Aramis - Novembre 1634
La neige ne cessait de tomber sur Paris depuis quelques jours, donnant un aspect immaculé au Pré-aux-Clercs, qui séparait l'abbaye Saint-Germain de la Seine. Un jour terne et sombre se levait à peine.
Les deux hommes se faisaient face, l'un d'une apparente insouciance, l'autre plus nerveux.
— Il est encore temps pour vous de tourner les talons, sourit calmement Aramis.
Même si au fond de lui, il espérait bien que l'homme, Garigue s'était-il présenté, ne faillirait pas. Il voulait ce duel, c'était viscéral, il avait besoin de se battre, de blesser, de tuer même...
Ou d'être tué...
Son adversaire du jour le toisa, méprisant. Il défit le nœud qui retenait sa cape rouge, signe de son appartenance à la garde du Cardinal, et la laissa négligemment tomber dans la neige avant de dégainer son épée.
— En garde, monsieur ! gronda-t-il, agressif. Je suis pressé, on m'attend au Palais-Cardinal.²
Aramis fixa sur le garde rouge un regard faussement peiné, haussa les épaules, et tira calmement son épée de son fourreau.
— Mon ami, soupira-t-il. On risque dans ce cas de vous attendre longtemps ! Je crains que votre carrière dans la garde de notre chère Éminence ne s'arrête ici.
Piqué au vif par cet affront, l'homme fondit sur lui, et le mousquetaire eut tout juste le temps de parer le coup. Lorsqu'on avait la chance de s'entraîner quotidiennement aux côtés du meilleur épéiste du pays, Athos, on avait forcément un avantage, et son adversaire allait l'apprendre à ses dépens. Aramis para un deuxième coup, recula.
— Allons, monsieur, est-ce vraiment nécessaire ? sourit-il, faussement affable.
Garigue n'était pas dupe. En quelques mois, Aramis était devenu la bête noire des gardes rouges, faisant tout ce qui était en son pouvoir pour les provoquer. Cinq d'entre eux avaient déjà succombé, et huit étaient repartis gravement blessés, mais personne ne disait rien. Les duels étaient formellement interdits, et même sérieusement blessés, mieux valait tenir sa langue sur l'origine de la blessure. Richelieu ne pardonnait pas ces incartades, et des têtes bien plus importantes que la sienne étaient tombées. Garigue était un excellent bretteur, et Aramis ne lui faisait pas peur. Il ne se contenterait pas de le blesser. Il le tuerait, et deviendrait ainsi un héros parmi les siens.
Il raffermit sa prise sur la garde de son épée et posa sur le mousquetaire un regard plein du mépris qu'il ressentait pour lui.
— Vous avez séduit mon épouse et n'avez rien trouvé de mieux que de vous en vanter. Vous voudriez que je ne lave pas mon honneur ? Vous avez peut-être perdu le vôtre, mais le mien est intact !
Aramis plissa les yeux. Il ne se souvenait même pas du nom de cette femme, pas même à quoi elle ressemblait.
— Votre épouse, monsieur, ne demandait qu'à être séduite, sourit-il néanmoins, provocant.
Il faisait froid, et il n'avait pas l'intention de s'éterniser. On pourrait les surprendre, et c'était l'échafaud qui les attendait l'un et l'autre si on les prenait en plein duel. Mourir l'épée à la main, oui, la lame sur le cou, non. Alors, calmement, il fit passer son arme dans sa main gauche. Le garde-rouge fronça les sourcils et recula d'un pas.
— Alors c'est vrai ce qu'on dit de vous ? cracha-t-il. Vous êtes la main du Diable...
Aramis leva les yeux au ciel en soupirant.
— Oh non, pas encore ces balivernes, soupira-t-il.
— Votre sorcière vous a converti, reprit son adversaire, méprisant. Je vais vous envoyer brûler en enfer avec elle !
Aramis perdit son sourire.
Garigue venait de commettre une erreur, et ne s'en aperçut que trop tard.
Il se disait que le mousquetaire et la guérisseuse avaient été amants, avant que celle-ci ne disparaisse mystérieusement l'année précédente, et on l'avait prévenu : ne parle pas de la sorcière devant Aramis, ou tu affronteras le Diable en personne.
Et c'est bien le Diable qu'il avait devant lui. Dans le visage soudain devenu exsangue du mousquetaire, les yeux noirs se transformèrent en deux lacs à la noirceur abyssale, froids et sans fond. Il n'y avait ni haine, ni mépris dans ce regard. Juste un vide où il n'eut pas le temps de se noyer.
Le duel ne dura que le temps d'un soupir. Celui que poussa l'homme en s'écroulant dans la neige, l'épée d'Aramis fichée en plein cœur.
Le mousquetaire contempla le cadavre, le regard vide.
— Tu n'aurais pas dû, grinça-t-il.
Nul n'avait le droit de parler de Skye devant lui. Même ses amis avaient compris cela.
Il ferma les yeux pour retrouver son calme, respira lentement, avant de s'accroupir. Il hésita, puis ôta son gant et ferma les yeux sans vie du cadavre. Il leva la main pour se signer, puis s'interrompit. Il avait perdu le droit de faire ce geste.
Il remit son gant et se redressa pour rengainer son épée, parfaitement conscient que la femme qui l'avait conduit ici n'était qu'un prétexte. Mauvais, certes, mais un prétexte quand même.
La seule femme responsable de tout cela n'était plus là...
Son regard se perdit sur la plaine qui descendait en pente douce jusqu'aux eaux boueuses de la Seine. Une plaine blanche, aussi blanche que ce matin de mars, aux frontières du duché de Savoie...
Aussitôt, il revit la neige immaculée tachée de sang, le sien, et celui de ses frères, et l'odeur âpre de la mort envahit ses narines.
Le croassement rauque d'un corbeau le fit sursauter, et il secoua la tête pour chasser la vision qui menaçait de l'entraîner là où il n'avait pas envie d'aller. Pas question. Les cauchemars, il les gardait pour ses nuits. Il regarda autour de lui. L'abbaye était à deux pas, quelqu'un finirait bien par trouver l'homme et lui donnerait des funérailles décentes. Il prit néanmoins soin de ramasser la cape rouge pour en recouvrir le cadavre, même un garde rouge ne méritait pas d'être picoré par un corbeau, puis tourna le dos à son adversaire malchanceux du jour et quitta le pré.
Huit heures sonnèrent à l'abbaye. Il allait être en retard à l'appel du matin, et personne ne serait dupe, et surtout pas Tréville. Quand Richelieu lui enverrait un message venimeux, lui rapportant qu'on avait, encore, trouvé un de ses gardes mort, Aramis serait appelé dans la seconde dans son bureau. Il écouterait sans broncher les réprimandes de son capitaine, il effectuerait ensuite la corvée qu'il lui infligerait, à moins qu'il ne l'envoie en mission, loin de Paris, le temps que la colère du Cardinal ne s'apaise.
Il s'enfonça dans les rues qui commençaient à s'animer, indifférent aux regards qui se tournaient vers lui. Aramis était espagnol. Le teint hâlé, les cheveux aussi noirs que sa barbe soigneusement entretenue, le regard onyx. Il ne pouvait le cacher, et la haine envers les Espagnols grondaient dans la capitale, comme dans les Provinces. Aussi prenait-il soin de rejeter son manteau de son épaule, afin que tout le monde puisse voir la spalière marquée de la fleur de lys royale, signe de son appartenance à la garde personnelle du Roi. Les regards des hommes se faisaient moins haineux, et celui des femmes plus langoureux.
Voilà à quoi se résumait sa vie. Entre haines, cauchemars, et devoirs.
Et l'Honneur ?
Il soupira.
L'Honneur, il l'avait jeté aux oubliettes.
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¹ En 1626, le Cardinal-Duc de Richelieu, ayant perdu son frère dans un duel, demande son interdiction pure et simple. Tout duelliste devient alors hors-la-loi et est puni de mort. Les duels entre les Mousquetaires et les Gardes Rouges sont pourtant bel et bien réels. Il existait une réelle inimitié entre la garde du Roi et celle du Cardinal. Le véritable Athos a d'ailleurs été tué en duel au Pré-aux-Clercs, lieu de rendez-vous renommé pour les duellistes, même si on ne sait pas contre qui il a perdu !)
² Palais-Cardinal = Résidence de Richelieu, qui le donne au roi, par acte de donation avec réserve d'usufruit le 6 juin 1636, renouvelé par testament, jusqu'à sa mort en 1642.
La régente Anne d'Autriche s'y installe de 1643 à 1652, quittant les appartements incommodes du Louvre, pour profiter du jardin où peuvent jouer le jeune Louis XIV et son frère. Le Palais-Cardinal devient le Palais-Royal.