-il. Changeons de sujet.
— Un succube ! ricana-t-elle pour la centième fois. C'est comme si tu étais jaloux parce qu'on l'avait drogué, ça n'a aucun sens !
Kadvael avala sa coupe de sang cul-sec. C'était du sang alcoolisé, que l'on vendait beaucoup dans les bars pour vampires. Il était prélevé sur des personnes ivres et il s'agissait du seul moyen trouvé par les créatures de la nuit pour atteindre l'état d'ébriété. Kadvael était tout à fait conscient du fait que Van n'était pas lui-même, lorsqu'il avait accepté de suivre la belle démone à l'extérieur. Mais le voir subjugué par quelqu'un d'autre avait titillé en lui une émotion désagréable. Il jeta un œil à Van et le surprit à sourire dans son coin.
— Ça t'amuse toi aussi ?
— Ça me flatte, avoua-t-il simplement.
Kadvael lui caressa le menton et sourit à son tour. Après quelques temps passés autour de la table, à boire et discuter, Hortense décida qu'il était temps pour elle d'aller danser et entraîna Alassane sur la piste. Son ami brun les observa s'éloigner, amusé, puis sortit son portefeuille et l'ouvrit sur la table pour voir s'il lui restait du liquide. Lui et Van avaient un petit coup dans le nez, mais rien qui ne soit épouvantable.
— C'est ton épouse ? demanda soudain le chasseur.
Kadvael réalisa qu'il avait oublié la photo de Sun, glissée à l'intérieur de son portefeuille.
— Oui, répondit-il simplement.
Il la sortit et la lui présenta. Sun était une belle jeune femme asiatique, dont les cheveux noirs formaient un carré simple.
— Elle a l'air très... douce.
— Elle l'était. (Il inspira par le nez.) C'était une personne incroyable, je suis certain que tu l'aurais aimée.
— Mm... je ne suis pas sûr de cette info.
Kadvael réalisa et rit doucement.
— Oui, évidemment, dans d'autres circonstances.
Van sourit tristement. Il compatissait à la détresse de Kadvael, mais craignait souvent que son cœur ne lui soit jamais complètement disponible. Malgré la nature nouvelle et la précarité de leur relation, il ne pouvait s'empêcher de sentir la jalousie poindre en imaginant son vampire continuer d'en aimer une autre. Si elle était encore en vie, pensa-t-il, il ne serait pas avec moi.
— Je suis désolé qu'il y ait eu un accident, dit-il simplement.
— Oh tu sais...
Kadvael hésita. Il savait qu'il ne lui avait pas dit toute la vérité et l'alcool avait la fâcheuse tendance à dénouer sa langue. Est-ce qu'il devait lui raconter l'entièreté de l'histoire ? Son cœur en avait besoin. Il voulait être honnête avec Van.
— Ce n'était pas vraiment un accident. (Son partenaire se tourna vers lui, intrigué.) J'ai appris bien après... que nos freins avaient été trafiqués.
— Quoi ? fit le jeune homme, sincèrement choqué. Mais qui aurait pu faire un truc pareil ?
— Son frère. Il voulait récupérer sa fortune.
Van ouvrit la bouche mais n'eut pas le temps de répondre, car Hortense déboula et s'affala sur sa chaise en s'exclamant :
— Ah ! Ça fait du bien !
Alassane s'assit à son tour.
— Tu vois, continua la brune, c'est pour ça que j'adore ce bar. Ils passent toujours mes musiques préférées.
La soirée se déroula sans ambages, Kadvael fut le plus raisonnable, car il devait conduire et cessa de consommer aux alentours de vingt-trois heures. Le petit groupe quitta le bar à cinq-heures du matin et monta dans le véhicule. Le Maître Solvmorläs conduisit jusqu'au domaine et lorsqu'ils arrivèrent, le ciel n'était pas encore clair. Les vampires s'empressèrent de gagner l'intérieur du bâtiment, Hortense entraina Alassane dans les escaliers en riant, le gratifiant de remarques graveleuses et Kadvael l'observa faire en haussant un sourcil. Agrippé à son bras, Van chancelait.
— On ne se couche pas maintenant... Il est trop tôt.
— Tout va bien, monsieur ? demanda Jeffrey.
— Oui, il est ivre. Je m'en occupe.
Le garde hocha la tête et s'éclipsa.
— Je ne suis pas Ives. Je suis Van.
Kadvael pouffa, passa un bras sous ses genoux, un autre dans son dos et le souleva pour le transporter.
— Ah ! On va baiser ? Ou tu veux que je prenne un bain ? T'es beau Kadvael.
Le vampire rit encore mais ne répondit pas. Van tendit son index et lui appuya plusieurs fois sur le bout du nez en disant :
— Pouic ! Pouic ! Pouic !
— Arrête ça Van.
Mais le jeune homme riait.
— Je crois que je suis un peu pompette !
— Non, tu crois ?
Il grimpa les escaliers à vitesse vampirique, si rapidement que l'air fouetta leurs cheveux.
— Oh misère... c'est allé vite. Je vais vomir.
Kadvael s'immobilisa.
— Maintenant ?
Van se pencha en avant, ouvrit la bouche et sortit la langue, sous le regard médusé de son partenaire. Rien ne se produisit, aussi il se lova contre Kadvael en déclarant :
— Non c'est bon en fait.
Ce dernier poussa un long soupir et se dirigea vers ses appartements, lentement cette-fois ci. Il transporta Van jusqu'à son lit puis le déposa sur la couverture. Le jeune homme s'avachit, les yeux à demi clos et les bras étendus au-dessus de sa tête. La pièce tournait lentement, son corps semblait lourd et il avait la bouche pâteuse. Kadvael commença à le déshabiller, lui retira ses chaussures et sa veste, puis s'attela à déboutonner son pantalon.
— Tu veux qu'on baise ?
— Non, Van. Je préfèrerais que tu dormes.
Van sourit et laissa Kadvael le dévêtir, jusqu'à ce qu'il soit entièrement nu. Il s'étendit comme un félin, un sourire béat sur les lèvres et pas pudique pour un sou. Son amant tira sur la couverture puis la passa sur lui. Il glissa plusieurs oreillers dans son dos pour le redresser, avant de lui tendre un verre d'eau.
— Bois, tu me remercieras demain.
— Merci mon amour, minauda-t-il avant d'engloutir le contenu du verre.
Kadvael ne dit rien, bien que le surnom l'ait perturbé. Il récupéra le récipient vide et le posa sur la table de nuit, près d'une bouteille d'eau.
— Si tu as soif, c'est à côté de toi, d'accord ?
— Mm... OK, mais on ne dort pas. (Il le regarda, les yeux troubles.) T'es le plus beau... Bel ? Bel homme du... du monde.
Kadvael sourit, légèrement amusé. Il s'assit sur le bord du lit et lui caressa les cheveux.
— Il faut que tu dormes maintenant.
— Arrête de me traiter comme un gosse.
— Tu es ivre et tu te comportes comme un enfant. Je te parlerai d'adulte à adulte quand tu auras dessoulé.
Van saisit fermement sa main, comme pour le retenir. Il avait la moue chagrine. Kadvael apparaissait net sur le tapis de sa vision floue, faiblement éclairé par la lampe de chevet, ses yeux rouges en amande contenaient un monde qu'il brûlait d'explorer, ses lèvres une courbe qu'il n'aspirait qu'à embrasser et sa gorge, dévoilée par le col ouvert de sa chemise, était un appel au péché. Ses tripes se contractaient chaque fois qu'il l'observait et sa libido était rudement malmenée par l'alcool. Mais ce n'était pas tout. Kadvael était le refuge dont il avait toujours rêvé et il ne s'était jamais senti plus en sécurité que sous le couvert de ses bras. C'était comme s'il n'avait pu se montrer qu'à partir du jour où ce vampire avait posé les yeux sur lui.
— Je suis un poids pour toi, pas vrai ?
— Van... Pas de discussion sérieuse quand on a bu. C'est la pire chose à faire.
— Je n'ai pas bu tant que ça, marmotta-t-il en fronçant les sourcils.
— Combien de verres ?
— Cinquante-six.
Et il gloussa. Kadvael leva les yeux au ciel.
— Kad, il est quelle heure ?
— On doit approcher des six heures, lui répondit-il.
— Le soleil ne se lève pas tout de suite... Il ne faut pas que je dorme tout de suite.
— Et pourquoi donc ? Tu n'arrives même pas à ouvrir les yeux.
— Mais si je dors... je perds du temps avec toi.
Une chaleur déconcertante naquit dans le ventre de Kadvael et lui remonta dans la poitrine. Sans surprise, il s'attendrit, se pencha sur Van et embrassa ses lèvres. Son chasseur avait le goût et l'odeur du rhum. Il garda sa main dans la sienne et lui caressa gentiment le bras.
— Je reste à côté de toi le temps que tu t'endormes, lui dit-il. Mais compte sur moi pour te taquiner demain.
— Mm... je t'aime Kad.
Le sourire de Kadvael s'effaça et une sensation étrange le traversa. De la peur ? De la joie ? De l'hébétude ? C'était difficilement définissable. Le temps qu'il s'en remette, Van s'était déjà assoupi et il l'observa dormir quelques minutes. Son joli visage immobile, ses lèvres entre-ouvertes, ses cheveux neigeux étalés sur l'oreiller. Il n'y avait rien chez lui qui déplaisait à Kadvael, ni même son odeur d'alcool, ni même ses comportements puérils. Van était sa tempête personnelle. Il baissa les yeux sur sa main dans la sienne. Pourquoi se sentait-il triste ? De la culpabilité ? Il s'en voulait énormément.
Vis-à-vis de qui ?
Vis-à-vis de Sun.
Pourquoi devrait-il s'en vouloir ? Quelle raison pouvait pousser à sentir de la culpabilité vis-à-vis de l'être aimé, si ce n'était le fait d'avoir des sentiments pour quelqu'un d'autre ? Kadvael se mordit la lippe, désemparé. Il ne pouvait pas. Van était mortel et lui ne l'était pas. Il était encore couvert des runes du camp adverse et portait dans son corps l'unique breuvage capable d'étancher sa soif. Il était son prédateur et sa proie. D'autant plus qu'il le connaissait depuis moins de deux semaines et que Van prétendait déjà l'aimer. Était-ce une ruse ? Une parade visant à le piéger pour le tuer ? Ça c'était déjà vu. Les chasseurs savaient qu'ils n'avaient aucune chance en combat direct contre des vampires de naissance, alors ils employaient d'autres méthodes.
Si Van était l'un deux, Kadvael ne s'en remettrait pas.
Mais il est juste ivre, se dit-il pour s'apaiser. Ce n'est qu'un garçon ivre...
Il posa une main sur sa joue et la caressa du pouce, visiblement désolé.
— Ne parle pas trop vite, petit prince.
*
Salut, salut!
Vous pensez quoi de la déclaration de Van, vous ?