Reine & Cavalier T1

By LydiaWalther

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Royaume de Suède, 1632. La mort du roi précipite sa fille, Kristina, à la tête d'un royaume torpillé par de m... More

Prologue
1. Le forgeron
2. L'héritière de la dynastie Vasa
3. Du pouvoir au cœur de glace
4. Hämnd : La loi du talion
5. Företaget : Compagnie
6. Farling : Dangereux
7. Enat : Mariages arrangés
8. Où est ta maison, vagabond ?
9. Maskerade
10. Shenanigans
11. A cheval entre deux mondes
12. Kvinna
13. Descartes et débâcle
14. Le pacte avec le diable
15. Förbjudet / Interdit
16. Lektion
17. En approche
18. Skimming / Aurore
19. Comptes à rendre
21. Radgivaren / Le conseiller
22. Susceptible confiance

20. Förtroende / Confiance

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By LydiaWalther

Kristina n'entendait plus que son pouls battre contre ses tempes. Son corps entier la brûlait, la consumant d'un sentiment de colère. Le Ryttare insinuait le pire pour l'intimider, comme si la toiser depuis l'assise confortable de sa selle n'était pas suffisant. Elle serra ses poings gantés.

— Pourquoi tous les hommes ont-ils besoin de se comporter avec les femmes comme avec des proies qu'il faut terroriser avant de les chasser ?! asséna-t-elle.

— Ce n'est pas ce que... Que faites-vous ? l'interrogea-t-il alors qu'elle s'éloignait vers le bosquet.

Sans répondre, elle repéra une branche fine et la craqua. Les chevaux sursautèrent et elle devina le cavalier en train de froncer ses sourcils. Elle ne lui laissa pas le temps de comprendre qu'elle revint à sa place initiale et fouetta l'air de son bout de bois.

— Que... ?! s'emporta le Ryttare.

Comme escompté, l'étalon roula des yeux et se cabra. Bien qu'ayant un excellent équilibre, ce qu'elle avait eu tout le luxe d'admirer chez lui, le hors-la-loi fut déstabilisé. Elle réitéra son action, cette fois-ci vers la croupe de l'animal et ce dernier bondit, indifférent aux rênes tendues par son cavalier, censées le retenir. Il accompagna sa fuite de ruades et désarçonna son propriétaire, qui chuta sur le dos en un cri rauque.

L'héritière ne lui permit aucun répit, s'agenouilla près de lui et tira sur sa cape pour redresser son buste. Il paraissait aussi surpris que sonné, la bouche déformée par la douleur. Un brin furieux, également... Car cette démonstration de pouvoir avait fait filer Önskan, et ce, bien hors de vue.

— Mon cheval !! Qu'avez-vous... ? commença-t-il.

Bien que se sentant un peu coupable, elle le coupa, sans effort de langage :

— Oh, ça va ! Il n'ira pas loin !

— Vous êtes inconsciente !

— Écoutez-moi bien ! gronda-t-elle.

Elle accentua sa menace en faisant danser devant son masque la lame qu'elle venait de lui piquer à la ceinture. Les lèvres du cavalier se refermèrent. Elle inspira, reprit son calme et une éloquence respectable :

— Ce n'est pas ainsi que l'on s'adresse à moi. Je ne suis pas une pauvre fille sans défense, est-ce clair ? Je ne suis ni votre jouet, ni inférieure à vous ! S'il faut vous mettre à terre, vous et tous les autres, pour que vous le compreniez, je le ferai. Une fois, deux fois, mille fois. J'y consacrerai ma vie, mes souffles jusqu'au dernier. Je vous interdis formellement d'user de quelconque menace à mon encontre ! Je me montre bien plus que clémente à votre égard !

Il acquiesça, lentement. Il n'avait pas l'air bien inquiet, mais étonné. Dans son monologue, elle s'était dangereusement approchée de son visage ; leurs nez se touchaient presque et elle sentait sa respiration, chaude, sur ses joues carminées. Elle contint ses frémissements et ne recula pas. Ses iris bleus restèrent ancrés aux siens, d'un brun moins ténébreux que quelques minutes plus tôt. Le silence s'épaissit entre eux jusqu'à ce qu'il murmure :

— Vous... Vous avez passé une mauvaise journée.

Les doigts de Kristina, toujours crispés sur le tissu, durcirent leur emprise une fraction de seconde avant de libérer son col. Elle se laissa basculer en arrière et tous deux, assis sans élégance, se regardèrent avec plus de distance. Elle posa la dague à côté d'elle et lui ne fit pas mine de bondir chercher son étalon.

Dans un élan de lassitude, elle confia :

— Encore faudrait-il qu'il y en ait de bonnes !

Le Ryttare pencha la tête, inquisiteur :

— Que dites-vous ?

— Que ma vie est bien loin d'égaler les projections de bonheur que la richesse semble promettre.

— N'êtes-vous point reconnaissante de tout ce que vous avez ? N'êtes-vous pas heureuse ?

Cela avait été formulé sans animosité, pourtant cela la peinait. Ces questions, sa tante les lui posait souvent, avec, certes, moins de tact. Pour de nombreux nobles et pour ses proches, elle passait effectivement pour une ingrate, une éternelle insatisfaite. Mais que devait-elle faire ? Prétexter se plaire dans une existence dénuée de tout épanouissement ? Mimer la joie alors qu'elle faisait face quotidiennement à l'humiliation, au dénigrement, à la critique et au jugement ?

— Reconnaissante, si, évidemment ! Mais heureuse ? Non...

Elle le jaugea. Il avait pris appui sur ses paumes, interloqué.

— N'affichez donc pas cet air... ahuri ! s'écria Kristina. Si j'aimais tant ma vie, ne croyez-vous pas que je prendrais davantage de précautions avec vous ?

Il resta bouche bée et son absence de réplique commença à devenir source d'anxiété pour elle. Passait-elle pour une pleurnicheuse ? Il n'était pas coutume, pour une femme de son rang, de s'étendre sur les causes de ses malheurs en dehors de la sphère intime des dames de compagnie, encore moins auprès d'un homme. Elle ne savait même pas pourquoi elle l'avait fait. En revanche, ça avait eu un effet apaisant presque instantané, car au fond elle n'avait jamais eu personne à qui raconter ses états d'âme, hormis Alva. Et elle lissait ses plus sombres pensées pour ne pas inquiéter sa confidente.

— Vous devez me prendre pour une folle.

Le regard qu'il porta sur elle transmettait tout l'inverse.

— D'avoir effrayé mon cheval, oui, vous l'êtes ! Mais pour le reste...

Comme si ce qu'il s'apprêtait à dire était inavouable, il laissa sa phrase en suspens, se releva et lui tendit une main.

— Allons le chercher ! proposa-t-il.

Il était d'une douceur incompréhensible compte tenu du con- texte, même lorsqu'il reprit son arme, alors qu'il aurait très bien pu en user pour se venger... Kristina récupéra Silkë, devenue nerveuse avec le départ précipité de son congénère.

— Ne m'en voulez-vous donc pas ?

— Je vous en voudrai si on ne le retrouve pas !

— Alors, montez.

— Excusez-moi ?

Trop tard. L'offre avait été prononcée. Elle répéta, plus timidement cette fois :

— Montez avec moi. Nous irons plus vite à cheval !

— Mais votre jument ?

— Elle est comme moi. Plus robuste qu'il n'y paraît.

La pur-sang plia le genou puis se remit debout, une fois la princesse en selle. Le Ryttare s'approcha d'elle et posa une main sur sa jambe. Même à travers la couche de vêtements, ce contact la fit frémir.

— Vous êtes sûre ? murmura-t-il.

Elle aurait souhaité lui crier que oui, lui hurler de faire vite avant qu'elle ne s'évanouisse tant l'air venait à lui manquer. Elle s'en voulait d'avoir tendu cette perche, mais, désormais, qu'il la fasse languir était pire que tout. Elle pointa de son menton une place inventée derrière elle et il finit par s'exécuter. Avec souplesse, il agrippa le pommeau et, avec un léger élan, balança sa jambe, de sorte à se caler contre son dos. Il ne retira pas immédiatement son bras, à moitié en appui sur sa cuisse gauche. Elle se figea. Il la dominait de quasiment deux têtes et l'enveloppait littéralement de son aura.

La sueur prit d'assaut sa nuque. Quelle idée stupide elle avait eue ! Elle se sentait d'autant plus bête qu'elle se retrouvait pantelante, incapable de bouger telle une jouvencelle en émoi, elle qui pourtant avait bien passé le stade des premières fois.

Autant elle n'était pas insensible à sa proximité, autant il l'intimidait par sa musculature -aucun homme de la Cour n'avait sa silhouette avantageuse- et ce qu'il dégageait. Un mélange de gêne et d'excitation la paralysait. Et quand il ôta son bras pour mieux se positionner, et qu'il se tint à ses hanches aux premiers pas de Silkë... elle se mit à trembler. Aucun homme ne l'avait conduite dans pareil état de fièvre et elle mesurait l'ampleur du bourbier dans lequel elle s'était fourrée.

La salive lui manquait, aussi s'y reprit-elle à deux fois avant de pouvoir demander :

— Avez-vous vu par où il est parti ?

— Dois-je vous rappeler que la personne à terre, c'était moi, pas vous ? C'est moi qui devrais vous poser cette question.

— Avez-vous eu mal ? interrogea-t-elle soudain.

— C'était avant qu'il fallait s'en soucier, bougonna-t-il. Mais... Oui. Je souffre atrocement.

— C'est cela, moquez-vous...

— Pourquoi me demander si vous n'êtes pas prête à entendre la négative ?

— Je ne suis surtout pas prête à entendre un mensonge !

Ce disant, elle se retourna, mais ne s'attendait pas à avoir son visage si près. Ses yeux, pile au niveau des lèvres sèches du cavalier, s'écarquillèrent. Elle redécouvrit sa fine barbe, son emblématique menton carré. Il lui suffisait de passer un doigt sous le cuir pour le voir vraiment, pleinement.

— Voulez-vous que je tombe à nouveau ? chuchota-t-il.

— Comment cela ?

— Si vous... ne prêtez pas attention à où nous allons, c'est l'accident assuré.

Kristina se remit aussitôt droite, le regard vers l'horizon, et garda sagement ses mains devant elle.

Ils s'enfoncèrent dans la forêt et elle opta pour un chemin qui bifurquait à droite. Elle enjoignit au Ryttare d'appeler son cheval, mais son sifflement resta sans réponse. Ils en conclurent qu'ils se trouvaient trop loin de lui et firent accélérer Silkë d'un commun accord. La pression sur les hanches de Kristina s'intensifia ; elle se sentit fondre sous la poigne de cet homme et s'en voulut d'être si fébrile. À part le pousser, elle n'avait aucun moyen de se soustraire à sa prise. Et encore, elle risquait de basculer avec lui !

Leurs bassins, calqués sur les foulées vigoureuses de la jument, se frottèrent l'un à l'autre. Kristina se garda de se tourner encore ; ainsi, le cavalier ne pouvait pas voir le cramoisi de ses pommettes. Diable, elle espérait que lui aussi ne savait plus où se mettre.

Ils traversèrent les bois sans oser dire quoi que ce soit, jusqu'à ce que Kristina accorde un retour au pas pour sa monture essoufflée. Aussitôt, elle s'avança dans sa selle pour se détacher du buste de son tourmenteur. Ce dernier la lâcha pour siffler une seconde fois, sans succès.

— Continuons...

Ce coup-ci, il maintint ses paumes contre ses cuisses.

— Il ne s'éloigne jamais autant de moi. Un loup l'a peut-être effrayé en chemin.

Ça aussi, ça faisait partie des détails qu'elle éludait. Elle risquait tant, dans l'étendue sauvage, et pourtant elle galopait pour toujours s'y enfoncer davantage. Courrait-elle après les frissons ou après le trépas ?

— Nous allons le retrouver, je vous le promets. Silkë, en avant !

Obéissante, la pur-sang repartit au trot.

— Vous ne partirez pas tant que ce ne sera pas le cas, dit son poids mort alors qu'il l'enserrait à nouveau.

Les toits de paille, de toile grise et de bois remplacèrent les cimes des arbres, au loin. Les bâtisses en briques rouges et aux volets blancs, en bloc uni, constituaient le village de Mariefred. À contempler les devantures pittoresques et typiques des maisons, à à peine une lieue du château, la princesse se sentait au cœur de la Suède. En soi, tout ce qui la sortait du domaine royal l'émerveillait. Elle avait voyagé, un peu, découvert la Laponie, assisté aux ouvertures des écoles à travers le pays, réussi quelques escapades sur les côtes... Pourtant, son désir d'exploration n'était pas assouvi. Elle rêvait de s'évader et le pacte avec le Ryttare était un prétexte autant qu'un révélateur de ce besoin.

— Bon, comptez-vous me dire ce qui vous tracasse ?

Kristina se crispa et Silkë s'arrêta net. Le Ryttare fut projeté contre elle et elle se retourna tout aussi vite. Ses cils papillonnèrent d'incrédulité. Pourquoi se souciait-il d'elle à ce point ? Dégageait-elle tant de morosité pour qu'il le remarque et en soit ennuyé ?

— Vous ne pouvez pas me donner de leçon, présentement, alors occupez-moi, argua-t-il.

Elle hésita à le rembarrer, mais, inexplicablement, ne le fit qu'à moitié, afin de laisser la porte ouverte à un nouveau vidage de sac.

— Ce qui me tracasse ? Vous voulez dire en plus de mon statut écrasant de princesse de Suède ? Ne venons-nous pas d'en parler ?

— Pas tant. Vous êtes malheureuse, spécifiquement aujourd'hui. Pourquoi ?

Elle ne répondit pas et se perdit dans la teinte mordorée des yeux du vagabond. Elle haussa ensuite les épaules et, là, il poursuivit :

— Un valet vous a mal traitée ? Le pain de ce matin était-il moins moelleux qu'hier ? Le soleil ne brille-t-il pas assez à votre goût ?

La pointe de sarcasme ne lui plut pas. Elle se tortilla en lui ordonnant de descendre.

— Non ! s'indigna le cavalier, qui parait ses coups du revers de son avant-bras.

Silkë fit un écart et, sans le vouloir, Kristina se tint à son adversaire le temps de retrouver son équilibre.

— Oh que si, descendez ! se reprit-elle en utilisant un gant pour frapper l'épaule du Ryttare. Vous ne valez pas mieux que tous les conservateurs à ma Cour !

Il se cramponna à ses hanches, appuyant son regard comme pour lui faire réaliser qu'il ne serait pas si facile de se délester de lui. Avec sérieux, il la fixa tout en se justifiant :

— « Non », car vous ne m'avez pas compris. Ce n'était pas ce que je voulais dire !

— Bien sûr que vous le vouliez ! Vous le pensez. Vous le pensez tous ! rugit-elle. Vous me prenez pour une ingrate capricieuse et vous n'essayez pas de comprendre !

— Pardonnez mon ton. Il est vrai que j'imagine mal ce qui peut tant vous peser, alors que vous avez plus que je n'aurai jamais.

La colère de Kristina retomba, comme ses bras le long de son corps.

— Est-ce pour cela ? Vous m'enviez et le faites payer à mes nobles sujets, à ma religion ?

— Non. Je ne vous mentais pas en disant que votre argent ne m'intéresse pas, les raisons derrière mes actes sont bien moins vénales... En revanche, je ne vois pas ce qui peut vous manquer ou vous peiner dans l'abondance, dans la sécurité, dans... Bon sang, princesse ! Les villageois ne savent pas si le jour qu'ils vivent sera le dernier, entre les maladies, l'absence de protection dans les hameaux. Ils se tuent à la tâche pour survivre, ils souffrent du froid, de la faim, n'ont pas même le luxe de se reposer ou de s'ennuyer.

Sa poitrine se serra et elle rompit le contact visuel.

— Je ne l'ignore pas... J'aurais dû me douter que je ne trouverais pas légitimité à vos yeux, alors que j'ai du mal à la trouver auprès de moi-même.

— Eh ! Si !

Il lui attrapa le menton. Elle glapit de surprise alors qu'il réinstaurait leur échange.

— Ce que vous pouvez dire est peut-être loin de ma conception des choses, mais je peux écouter. Je veux simplement que vous soyez au fait de...

— De mes privilèges ?

— Des maux de votre peuple. Maintenant, parlez-moi. Allez ! Vous me devez bien ça, j'ai perdu mon cheval une deuxième fois par votre faute ! Mais regardez devant vous.

— N'est-ce point vous qui m'en empêchez ?

— Certes, admit-il en lui rendant sa mobilité.

Ils reprirent le chemin vers la clairière, avec l'espoir qu'Önskan soit retourné sur ses pas. L'héritière se laissa enfin soutenir par le Ryttare, au sens propre comme au figuré. Appuyée contre son torse, trop nostalgique pour être mal à l'aise, elle commença :

— Je suis comme une brebis galeuse au château, la déception d'une dynastie. Je suis la seule de mes frères et sœurs à avoir survécu et, au grand dam de tous, je ne corresponds pas à leur idéal... ni à leurs habitudes d'ailleurs. On me nourrit, on m'instruit, on me protège, parfois même à outrance. On me comble, corps et esprit, de langues plutôt que de tendresse, d'obligations plutôt que d'encouragements. J'ai pu penser, un court instant, que mon refus de cette existence dictée par ma tante et mon chancelier, par les traditions et les mœurs immémoriales, n'était que l'illustration parfaite de l'éternelle contradiction humaine, de l'incapacité de l'Homme à se suffire de ce qu'il a... Jusqu'à ce que je comprenne, grâce aux échanges avec les plus illustres philosophes de notre temps, que ce n'est pas tout. Je croule sous les convenances, je ne me sens pas à ma place, et je n'ai ni aîné ni cadet pour me la voler. Ma tristesse a beau ne pas se baser sur un besoin vital, elle n'en est pas moins palpable, envahissante.

Elle marqua une pause, haletante, et poursuivit :

— Ils attendent tous de moi que je sois à la hauteur de mon père sans pour autant me laisser les pleins pouvoirs, que j'accomplisse des miracles, mais seulement ceux qu'ils sont prêts à voir, à vivre. C'est un roi qu'ils veulent, pas une reine. Tout ce que je suis et tout ce que j'ai toujours été, c'est la fille d'un roi, ni plus ni moins. Ma lente montée au trône n'est qu'un enchevêtrement sans fin de compromis et toute ma vie semble s'écrouler, en même temps que mon pays.

Elle avait claqué ce constat comme on lance une guerre : avec ressentiment, rage et volonté de l'emporter. En soi, elle bataillait jour et nuit, pour se hisser au sommet du respect des gens, pour gagner leur estime, pour se regarder fièrement dans le miroir. Elle cherchait à conquérir une nation qui pourtant devait lui revenir de droit, parce que la nature l'avait privée du genre vainqueur, et que le sang ne valait rien dans les veines du sexe faible.

Elle trembla. Elle en avait tant dit qu'elle se sentait à nue, sans plus de protection, et les secondes à attendre une réaction lui parurent durer une éternité. Elle dirigea Silkë d'une main, attentive au soulèvement régulier du ventre contre lequel elle se reposait.

Étonnamment, le Ryttare ne fut ni dans la moquerie ni dans le déni de ses émotions. Elle avait à peine calmé la course folle de son palpitant quand il ouvrit la bouche, pour rebondir sur un unique détail :

— Les hauts-de-chausse et votre courte chevelure, c'est donc pour ça...

Kristina éclata d'un rire franc et se couvrit le bas du visage tout en continuant à glousser. En une remarque, il avait réussi à faire basculer son humeur. Elle l'observa par-dessus son épaule avec malice et gratitude. Lui aussi souriait, une mince mimique amusée, qui s'effaça pour souffler :

— Kristina, ils veulent quelqu'un de fort pour le royaume, vous pouvez être ce quelqu'un. Et si cela ne vous dit rien, fuyez ! Qui vous rattrapera ? Ils ne vous voient déjà pas sortir !

Fuir... Pour aller où ? Pour vivre de quoi, comment ? Elle y avait songé de nombreuses fois. Presque à chaque conversation avec sa tante, en fait.

Ils évitèrent quelques branches, se frayèrent un passage dans le bosquet.

— J'ai un héritage à honorer, vous savez. Mon père mérite que je perpétue son génie.

— Mais qu'est-il arrivé à votre père ? Tout le monde le clame en héros, vante son nom, pourtant il est mort à la guerre comme n'importe quel soldat.

— Pas n'importe lequel, non, murmura-t-elle, pensive. Je vois que cette légende-là a été oubliée au profit de celle du Ryttare...

— Certes, nul ne m'a raconté l'histoire, je n'en ai connu que la fin, mais je suppose que votre obsession à lui ressembler tient des précisions qui me manquent.

Il n'avait sans doute pas tort.

Le ruisseau qu'ils longeaient vint habiller leur recherche d'un roulis délicat, que le Ryttare couvrit d'un énième sifflement avant d'inciter la princesse à continuer. Elle hésita, sentit le besoin de se justifier en premier lieu :

— Peut-être trouverez-vous que je lui lance trop d'éloges, que je suis une orpheline aveuglée par une vision idéalisée d'un parent décédé... Mais en six ans, il m'a donné plus d'amour à lui seul que le restant de ce royaume en vingt-trois. Et le récit de ses dernières heures ne fait qu'accroître mon admiration.

— Racontez-moi.

— Les hakkapélites, sous son commandement, ont balayé les troupes de la Ligue catholique à la bataille de Breitenfeld en septembre 1631 et sont ensuite descendus jusqu'au Danube. L'année d'après, ils envahissaient la Bavière. Tout le monde à la Cour était euphorique, car le « lion du Nord » multipliait les victoires. Cela lui est peut-être monté à la tête... Il a abandonné sa prudence au camp en novembre 1632 et a mené une charge de cavalerie durant la bataille de Lützen. Rien ne pouvait l'arrêter, pas même le brouillard qui couvrait le terrain. Il a été séparé du gros de ses troupes.

À mesure qu'elle contait le récit du pire drame de sa vie, sa voix se faisait plus frêle, son débit plus hésitant, ses pupilles plus brillantes.

— Mon armée a remporté la bataille, mais a oublié de me rendre mon père, cet hiver-là.

Elle flatta l'encolure de sa jument, brève échappatoire à l'exposition de sa plus intime souffrance.

— Et votre mère ? relança-t-il.

— Elle est morte à mes yeux. Elle a fui chez nos ennemis danois lorsque j'avais dix ans. En soi, je l'ai perdue quand nous avons inhumé mon père. Elle n'était déjà pas une digne mère, alors sans plus personne pour la guider, elle a été désastreuse...

— Vous êtes comme moi, finalement.

Elle le regarda de travers. Avait-il seulement écouté ce qu'elle lui avait dit ?

Les lèvres pincées, elle répondit :

— Je ne crois pas, non. Je n'ai rien d'une âme esseulée, ni d'un voleur, ni d'un brigand, ni d'un agitateur, et je trouve particulièrement inconvenant, au milieu de pareille conversation, que vous vous étendiez sur nos hypothétiques points communs.

Il toussota, entre amusement et confusion, puis il murmura, bien moins joyeusement :

— Je disais cela parce que j'ai également perdu mes parents à l'âge de cinq ans.

Kristina se raidit.

— Oh...

Elle se sentit soudain immensément stupide et ne sut quoi ré- pondre, ni s'il était pertinent de poursuivre dans cette voie.

— Toutes mes condoléances. Je suis navrée, je... J'ai tellement l'habitude qu'on ne m'écoute pas. J'avais besoin que, pour une fois, on le fasse, sans ramener le sujet à ce qui est estimé plus important que mes sentiments... autrement dit, à peu près tout...

— Ce n'était pas le cas ! Maladroitement, certes, je vous signifiais que je comprends. Je comprends très bien.

Sa voix était teintée de douleur et l'héritière, l'intérieur de sa joue mordu tant elle s'en voulait, posa sa main sur l'une du cavalier, encore dans le creux de sa hanche. Elle l'entendit déglutir, ferma les yeux et émit une prière muette, pour que quelqu'un l'arrache à l'embarras dans lequel elle les enfonçait un peu plus à chaque geste.

Il était orphelin aussi. Pas d'attache, pas de repères. Elle comprenait mieux qui il était. Cette rage qu'elle lisait parfois en lui, elle avait la même, bien que plus savamment cachée dans son cas...

— Vous n'êtes pas marié ? s'enquit-elle.

Il se retira de l'étau de son hypothétique réconfort. Évidemment, elle allait trop loin, et avec aussi peu de tact que lui plus tôt dans leur dialogue. Tout en se maudissant pour cette question indiscrète, même si cela lui permettait d'échapper à l'emprise de son initial ennemi, elle fut surprise de voir qu'il ne fuît pas ce sujet.

— Cette vie n'est pas faite pour une femme, cette vie n'est pas celle d'un époux..., répondit-il. Ni d'un père.

Un éternel solitaire. La nouvelle contentait et attristait Kristina à la fois. Elle raccourcit ses rênes, car Silkë reprenait la main, et résuma :

— Alors vous préférez sillonner mon royaume, meurtrir mes gardes et défendre le catholicisme, plutôt que d'avoir la vie de famille qui vous a toujours manqué ?

Il marqua un temps d'arrêt.

Avait-elle touché la corde sensible ? Et pourtant, la logique de cet homme lui échappait. Restait-il seul parce qu'il n'avait connu que cela ? Malgré les apparences, était-il trop effrayé pour sortir de sa triste zone de confort ? Les démonstrations de force et la provocation n'étaient-elles là que pour cacher ses craintes ? Oui, elle commençait à en être certaine, tout comme elle voyait que, peu à peu, il s'ouvrait à elle. Il n'était pas violent pour le plaisir, c'était son exutoire. Mais de quoi ?

Avant la résolution du mystère qui entourait la personne derrière le masque, ce fut celle de leur problème qui survint ; à peine avaient-ils retrouvé la clairière qu'ils y découvrirent l'étalon, occupé à brouter.

— Önskan ! gronda le Ryttare.

Le cavalier agrippa la première branche solide à sa droite pour s'y accrocher et descendre de Silkë. Des enjambées furieuses le réunirent avec son destrier, que pourtant il ne sermonna que d'une caresse soulagée. La robe du cheval d'or et d'ébène était mouillée, la selle avait tourné et une rêne pendouillait, cassée, comme s'il s'était roulé dans l'eau. Le propriétaire l'inspecta sans lui trouver de blessure.

Kristina contempla le spectacle, dans un mélange indéfinissable de quiétude et de frustration, car il signait une fin heureuse, mais une fin tout de même.

Effectivement, le hors-la-loi pivota vers elle pour prendre congé :

— Il vaut mieux que je rentre.

— Bien entendu ! Pensez peut-être à changer de selle et d'embouchure. Il s'est probablement acharné pour se libérer d'un inconfort et cela peut justifier des comportements brutaux lorsque vous le montez.

— Je m'y intéresserai. Au revoir, Votre Seigneurie.

La princesse ne rebondit pas sur la taquinerie et se dirigea vers le passage qu'elle prenait pour rejoindre le château. Le soleil se couchait et sa jument était éreintée, elle espérait tout de même réussir à rentrer avant la nuit.

Des frottements caractéristiques l'informèrent de la montée du cavalier, après un resanglage presque silencieux.

— Une dernière chose, héla-t-il.

En appui d'un bras sur le troussequin, Kristina tourna la tête.

— Oui ?

— Vous avez tout à voir avec ce à quoi vous me réduisez. Vous possédez autant l'art de subtiliser discrètement que la hargne qu'il faut pour tuer un homme. Ne laissez pas votre Cour vous prendre pour plus faible que vous ne l'êtes.

Ne sachant pas trop quoi répondre, elle fit mine d'avoir entendu et partit. Perdue dans ses pensées, c'est sa monture qui la ramena à bon port, juste à temps avant qu'elles ne soient englouties dans la nuit.

Une ombre surgit de derrière les fagots et Kristina vociféra, en reconnaissant la rachitique silhouette de son écuyer :

— Monaldeshi ! Tu as de la chance qu'elle ne se soit pas effrayée ! Ne refais plus jamais cela !

Le chétif garçon d'écurie, à moitié noyé dans ses habits, se confondit en excuses.

— Assez ! s'agaça la princesse. Où est la charrette ?

Car toute sa manigance pour pouvoir s'échapper du château résidait dans une fichue carriole en bois... et dans cet énergumène qui servait de valet à la cavalerie.

— Un cortège est passé près de moi alors que je vous attendais, je l'ai suivi pour ne pas éveiller les supçons.

— Les soupçons, rectifia Kristina, à bout de patience.

Cependant, Monaldeshi avait eu raison d'agir ainsi.

— Je vous ai rapporté une cape de bonne, ajouta ce dernier.

— Bon. Mais la prochaine fois, tiens-t 'en au plan !

Elle mit pied à terre, troqua son sobre manteau contre l'apparat typique des domestiques et réintégra sa Cour dans la plus grande discrétion.

Elle ne tarda pas à apprendre quels invités le cortège lui avait ramenés... Puisqu'elle esquiva, dès le premier corridor de l'étage, sa tante Catherine, émerveillée par le ventre arrondi de sa fille. Et Marie-Euphrosyne n'était pas venue seule : Magnus discutait non loin avec Oxenstierna, aux petits soins pour l'installation du couple dans l'aile ouest.

Se faisant toute petite, Kristina se réfugia dans ses appartements, étonnée qu'aucun garde ne campe à l'entrée. Alva, allongée sur son lit à baldaquin, se redressa en un cri aigu, comme si elle était prise en faute. Le livre qu'elle tenait vola et tomba en un claquement sec par terre.

La princesse fit de gros yeux à son amie, l'index barrant sa bouche, mais pointa l'ouvrage avec contentement.

— Il est bon que tu t'instruises.

Sa dame acquiesça puis exprima son soulagement :

— Vous arrivez à temps, Votre Altesse... Avez-vous...

— Oui. Les De la Gardie sont au château. En sais-tu plus ? Je brûle d'envie de leur tordre le cou. Et as-tu vu ? Il a réussi à l'engrosser ! Et où est mon garde ?

Coléreuse, elle se délesta de sa cape d'un ample mouvement de bras.

— Ansgar a été distrait par mes soins, confia Alva. Enfin... j'ai mandaté une charmante cuisinière pour l'étourdir de quelques verres.

— Pauvre de lui ! Il est bien le seul garde fiable, ne l'évince plus. Maintenant, aide-moi à me changer.

Ses chaussures rejoignirent son pardessus, au sol. La princesse se débrouilla pour les hauts de chausses puis leva les bras et Alva lui ôta sa chemise avant de choisir une tenue dans l'une des armoires.

— Êtes-vous si fâchée qu'ils aient consommé leur mariage ? s'enquit-elle en s'agenouillant pour lui passer les jupons.

Kristina la suivit pour reprendre le sujet initial.

— Non, évidemment que non ! Leur union était mon idée. Mais leur progéniture va être au centre des discussions et il sera alors question de la mienne.

Elle se trémoussa pour remonter le tissu sur ses hanches. Alva resserra le corset, ce qui lui vola une grimace, et lui prêta main- forte pour enfiler sa toilette, d'un mauve terne.

— Par pitié, dis-moi qu'ils ne restent pas longtemps. Pour une heure, je serai capable de parer les allusions et les indiscrétions, mais davantage...

— Ils font escale, il me semble.

— Dieu soit loué ! s'exclama l'héritière.

— Quels bijoux ? interrogea Alva, qui ne perdait pas de vue sa tâche première.

— La chaînette avec l'émeraude.

— Avec tout cela, vous ne m'avez pas raconté votre leçon avec le Ryttare.

Les joues de Kristina s'empourprèrent. Elle eut à peine le temps de revêtir sa parure et de débuter son récit que déjà on l'appela à travers la porte. Elle répondit à l'affirmative, sortit et se greffa in extremis dans le déroulement de la fin de journée. Dans le couloir, encadrée par son personnel, sa loyale dame à sa droite, elle inspira.

— Un peu plus et on vous aurait démasquée, constata Alva à voix basse. Votre retard est sans nul doute lié à...

— Je te raconterai ce soir, coupa Kristina, se méfiant des valets venus les escorter.

La salle de réception les attendait. Les couverts avaient été dressés pour bien une quinzaine de personnes. Voilà longtemps qu'ils n'avaient pas soupé en si grand nombre... ni dans cette pièce, d'ailleurs. Sa tante avait mis les bouchées doubles pour accueillir son beau-fils et son insupportable fille. Depuis combien de temps organisait-elle cela ? En secret... Ce détail lui hérissait les poils.

La comtesse de Deux-Ponts lui tournait le dos. Kristina reconnaissait son cou de bœuf orné des sentimentales trois rangées de perles, sa chevelure flamboyante ternie par les âges, et sa toilette dorée aux manches bouffantes. En bleu ciel et avec une silhouette moins fine, Marie-Euphrosyne, de profil, était sa copie conforme. Magnus, dans son costume beige à la coupe souple, dénotait avec plus de laisser-aller ; sa moustache était hirsute et sa pilosité faciale aléatoire. L'homme au style hispanique posa les yeux sur elle et fit éclater un enthousiasme qui sonnait hypocrite à souhait :

— Christine !

Sa salutation stoppa les conversations et les nobles sujets de la Cour, qui firent face et s'inclinèrent.

Alva fit un pas de côté et Kristina présenta son carpe pour un baise-main humide comme elle les détestait. Elle écourta le cérémoniel : elle se passa de longues tirades hypocrites, pour un hochement de tête impersonnel et silencieux. Elle ne comptait pas rendre agréable une visite impromptue et, elle en était persuadée, manigancée pour l'atteindre. Elle s'établit en bout de table, pour bien leur rappeler sa supériorité, donnant ainsi son accord pour que « ses » convives en fassent de même.

— Vous pourriez dire un mot ! s'offusqua Catherine, à peine ses fesses posées sur sa chaise. Votre cousine, dans son état, a bravé les dangers pour venir vous voir.

Nous y voilà, pensa sombrement la princesse.

Placée à sa droite, Alva regarda d'un mauvais œil le comte de La Gardie s'asseoir pile en face d'elle, soit au plus proche de Kristina. Les serveurs commencèrent à remplir les coupes.

— Il est vrai que nous y avons réfléchi à deux fois, signifia Magnus, déjà un verre de vin à la main.

— Pourquoi donc ? s'en mêla Oxenstierna.

— Nous avions peur de nous faire détrousser, voire tuer ! D'autant plus que ce Ryttare s'est fait repérer dans ce secteur, n'est-il pas ?

La mention du cavalier glaça Kristina. Elle suspendit sa gorgée, répondit d'une voix pointue :

— Cela fait des mois.

Elle livra une moue désinvolte en appuyant.

— Et nous n'avons plus d'écho de ses agissements !

— Ce n'est point parce que nous n'entendons plus parler de lui qu'il ne sévit plus, releva son chancelier.

Plantant son regard dans celui, presque vitreux, de son opposant, elle articula :

— Je crois que si, justement !

— Cet homme terrorise les bonnes gens. Il devrait être exécuté, se prononça Marie-Euphrosyne.

— Je suis bien d'accord. Pourquoi avez-vous suspendu les recherches, Christine ? s'intéressa Magnus. Il devrait être votre priorité.

— Il y en a d'autres, comme savoir qui s'occupe des finances de mon pays, pendant que vous prenez du bon temps ? piqua-t-elle, accusatrice. Au sujet du Ryttare, il semble s'être ravisé et je suis prête à me montrer clémente, pour la paix entre nos religions. Le sujet est clos, me concernant.

Elle se mit la tablée à dos et, avant même que le repas ne soit servi, plutôt que de tergiverser sur cet inconnu avec qui elle entretenait une alliance secrète qui ne pouvait qu'être mal vue, quitta la salle.

Le Ryttare avait raison, la fuite était un choix, peut-être le seul qui lui appartenait encore.

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