-Ce n'est pas parce que c'est mon père qui m'a écris que j'ai eu plus de force,argumenta Lana très rapidement ensuite.
Elle semblait détachée,comme si ce n'était pas un cap qui avait été franchi dans sa vie,ce que je croyais.J'ai soupiré profondément et je lui ai finalement glissé:
-Bon sang,ce que tu peux être buté.
Elle ouvrit des grands yeux.La pauvre était malmenée par l'indiscrétion des soeurs.
Je n'avais pas oublié le nom de ce camp qu'en réalité elle n'aura pas besoin de m'indiquer.Je n'ai pas oublié Lasse qui arrivait pour la sortir de cette plage glacée,ni par quels moyens nous avions réchauffé le corps gelé.Je défaillais de volupté,de gêne,en me souvenant comment son amoureux s'y prenait.
-Il n'y avait rien que de la terre nue,bordée par une étendue d'eau marquant la frontière glacée de l'univers civilisé.La terre,c'est la toundra polaire,l'océan frontière,la mer des Laptev.Je suis descendue avec un visage hagard,le vent sous la brume ressemblant à un fouet.Je réalisais seulement à quel point ce que Lavra envisageait à l'insu de tous sauf du mien était grand.Il mesurait plus d'1M90,plus grand que Lavra et moi encore.
Nikolaï.Je m'étais bien renseigné sur ce qui était le beau-frère de Lana.Nous avons commis un gros risque en arrachant à la Terre une fille qui y avait encore de la famille.Pour l'instant,je savais qu'il avait actuellement 24 ans,et que sa soeur,bien que non-russe,avait atteint un grade équivalent à celui de son tortionnaire.
-Je ne voyais pas les bois environnants où vous m'avez sans doute trouvé.Juste des arbres à l'admirable survie,entourant deux bâtiments en brique.J'ai pensé que si nous ne pouvions pas,à 300,tous tenir là-dedans,c'est que...
Nikolaï répétait à des officiers bouchés qu'il devait absolument se rendre à Iakoutsk.
Tandis qu'on se dirigeait vers les bâtisses en brique,ce genre de gros porc qui n'a que la violence comme moyen de reconnaissance nous arrêta.
-je peux savoir où vous aller?
-Là-bas.
-Héhé et ça va pas être possible.C'est chez nous ici.
Ma mère semblait presque aussi étonné que moi.Mais son optimisme,qui la perdra tant notre monde est rude,l'empêchait de bien saisir.
-Et chez nous?
Il ouvrit les bras en riant.J'aurais aimé lui dire de surveiller ce qu'elle dit,de prendre ses précautions.
Lana avait raison d'être aussi lucide et ça me plaisait chez elle.Au ghetto de Varsovie,d'où devait sortir Isenberg,c'était une balle dans la tête sans que les autres juifs ne profitent de la réponse.
-Je me suis accrochée à mes deux soeurs,j'avais déjà compris.Ma mère lui demande de répéter,ne voulant pas comprendre la blague.
Avec son amabilité habituelle,le porc nous fit les honneurs de ce village qui avait l'avantage d'être beaucoup plus surprenant que l'autre.
-Qu'est-ce que vous espériez?Quelque chose d'un peu plus digne de vous c'est cela?a-t-il crié en mimant une révérence.Mais vous êtes vraiment des gros porcs (l'hôpital qui se moque de la charité),et les porcs ça loge dans une porcherie non?
On vous fait encore trop d'honneur,on va quand même vous laisser construire vos maisons avant que vous ne tombiez d'épuisement dans vos lits comme des clampins.Connards de fachos,va!
Comme le demandait le gérant,malgré tout,ma mère avait toujours été fidèle au poste comme on dit,se présentant à son travail chaque début d'après-midi.Moi,j'espérais surtout ne plus avoir à être leur chanteuse personnelle.Je préférais avoir des chances de survie encore plus ténues que de faire ce qui me semblait être de la prostitution.
Ma mère se retrouva encore couverte de salives.Chacun de ses mots,si innocents,pouvaient être retournés contre elles.Si ce n'était pas mère,et si j'étais cynique,je trouverais du plaisir à les écouter proférer de telles horreurs.J'avais juste une haine,celle d'une innocence qu'on détruit,celle de la tentation de répondre à la violence par la violence.
Ce camp à ciel ouvert accueillait donc des centaines de déportés baltes ou scandinaves.La personne qui se chargeait de les répartir s'était absentée.Donc nous avons dû nous mettre immédiatement au travail.Onze heures plus tard,les cales étaient vides.Je ne peux pas dire que j'avais chômé,échangeant des regards pétillants avec ma soeur pour nous maintenir par la seule force de ma puissance mentale.Elle riait un peu plus à chaque fois,surtout quand elle voyait que nos os étaient tellement carencés qu'ils pliaient,se déformaient,sous le poids des briques,des barils et du bois.J'avais envie de chanter l'une de ces superbes chansons dont tous les jeunes et seuls les jeunes connaissent le nom.
On était vraiment fatigués,là.Heureusement que mon corps économisait l'énergie avec une efficacité que je ne lui connaissais pas.
-Hey,j'ai fait en abordant une femme.
-hey.
-Vous travaillez ici depuis longtemps?
-Russki?
-Vous venez de quel pays?Vous travaillez ici depuis longtemps?
-Finlande.Non,depuis juste une petite semaine.
Je voulus absolument en savoir plus.Ce couple formait la souche expérimentale d'un nouveau type de camp allant encore plus loin dans le sadisme.
Puis je lui posai une question d'un intérêt réel pour moi et pour tous ces gens.
-Puis-je savoir où est placé ce camp?
-T'es une intellectuelle comme moi.Tu devrais savoir lire ce qui est écrit là.
Trofimovsk.L'écriture devait avoir été effacée par les hivers successifs.On était au point le plus haut,près du cercle arctique.Oh non.
-Si tu veux savoir je ne pense pas que je vais survivre longtemps.Je sens déjà plusieurs organes qui lâchent,genre le pancréas,le foie,le coeur.Lulu Hirivisti.
Pourtant,tout dans mon attitude me prouvait le contraire.Elle n'était pas prête à lâcher,et son mari n'était pas prêt à la lâcher non plus.Une fois qu'un couple avait réussi à rester uni pendant sa déportation,il ne pouvait pas se permettre d'être séparé par la barrière des dimensions,par la barrière de la mort.
La nuit,je me blottissais dans ce plaid de grand-mère qui ressemblait à un tartan écossais,serrés contre les autres pour avoir moins froid.J'entendis le coup de sifflet du bateau qui s'en allait déjà.Bon,peu importe qu'on soit sur la banquise,peu importe les tournures que le destin allait prendre;qu'importe les conditions météorologique dans lesquelles mon corps allait être plongé,j'abandonnerais pas.
-Voilà le beau boulot,a fait l'ami chauve de Markas en s'étirant entre nous et la mer,à la lumière du feu de bois.Voilà ce que Jojo a trouvé comme manière de nous éliminer,nous faire crever de froid ici.
Après on se fera bouffer par des loups.
-Y a des loups ici?a réagi immédiatement la documentaliste.
-Ils s'attendent surtout à ce que l'on devienne cannibale comme en Ukraine,a ajouté Markas en se blottissant contre nous pour laisser s'asseoir son grand ami.
-Plus un mot là-dessus,s'il vous plaît.
Je sais reconnaître un accent ukrainien.Je changeai vite de sujet.
-Je peux pas croire que ce soit notre destination finale.Ils vont forcément nous transférer ailleurs,j'ai dit sous la pression de mes pommettes qui semblaient imploser sur elle-même.
-N'en sois pas si sûr lana,a fait le père de Viktor.Je te croyais pourtant habituée à recevoir sans arrêt des mauvaises nouvelles...Aux yeux de Staline,il n'y a plus ni Estonie,ni Lettonie,ni Lituanie,et je ne parle pas de l'Ukraine,dit-il en jetant un oeil à la bonne femme de tout à l'heure.
Si il ne veut pas qu'on fasse tâche dans son paysage il y a intérêt à se débarrasser complètement de nous.
Ma soeur et moi nous regardâmes d'un air complètement attérré.Elle et moi,tout notre peuple,tous les intellectuels des minorités,nous ne représentions que ça.C'est extraordinairement cynique.
Pauvre Lana.Que ce que tu dis est à la fois horrible,et si plaisant pour les plus bas penchants qu'il y a en moi.
-Tout être conscient devrait savoir que si on laisse que si on abandonne des êtres vivants entre eux sans aucune manière de survie,un an plus tard,ils seraient recouverts et repus de toute la matière nutritive des êtres vivants autour de nous.C'est ce qu'ils attendent,et il allait falloir leur montrer qu'on est capable de s'amuser,de rire,de s'entraider.
Les deux têtes brunes et les deux têtes blondes se tournèrent vers Mr Luks.
-La nuit polaire va bientôt tomber.On est presque en septembre.
Presque en septembre.Je ne peux pas me contenter de dire que cela me dissuade encore de rester ici.Je ne peux plus feindre de ne pas être au courant des agissements de l'Union Soviétique.Je me rappelle d'avoir entendu parler des tziganes de tchéquoslovaquie.Ceux qu'on avait rassemblé sur une île.Les gros porcs,comme je les appelle avec subtilité,n'avaient rien trouvé de mieux à faire que de pisser sur les tartines de tchèques à moitié morts de faim.Cet exemple me rappelait tellement ma situation.Alors si je montrais une seule fois faible ou colérique,ils m'humilieront sans se contenter de m'envoyer me faire foutre.J'eus l'impression que mon estomac se contractait vers le haut,que j'allais gerber dans le lavabo de ma salle de bain.J'étais terrifiée,j'avais envie de m'enterrer,de me dire que je ne pouvais pas être là,que je n'allais pas affronter une telle situation,être larguée dans le froid et le vide et peut-être mourir.
Lorsque j'ai dit à Lana que j'allais quitter la pièce,elle pensait encore à toutes ces choses qu'elle avait dû endurer la pauvre.Quand j'ai dit que j'allais l'enfermer,elle me fit part de la pression qui pesait sur sa vessie.La kami avait fait irruption dans un long kimono rose qu'elle n'avait plus mis depuis trois ans,on annonçait que son mari avait touché à la tante de Loony et qu'il devrait purger une peine de prison au pénitencier de lancovia.Mais comme une gamine,je ne pensais qu'au kimono que j'avais essayé quand la déesse et moi étions amies.ce qui était superbe sur ce corps de rêve me faisait l'effet d'une jeune fille boulotte serrée dans un tissu sacralisé.
J'ai revu mon amie,j'ai oublié son prénom,et j'avais essayé de lui changer les idées en lui demandant ce qu'elle pensait de mes fringues.
-Je ne valide pas du tout ta tenue!
Je me tournais vitement vers mon amie,qui trouvait comme d'habitude mes tenues trop simples,trop ternes.J'avais envie de me racommoder avec cette mal mariée.Qu'elle épouse un humain,passe encore,mais qu'elle épouse un connard,là.Mais elle ne voulait pas attirée l'intention en parlant trop fort,tant sa situation la déstabilisait.Tellement,qu'elle finit par s'évanouir dans les escaliers.La palais de justice était tellement vide,personne ne s'intéressait à l'exécution d'un vulgaire humain.Jugé sur une chaise en plastique blanc de thé post-colonial.J'avais l'impression qu'à la place de l'endroit où il se tenait,il y avait juste des vibrations,celle de la voix grave qu'il prenait quand il parlait dans cette langue risiblement gutturale.Dans sa chemise grise(tiens,on se demande pourquoi),je le trouvais plus séduisant que lors de notre première rencontre.Pourtant,je ne portais pas un regard très flatteur sur lui.
Ponno voulait déclencher un sentiment d'injustice chez Loony en le privant de sanction.Je lui fis les gros yeux sans qu'elle ne revienne sur sa décision,mais Panne également lui conseilla de changer d'avis.Alors elle partit en nous bousculant d'un coup d'épaule.
-Tu n'as pas emmené Loony au jugement?m'enquis-je.
-Elle n'est au courant de rien,et personne ne lui en parle.
C'est vraiment quelque chose avec lequel j'ai du mal.C'est elle,pourtant,la principale concernée.La fille de la kami me lança un regard amusé et curieux.Elle avait une joie de vivre à toute épreuve,un optimisme saint,(oui c'est la bonne orthographe),même si je ne l'avais jamais vue danser malgré sa grâce naturelle.Je connaissais Yoshi en tant que fille de kami,magicienne issue du folklore terrestre,d'un archipel gardant la frontière orientale de leur civilisation.Je suis heureuse que la fille de ma meilleure amie,n'ait pas à être venue se plaindre,dans mon bureau,sortie brûlée vive d'un bombardement.
-Ils remontent les évènements dont tu me parles,quand même.Vous en êtes où dans la guerre?
-Je crois qu'on peut dire adieu à la Corée.En réalité on a plus non plus de troupes en Chine actuellement.Mais je connais pas pire que les japonais,ils se rendront jamais.Je veux bien que ce soit mon pays mais j'ose pas imaginer ce qui se passerait si le Japon gagnait.Et tout se passe sous l'oeil malveillant de ce qui se fait appeler Oncle Sam.
-Rien ne peut être pire qu'une victoire des Etats-Unis,a fait la louve amérindienne au comptoir d'en face.C'est le mal incarné.
Elle ne ratait jamais une occasion de rappeler le mal absolu qu'ils ont fait à son peuple.Même si en étant immortelle,elle devait,comme les vampires,oublier un peu sa douleur.
La kami reposa le seau de champagne mousseux acide et bleu sur la table brillante et circulaire.Puis elle cala son dos dans une forêt de coussin multicolores m'évoquant des cartes de voeux.
-Tu en dirais autant de l'armée impériale japonaise.Je me demande comment notre peuple,qui reste quand même un important peuple féérique,a pu autant se développer sur les terres d'un peuple aussi sanguinaire.
-Arrête de faire ton hypocrite,je connais rien de plus japonais que toi!
Elle ferma les yeux.Sa matière se crispa une seule seconde,et je m'aperçus qu'elle respirait.Il fallait bien oxygéner l'enfant qu'elle portait.De toute façon,je n'avais jamais réussi à saisir la nuance entre l'humain et le féérique,l'ordinaire mortel et plébéien et l'un peu plus sacré.Quand j'ai rencontré celle qui semblait désirer rester anonyme,car elle ne prononça jamais son nom de façon clair,elle m'avait raconté être née de l'urine de la reine kami.Moi qui m'étonnait qu'il y ait quoi que ce soit à jeter dans Lana,faut dire que j'étais servie sur ce coup là.
-C'est bien là le paradoxe.Parce que j'abandonnerais ce pays pour rien au monde,et j'approuve la défense acharnée de son territoire historique.Mais je défends,j'attaque pas.
-Joue nous de la musique ,j'ai envie de pleurer d'émotion devant la beauté de ton pays...