Cecidit Angelus

By Mezakiel_

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Dotée de télékinésie, Mana est persécutée des autres. Après un énième incident, le rejet qu'elle subi et la p... More

Chapitre I
Chapitre II
Chapitre III
Chapitre IV
Chapitre V
Chapitre VI
Chapitre VII
Chapitre VIII
Chapitre IX
Chapitre X
Chapitre XI
Chapitre XII
Chapitre XIII
Chapitre XIV
Chapitre XV
Chapitre XVI
Chapitre XVII
Chapitre XVIII
Chapitre XIX
Chapitre XX
Chapitre XXI
Chapitre XXII
Chapitre XXIII
Chapitre XXIV
Chapitre XXV
XXVI
XXVII
XVIII
XXIX
XXX
XXXI
XXXII
XXXIII
XXXIV
XXXV
XXXVI
XXXVII
XXXVIII
XXXIX
XL
XLI
XLII
XLIII
XLIV
XLV
XLVI
XLVII
XLVIII
XLIX
L
LI
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LIII
LIV
LV

LV (bis)

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By Mezakiel_

NDA : attention ⚠️ violences physiques et sexuelles.

Daugherty, duché de Bretagne, 1204, France

          À l'aube du printemps, à l'aube du jour, toute la maisonnée des Kellington était réveillée par les cris du nouveau-né tant attendu. Domestiques et assistants, oncles et tantes, cousins et cousines, patientaient avec difficulté dans le couloir, avec pour seule distraction le Duc Henry Kellington faisant les cents pas dans le couloir, bientôt père pour la seconde fois.
          Les hommes scrutaient les murs les uns après les autres, se retenant de soupirer et tentant de garder bonne figure, soucieux de savoir s'ils seraient un jour fortunés assez pour posséder de telles dorures sur le plafond de leur manoir. Ils jalousaient presque déjà le cadet de la famille Kellington, qui serait plus riche qu'eux dès son premier souffle dans le monde... Bien qu'ils savaient également pertinemment qu'il ne connaîtrait cependant jamais l'amour d'un père. Finalement, étaient-ils si mal logés ?
          Les femmes, elles, se rongeaient ongles et os de la condition de Dame Christine Kellington, dont on savait sa grossesse compliquée depuis les premiers mois. Peinées par avance du sort de la pauvre, elles haïssaient férocement le Duc Kellington qui lui, ne s'en souciait pas le moins du monde. Il ne voyait qu'un seul problème dans la probable mort de son épouse : devoir en retrouver une autre qui serait aussi professionnelle que Dame Christine l'était.
          Elles gardaient espoir cependant : sa première grossesse s'étant déroulée avec quelques embûches, mais avait permis de donner naissance au fort poli Alaric Kellington, quatre ans, dans l'incapacité de dormir en entendant les hurlements de douleur de sa mère résonner dans les cavités creuses du château ; la mise au monde de son futur petit frère ou de sa future petite sœur s'annonçait de plus en plus dramatique.
          Le jeunot bouchait ses oreilles grâce à son ours en peluche et son oreiller, trouvant pour seul refuge de prier Dieu pour couvrir les cris de sa mère :

— S'il te plaît Seigneur, s'il te plaît mon Dieu !... Fais que ma maman aille bien, aide-la à mettre au monde le bébé en la protégeant, s'il te plaît Seigneur !... Fais en sorte que le bébé et maman se portent bien, et s'il te plaît encore... si tu peux... je voudrais que ce soit un petit frère... Je te promets d'être un bon fils pour mes parents, oui alors ! Je te promets d'être un grand frère digne de ce nom ! Je protègerai le bébé de toutes mes forces, alors s'il te plaît, fais que ce soit un petit frère, et surtout, qu'il aille bien et qu'il ne mette plus maman en danger... Amen.

Quelques minutes plus tard, sa prière se trouvait exaucée par les pleures du bébé, produisant des échos dans tous les combles de la maisonnée. Alaric savait qu'il avait l'interdiction de se lever après les coups de minuit et avant ceux de huit heures du matin, cependant, il ne pu résister à l'envie de rencontrer son petit frère ; et se leva donc aussitôt pour rejoindre le couloir menant aux appartement de ses parents, bombé d'adultes semblant rassurés.
          Les appartements étaient grands ouverts, il y entra en courant, impatient de voir si sa mère et son petit frère se portaient bien. Dans la chambre, les rayons du soleil levant filtraient à travers les vitres, éclairant plusieurs médecins penchés sur sa maman. Les cris du bébé étaient si stridents qu'Alaric se bouchait les oreilles, en voyant son papa porter un petit être recouvert de sang. Alaric inspira de peur :

— Père ! Père ! Mon petit frère va-t-il bien ? Est-il injurié quelque part ?!

— Alaric, que fais-tu donc ici ! Il est six heures du matin, tu es censé dormir !

Son père s'approcha de lui promptement, le poussant vers la sortie des appartements, mais Dame Cécile, sa très chère tante et sœur cadette du Duc, vint à son secours :

— Mon frère, je vous en prie. Espérez-vous éteindre l'impatience d'un grand-frère souhaitant rencontrer son cadet ? Vous ne ligoterez pas ce petit dans son lit, je vous l'interdis.

— Bien, répond fermement le Duc, quoi que quelque peu agacé. Tu peux rester Alaric, mais je te défends de jouer les curieux. Ta mère n'est pas encore rétablie.

— Oui père. Mais alors, mère et le bébé vont-ils bien ?

— Tiens, vois donc par toi-même.

Le Duc se pencha légèrement vers son aîné pour lui présenter l'enfant, nu comme un veau, et Alaric s'écria, les étoiles plein les yeux :

— C'est un garçon ! Oui ! Oh, merci Seigneur pour mon petit frère ! Merci, merci ! S'il te plaît maintenant, protèges-les et fait qu'ils se portent bien, amen ! Amen !

Tante Cécile émis un rire plein de tendresse, et entraîna le petit de quatre ans vers la grande salle à manger, prétextant, toutefois avec vérité, qu'il était bien trop éveillé pour se rendormir maintenant ; et que ce merveilleux jour méritait bien une petite collation. En réalité, il était sans doute trop petit pour s'en rendre compte, mais sa mère demeurait bien silencieuse, et elle craignait le pire pour sa belle-sœur.
          Sur un signe de tête d'un des médecins, Dame Cécile compris la situation et s'enquis d'éloigner Alaric de la scène. Si son adorable mère venait à mourir, ce serait à elle de lui avouer, elle le savait, et elle y comptait bien. Ni un médecin, encore moins son frère, ne s'occuperait de cet aveu. Ce serait elle.
          Alaric n'était que joie, autant que son père sentait le profit à la clé de cette deuxième naissance. Un fils, un deuxième, le Duc se sentait béni par le Seigneur. La chance ne faisait que lui sourire depuis ces cinq dernières années. Dieu l'approuvait d'une manière certaine, il le savait. Même si Christine mourrait, le Seigneur le gratifierait d'une épouse d'une pareille qualité, voire qui sait peut-être d'une grande encore ?!
          Tandis que les fiançailles d'Alaric avec la jeune demoiselle Mathilde, fille aînée du Duc de Normandie, avançaient bons trains ; Henry Kellington espérait la naissance d'un fils dans l'espoir de le marier avec l'unique et première fille du Duc d'Acquitaine, Lucile, âgée de trois mois désormais.
          Des pourparlers avaient déjà été engagés avec le duc De Bellefroix, lorsque les deux hommes, remarquant partager nombre de qualités et points communs, avaient débuté une amitié forcenée lors d'un banquet organisée par la famille Kellington dans l'objectif de renforcer les liens entres les familles du triangle des Ducs. Cela pouvait en effet déboucher à une politique commune si puissante qu'elle pourrait en faire trembler le pouvoir royal du trône de France...
          Henry Kellington se sentait à l'aube d'une nouvel ère dont il se savait l'instigateur. Le Seigneur était de son côté, il le savait. Si les choses aboutissaient, il pourrait allier la France et le pays anglo-saxon pour créer un tout nouveau pays... dont il serait bien évidemment à la tête. Il avait hâte, très hâte, et ce nouveau fils était porteur d'espoir, le second rouage d'un méchanisme mûrement réfléchi pour atteindre le pouvoir suprême.
          Si Christine le gratifiait ensuite d'un troisième enfant, d'une fille cette fois... en tant qu'émigré de l'Angleterre et issu d'une famille fortune là-bas, possédant des contacts avec la famille royale anglaise, il pourrait marier sa future fille au futur hériter de la couronne anglaise, et alors à ce moment... Tout serait enfin en place. Henry Kellington n'aurait qu'à se servir dans le plateau de pouvoirs à outrance qu'il s'était lui-même rempli intelligemment. Tout avançait parfaitement bien pour l'instant. Et tout cela allait continuer de cette manière...

* * * *

          — Monsieur, sortit enfin ce satané médecin des appartements de Dame Christine.

— Enfin ! S'écria le Duc en soupirant.

La mine du médecin était d'ores et déjà si sombre que le ton désagréable d'impatience du Duc ne le fît pas tiller. Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis la naissance du jeune Isaac Kellington, et Dame Christine demeurait alitée, tantôt éveillée et en grande souffrance, tantôt dangereusement comateuse. Henry Kellington avait dû dépenser une petite somme pour faire venir un médecin de la famille royale, de Paris jusqu'en Bretagne, pour espérer sauver la vie de sa femme, et il espérait que cela n'avait pas été vain.

— Eh bien, avez-vous perdu votre langue ? Questionna le Duc.

— Non, monsieur le Duc, cependant... faites-moi le plaisir de vous asseoir pour cette annonce, je vous prie.

— Je vous supplie de ne pas tourner autour du pot. Je n'ai nul besoin de m'asseoir.

— Fort bien... Je vous le proposais simplement, car les pères généralement... finissent par le faire, face à ce genre d'annonce.

— Est-elle morte ? Demanda aussitôt le Duc.

Il craignait déjà que ses plans pour l'avenir ne soient retardés, compromis. Si Dame Christine était décédée, le Duc perdrait du temps à devoir retrouver une nouvelle épouse aussi compétente que sa défunte l'était. Probablement un an ou deux, et cela, il en était purement hors de question.
          Tout avançait si bien, il était hors de question de perdre plusieurs années à rechercher une femme digne de ce nom : qui ne soit ni trop laide, ni en proie aux scandales, ni trop jeune, ni trop vieille, avec une personnalité décente, ni fauchée... et la liste était longue.
          Le Duc avait déjà presque quarante ans, et il aurait été mal vu qu'il épouse une jeune femme en début de saison, ou pire... une femme devenue vieille fille.
          Les rumeurs, l'apparence, la réputation, il fallait y porter une attention cruciale. Une seule erreur, une seule rumeur colportée en mal sur la famille Kellington, et cela pouvait compromettre sa dignité en tant que Duc, et de fait, entacher ses relations avec le triangle des Ducs.
          Autrement dit, un seul faux pas, et c'est tout ses projets d'avenir qui partiraient en fumée. Le Duc était intelligent, minutieux... perfectionniste. Devoir trouver une nouvelle épouse, ce serait une prise de risques considérable... Ce serait sans doute la pire alternative possible. Même s'il savait que Dieu était de son côté, il ne valait mieux pas rentrer le Diable.

— Eh bien, qu'en est-il ?! S'impatienta le Duc face au médecin mut au silence.

— Non, monsieur... Dame Christine est bien vivante, c'est une femme forte, la plus forte que j'ai sans doute rencontrée dans toute ma carrière...

Le Duc soupira, rassuré. Il était sauvé.

— Cependant, reprit alors le médecin, je suis navré de vous apprendre qu'elle ne pourra plus porter la vie en elle...

Henry Kellington baissa des yeux surpris vers le bonhomme rabougri, essuyant la sueur de son grand front, ou de sa tête peut-être, compte tenu l'état avancé de sa calvitie.

— Comment cela.... Que voulez-vous dire ?! Se jeta-t-il sur le médecin, saisissant ses bras avec colère.

— Monsieur Kellington ! Je suis désolé !... Répondit-il avec peur et colère à la fois... mais pour la sauver, j'ai dû procéder à une ablation de son utérus... ! L'utérus est la cavité dans la laquelle le bébé grandit dans le corps d'une femme, sans lui... une femme ne peut plus tomber enceinte, c'est impossible... J'y ai été contraint ! Votre femme a été frappée d'une infection grave de celui-ci, et malgré son traitement médicamenteux de ces derniers jours, son état ne s'améliorait pas... Pour éviter que l'infection ne se propage, je me devais de procéder à cette hystérectomie... C'est un cas particulier et assez rare, je ne l'ai vu qu'une fois au tout début de ma carrière, et la femme est décédée car son mari avait refusé de lui retirer son utérus. Vous m'avez précisément ordonné de tout faire pour la sauver, monsieur le Duc, alors... !

— Malheureux !! Mais vous n'y êtes pas du tout ! Hurla Henry, sentant ses espoirs pour l'avenir se briser en mille morceaux. Cet homme lui savait réfléchir, bon Dieu ! Mieux valait-il encore qu'elle meurt, espèce d'incapable !!

Il poussa violemment le médecin, et lui ordonna de partir. Le pauvre homme ne demanda pas son reste, pris ses effectifs et s'enfuit rapidement du château du Duc...
          Dans une société patriarcale telle que celle-ci, il n'espérait pas une bonne réaction de la part du Du Kellington, mais à ce point... Voir des hommes tels que lui le confortait d'être un bon père et un bon époux pour sa famille ; puis, il avait sauvé une vie, aujourd'hui. C'est tout ce qui comptait.
          Henry Kellington, lui, passerait une bien moins excellente soirée... Alors qu'il était certain quelques minutes plus tôt que le pire scénario serait la mort de son épouse, il se rendit compte avec torpeur que le pire de tous est celui devenu réalité : Christine ne pourrait plus lui donner d'enfant. Elle était devenue inutile, mais le pire... c'est qu'il ne pouvait pas s'en débarrasser.
          Divorcer était impensable, religieusement et politiquement impensable : alors qu'il était Duc de Bretagne par alliance avec Dame Christine, dont le père était le Duc avant lui. S'il divorçait, il dirait adieu à son duché, ce serait couper l'arbre flamboyant de ses efforts à sa racine principale. Le petit frère fort détestable et belliqueux de Christine l'évincerait alors de son titre, et deviendrait le nouveau Duc.
          Quant à Henry, il devrait revenir en Angleterre chez sa famille, fauché et de retour à la case départ. Cela n'était absolument, et évidemment pas envisageable. Il devrait rester avec elle, et poursuivre son mariage, pour garder ses biens et ses projets à flot... Mais dans ce cas... comment espérer lier la couronne anglaise et française, s'il n'avait pas d'autre enfant à marier... ?
          Un instant, le Duc pensa à commettre un péché capital : l'adultère ne pouvant être que le seul moyen pour avoir un autre enfant... En effet, l'adoption ne fonctionnerait pas : ce serait un héritier illégitime officiel, la succession serait insécuritaire. Mais en pratiquant l'adultère et faisant passer l'enfant pour celui de Christine... il pourrait espérer mener à bien ses projets.
          Dans le risque qu'il demeure des preuves, il n'aurait qu'à faire assassiner la bonne femme qui serait la mère biologique. Cela pourrait fonctionner. Néanmoins... si le Duc se faisait prendre... tout serait alors fini. Le risque en valait-il donc vraiment la chandelle ?... Ou bien faire assassiner Christine en faisant passer le meurtre pour une mort naturelle des suites de l'accouchement serait-il la solution ?...
          Quoi qu'il fasse, il n'aurait qu'à soudoyer le médecin, ou bien le faire assassiner aussi, pour garder les révélations d'aujourd'hui bien au chaud dans son château... Mais quel jeu dangereux jouerait-il là.
          Alors, que fallait-il faire ? Quelle était la solution ?!

— Oh Seigneur !... tomba le Du à genoux. Pourquoi t'acharnes-tu ainsi soudainement sur ma pauvre personne ?!... Que dois-je faire ?! Qu'attends-tu de moi ?!...

Mais le Seigneur demeura silencieux.

* * * *

          Quelques mois plus tard, les rires étaient revenus dans la château du duché de Bretagne. Dame Christine s'amusait avec ses enfants dans le jardin enneigé, elle ne quittait plus son nouveau-né des bras.
         Le garçon était blond, avec des pupilles bleues comme l'océan. Éveillé, rieur, calme, il ressemblait à un ange tombé du Paradis. Il n'avait ni les cheveux bruns et lisses de sa mère et dont l'aîné Alaric avait hérité, ni ceux d'ébène de son père. Il avait cependant repris ses yeux bleus, et Alaric les gris de sa mère.
          Les deux frères ne se ressemblaient pas vraiment, mais tous deux étaient beaux comme des demi-dieux. Christine était comblée. Ses deux fils étaient merveilleux, son mari l'ignorait depuis qu'il avait appris qu'elle ne pourrait plus porter ses enfants. Il passait son temps à boire dans son bureau quand elle, passait ce temps de tranquillité avec ses chefs d'œuvre.
          Elle n'avait pas besoin d'un enfant de plus, de toute manière. Elle pourrait désormais passer une vie paisible auprès de ses fils, et c'est tout ce qu'elle demandait. Ce qui était pour son mari une tragédie, s'était révélée pour elle être un semblant de miracle. Malheureusement, elle ignorait que celui-ci ne durerait pas.
          Alors que le Duc de Bretagne s'était enterré dans un silence dépressif de longs mois durant, n'adressant pas un mot à sa femme, et guère davantage à ses fils ; questionnant nuit et jour le Seigneur sur le récent basculement de son existence, il trouva réponse au fond de lui à toute cette problématique. Le Seigneur le testait oui, c'était certain. Et il était dit dans la Bible qu'il ne fallait pas séparer ce que Dieu avait uni. Henry Kellington le savait : il ne pourrait pas divorcer, il ne devrait pas assassiner qui que ce soit, car il prendrait le risque que tout soit révélé un jour ou l'autre.
          Non, il devait faire les choses bien, à l'image de l'homme qu'il est. Il devait accomplir les projets pour lesquels Dieu l'avait crée correctement, avec justesse et droiture. Ainsi, cela retarderait ses projets certes, mais Henry Kellington finit par accepter qu'il ne pourrait pas être le futur père de la future reine du nouveau pays alliant France et Angleterre... car il pourrait toujours être son grand-père.
          En effet, une fois le triangle des Ducs fusionné en un seul duché surpuissant renversant le pouvoir royal, Henry Kellington serait roi de France, il n'aurait alors qu'à marier la première fille d'Alaric ou d'Isaac à l'héritier de la couronne d'Angleterre. Voilà. Là était le juste milieu. Le Seigneur lui apprenait la patience, et le Duc acceptait avec plaisir cette mission sacrée. Il ne serait peut-être pas à la tête du nouveau pays réunifié, mais sa descendance le serait. Ce n'était pas la perfection, mais c'était suffisant.
          Rassuré d'avoir trouvé la solution, il trouva le courage de rejoindre à nouveau le lit commun auprès de son épouse, après de mois de désertion. Il avait retrouvé le sourire et elle aussi, ses fils allaient bien, tout allait de nouveau bien. Les affaires de son duché se portaient à merveille, ses relations diplomatiques d'autant plus : la nouvelle année approchant s'annonçait fluctuante. Le Duc avait confiance.
          Cependant, Dame Christine n'apprécia guère ce rapprochement. Pourquoi maintenant ? Pourquoi soudainement ? Ne s'était-il pas enfin désintéressé d'elle ?... Elle devina avec dégoût par les avances et les mains aventureuses de son mari que ce n'était pas le cas.
          Elle le repoussa, et le regretta aussitôt, car immédiatement que ses doigts dégoûtants avaient osés toucher son intimité par-dessus sa chemise de nuit, Christine avait jetée instinctivement ceux-là en arrière.
          En guise de réponse, son mari l'avait attrapée par le cou aussitôt. Dos à elle, empêchant à l'oxygène de remonter le long de sa jugulaire de sa main violente, il ne retenu plus toute la colère et la frustration qu'il avait accumulées ces derniers mois, encore moins l'envie de lui faire le mal qu'il était certain qu'elle méritait.
          Elle l'avait privé d'un avenir parfait ; à cause d'elle, il ne parvenait plus à passer une journée sans boire un verre d'alcool, tellement elle l'avait poussé au désespoir. Il avait dû comprendre seul qu'une alternative existait, et adapter de fait ses plans à celle-ci pour espérer conserver son avenir radieux. Et tout ça parce qu'elle n'avait pas été capable de mener une pauvre grossesse à terme correctement.
          Dieu l'avait utilisée pour le mettre à l'épreuve certes, mais cela ne changeait rien au fait que Christine était sa femme, et que la femme était la soumise de son mari. Elle devait le satisfaire, et il avait envie d'être satisfait, c'était son rôle. Les femmes naissent pour être des épouses, alors après ce qu'elle lui avait fait, comment osait-elle le repousser ?
          Il plaqua Christine contre le mur avec violence aussitôt que celle-ci s'était levée pour échapper à ses mains.

— Pour qui te prends-tu, femme ?!... dit-il en resserrant ses doigts sur sa pauvre mâchoire. N'oublies pas quelle est ta place ! C'est moi qui te fais vivre, c'est mon argent qui te nourris !

— C'est faux, c'est l'argent de mon père-

— Que J'AI fait fructifié ! Le coupe-t-elle. Tu vis sous mon toit, tu feras donc ce que j'ai envie, comment oses-tu me résister, tu es ma femme !!... Tente de me résister, alors que tu es inutile !... Tu as idée du nombre de fois que l'idée de te tuer m'a prise ces derniers mois ?!... Cela me serait tellement aisé, tu n'imagines pas, mais je ne suis pas ce genre d'homme ! Je suis un homme bon et je ferai preuve de clémence envers toi, alors si tu veux la vie sauve pour t'occuper de nos fils... ! Tu fais ce que je te dis et tu te tais !...

Christine aperçu, l'espace d'un instant dans son esprit, une vie où elle résista ce soir, et mourra sous les coups de son mari, délaissant ses fils bien-aimés à un père violent physiquement et sexuellement. Et cela, elle ne pouvait s'y résoudre. S'il lui fallait endurer mille nuits d'humiliation pour garder ses fils saufs et préserver leurs sourires, elle le ferait sans hésitation.
          Elle cessa donc de se défendre et se laissa faire... tandis que son mari s'imprégnait d'elle dans la violence... Ce soir, il prévoyait de lui faire comprendre à quel point elle l'avait fait descendre en enfers ces derniers mois, et ce serait bien fait pour elle.

* * * *

Un an plus tard...

          — Tiens, Isaac ! Ça, c'est pour toi, c'est moi fait l'ai fait moi-même ! Tu pourras l'accrocher au-dessus de ton lit, il te portera chance. Joyeux anniversaire, gentil petit frère !

Le damoiseau Alaric, bientôt six ans, déposa un chapelet fait en perle de chêne autour du cou de son petit frère, avant de pincer avec affection sa grosse joue rose. Le bambin agrippa l'index de son grand-frère avant qu'il ne retire sa main, et Alaric émerveillé, fier, regarda son petit frère âgé d'un an aujourd'hui, jouer avec, l'agitant dans tous les sens.
Dame Christine regardait cette adorable scène avec dans son regard, tout l'amour qu'une mère peut porter pour ses deux fils. Le Duc de Bretagne n'avait heureusement pas pu être présent pour souffler la première bougie de son fils, et cela était une raison suffisante pour faire de cet anniversaire un anniversaire parfait pour tout le monde : enfants, comme épouse, comme famille et employés.

— Allez, mon neveu, veuillez laisser Isaac, demanda gentiment Dame Cécile en prenant Alaric par la main. C'est l'heure de la sieste. Il fête ses un an déjà, mais seulement un an, ne l'oubliez pas ! À son âge, vous étiez un dormeur fort digne de ce nom, et il tient beaucoup de vous !

— Oui, tante Cécile...

Alaric retira son doigt de la main ferme de son frère malgré lui, avec tristesse et déception. Dans la même âme, Isaac se mit à pleurer en demandant son frère, ne sachant en prononcer que la dernière syllabe, et encore facilement écorchée.
Dame Cécile déposa l'enfant pleurnichard dans les bras de sa mère, et celui-ci se calma instantanément. Elle alla le coucher dans sa chambre, laissant la tante et le neveu ensemble.

— Qu'y a-t-il, mon neveu ? Demanda alors Dame Cécile en voyant la mine attristée de son neveu. Ne pas être auprès de votre petit protégé vous peine-t-il à ce point ?

— Non, tante Cécile, je veux dire... si, bien sûr, se rectifie-t-il de sa voix intelligente et fluette. C'est juste que je ne parviens pas à dormir, parfois.

— Vous m'en voyez navré, mon neveu ? S'inquiète-t-elle soudainement. Que se passe-t-il ? Désirez-vous que je requiert l'aide d'un médecin ?

Dame Cécile s'agenouilla face à l'enfant à la mine fort triste. Elle passa une main sur son visage beige puis dans ses cheveux bruns, auscultant son regard et la moindre parcelle de son visage pour y détecter un éventuel problème expliquant l'insomnie de son neveu. Elle trouva malheureusement ses explications dans celles du petit Alaric :

— N'ayez crainte, ma tante, je me porte bien. Ce n'est pas moi, c'est mère. Je crois qu'elle fait des cauchemars, car elle crie souvent la nuit, depuis peu après la naissance d'Isaac. Pourriez-vous alors dépêcher un médecin pour elle, s'il vous plaît, tante Cécile ?

— Des cris, tu dis... ? Quels genre de cris ?

Cela n'étonna pas vraiment Dame Cécile. Les deux grossesses de sa belle-sœur avaient étés dystopiques, douloureuses plus que d'accoutumée. Et le soutien inexistant de son mari n'aidait pas. Elle supposait que Dame Christine devait souffrir mentalement plus qu'elle ne l'affichait, au point que ses nuits soient hantées par ses traumatismes...
D'aussi loin qu'elle se souvienne, elle n'avait jamais souhaité à aucune femme de devenir un jour l'épouse de son frère. Elle redoutait à sa place et en avance, la future vie de cette malheureuse. Elle savait son frère froid et calculateur, plus désireux de pouvoir que d'amour, et ce depuis toujours. Et ce sort était malheureusement tombée sur la pauvre Christine de Bretagne, aussi aimable et aimante qu'une biche.
La première fois qu'elle l'avait vue, Cécile avait ressenti une profonde pitié. Ce bout de femme ne survivrait jamais bien longtemps au bras de son frère ainé, c'était certain. Il la tuerait mentalement. Et ces six dernières années avaient confirmée sa pensée pessimiste, d'autant plus que la vie n'avait pas été clémente au niveau de sa santé.

— Eh bien, explique Alaric, elle répète à quelqu'un qu'elle ne veut pas, et lui demande d'arrêter. Puis elle pleure, elle crie, et doit finir par se rendormir car je ne l'entends plus. Père lui, ne doit par parvenir à dormir car il lui demande de se taire et d'arrêter de se débattre. Je crois qu'en plus de parler, mère doit avoir le sommeil très agité. Peut-être frappe-t-elle père sans le vouloir, rit l'enfant, innocent.

Cécile ne su que réconforter son neveu d'un rire forcé, comprenant alors et imaginant avec horreur les nuits que son frère fait subir à sa belle-sœur. Assurément qu'elle le connaissait peu enclin à la douceur et d'une nature froide, mais elle n'aurait cependant jamais imaginé qu'il soit capable d'un tel crime.
Il lui fallait agir, et vite, elle ne pouvait laisser une telle chose arriver dans sa famille. Leur mère en mourrait de honte et de peine, pensant avoir ratée son éducation.
Ainsi, Dame Cécile repoussa son retour en Angleterre de quelques jours, jusqu'à ce que son frère revienne de son voyage d'affaire en Acquitaine. Comme il en revenu fort heureux, Cécile entrevu un espoir de lui faire entendre raison. Elle ne pouvait cependant s'empêcher de se sentir frustrée en voyant la réussite de son frère, car bien qu'ignoble, il parvenait toujours à accomplir nombre d'exploits. Elle savait qu'il devait cela à sa grande intelligence, et blâmait la société actuelle de ne laisser les femmes faire de l'ombre aux hommes, car dans le cas inverse, le monde saurait à quel point elle-même était aussi maligne ; et que si celui-ci lui donnait les mêmes chances, plutôt que de la rabaisser car elle est née femme, ce serait alors son frère qui serait frustré et rageur de voir à quel point elle peut lui faire concurrence dans les jeux de pouvoirs.
Lorsqu'elle entreprit enfin de parler à son frère, elle fît malheureusement l'erreur de citer Alaric. Mais peut-être lui parler de cela, tout simplement, était-il une erreur. Et sûrement aurait-elle dû se douter qu'un homme capable de violer sa femme régulièrement n'aurait aucun mal à frapper son fils de six ans pour avoir eu la langue trop pendue.
Bien sûr, Henry Kellington n'entendît pas ce que sa sœur cadette essayait de lui faire comprendre. Il la congédia avec colère de telles accusations : il n'était pas un violeur, comment osait-elle prononcer un tel mot ? Il était un mari avec des besoins, et c'était le rôle de son épouse de les combler.
Cecile Holloway pris donc le premier bateau vers l'Angleterre, bien décidée à tout avouer à sa famille et destituer son frère aîné. Bien heureusement, ce plan-là, elle ne l'en avait pas menacé, jugeant qu'il était sans doute plus intelligent de le garder pour elle et mener à sa destitution par surprise. Il n'en serait que plus blessé encore, et c'est ce qu'elle voulait. Elle voulait vengeance pour sa pauvre belle-sœur.
Mais dans la chance perverse que possédait Henry Kellington, ou bien dans la malheureuse malchance de son épouse... Cécile périt lors de son voyage maritime, pris dans une tempête sans précédent. Les eaux déchaînées de La Manche engloutirent son navire ainsi que toutes les vies qu'il portait, noyant les probabilités d'une vie nouvelle et heureuse pour Christine et ses fils... gardant à flot les dangers que la Couronne de France ignorait encore.

* * * *

Plusieurs années plus tard...

— Alaric, je vous prie !... s'énerve le Duc de Bretagne sur un ton d'attente. Un peu de concentration !

— Oui, père. Mes excuses.

Alaric repris la valse au bras de son professeur de danse depuis le début. Discipliné, obéissant, il savait qu'il n'avait pas droit au moindre faux pas et pourtant, la valse était le domaine où il en faisait le plus, celui-ci n'étant pas son fort. Si seulement il pouvait être aussi doué à la valse qu'à l'escrime, il n'aurait pas tant à craindre ces leçons...
Il redoubla d'effort néanmoins, apeuré que son père ne s'énerve davantage. Il avait gardé le souvenir du seul et unique coup que celui-ci lui avait envoyé dans la figure, le soir-même du départ de sa bien-aimé et défunte tante Cécile pour l'Angleterre. Juste avant que son poing ne heurte son visage d'enfant âgé de seulement six ans, son père l'avait desserré de justesse en une gifle qui avait tout de même laissée une marque bleue sur sa pommette. L'une de ses bagues l'avait coupé à l'arcade, et il avait gardé une cicatrice de ce geste.
À cette époque, Alaric n'avait pas compris la raison de cette correction ; cependant, même du haut de son faible âge, il comprit une chose primordiale en voyant sa mère accourir et griffer son père à la lèvre, par vengeance d'avoir porté la main sur son fils. Il comprit que la prochaine fois qu'il ferait un faux pas, son père le frapperait ; et s'il le frappait, sa mère entrerait dans une hargne telle qu'elle l'attaquerait pour le défendre.
Alors, il la tabasserait à nouveau sous ses yeux. Et Alaric, plus que tout au monde, souhaitait que jamais, jamais, une telle scène ne se reproduise.
Il devait être parfait, alors son père ne s'énerverait jamais, et ni sa mère ni son frère ne courrait le moindre risque. Il devait être parfait. Il l'était dans tous les domaines, néanmoins, il détestait la danse, alors il appréhendait les mercredi après-midi plus que l'Enfer et ses démons.

— Tu rencontres Dame Mathilde de Normandie d'ici deux semaines, et tu fais encore ce même faux pas au même endroit. Par pitié, concentre-toi, cette rencontre est essentielle, cruciale, t'en rends-tu comptes ?!

— Oui, Père, j'en suis conscient. Je redoublerai d'effort, je le promets.

Henry Kellington soupira. Son aîné était âgé de douze ans déjà, un parfait petit surdoué dans les matières physiques, surtout l'escrime, mais également théoriques : latin, français, anglais, grecque, politique, théologie, avec une particulière appétence pour la géographie et l'histoire.
Cependant il avait la grâce d'un ogre à la valse, et cela le déprimait. La jeune demoiselle Mathilde n'épouserait jamais un bougre qui lui marche sur les pieds, il lui fallait s'améliorer et vite !...
Malheureusement, sa leçon fut interrompue par le cri d'effroi de madame Françoise, la domestique en cheffe et cuisinière du château, qui courra à travers le corridor comme si elle venait de voir le Diable. Juste après, un rire d'enfant diabolique résonne en effet dans celui-ci.
Les trois têtes du professeur de danse, du Duc et de son aîné sortirent de la salle de cérémonie pour apercevoir l'espiègle petit Isaac, huit ans, sortir des cuisines... un crapaud à la main. Le Diable avait effectivement encore frappé.
Henry Kellington sortit avec colère de la salle de cérémonie, et aussitôt son cadet le vit qu'il s'en alla en vitesse là où il était censé se trouver :

— ISAAC KELLINGTON !!! Hurla le Duc à travers le corridor, sa voix pouvant presque faire trembler tous les murs du château. Retournes à tes leçons !! Encore une blague de ce genre et je te corrigerai si fort que tu t'en souviendra toute ton existence !!!

Mais le petit était déjà loin. Le Duc poussa un soupir d'exaspération, abandonnant l'idée de courir après son cadet : il avait compris à force que cela était vain, il courrait comme une petite souris après avoir volé son butin ; et il fallait plus urgemment qu'Alaric sache effectuer parfaitement la valse.
Mais il ne payait rien pour attendre. Et cela, Alaric le savait, alors il tenta une fois de plus de tirer les farces de son petit frère à leur profit à tous :

— Père, joua-t-il un rire faux, ne soyez pas en colère. N'aimez-vous pas l'humour, au même titre que le Duc De Bellefroix d'Acquitaine ? Vous savez qu'Isaac est courant pour ses futures fiançailles avec Dame Lucile De Bellefroix, et j'ai fais l'erreur de lui avouer que son père aimait les hommes d'humour tels que vous... Depuis, il ne cesse ces espiègleries pour vous montrer qu'il prend vos attentes envers lui à cœur, et afin de s'entraîner à faire rire Dame Lucile.

Bien sûr, ce mensonge était inventé de toute pièce. Le Duc De Bellefroix aimait l'humour certes, mais Alaric ne savait point si sa fille partageait le même intérêt. Et surtout... le petit Isaac n'en avait que faire des attentes que son père plaçait en lui, si ce n'est pour les déconstruire... Cette conversation entre lui et son cadet n'avait jamais eu lieu.
Le Duc acquiesça, convaincu ; et une fois de plus, Alaric sauvait son frère d'une correction sévère en manipulant agilement l'esprit de son père. Ce n'était pas la première fois qu'il transformait l'une des plaisanteries de son petit frère en une qualité toute créée, le vantant auprès de leur père. Alaric avait appris à le brosser dans le sens du poil comme personne, à tel point et si bien que malgré son intelligence dont ses deux fils avait héritée, il ne devinait pas les prestidigitations mentales de son aîné. Il utilisait l'égo de leur père à leur avantage à tous les deux, aussi subtil et sagace qu'un serpent.
Isaac, pour sa part, avait un caractère bien différent. Spontané, social, doté d'un bagou qu'on ne connaissait pas aux enfants de son âge, il n'avait pas la timidité de son grand-frère, mais n'avait rien à lui envier académiquement.
Le Duc de Bretagne avait engendré deux surdoués : le petit Isaac était aussi compétent dans ses enseignements qu'Alaric à son âge, en plus de le surpasser dans les matières physiques. L'enfant avait une énergie à toute épreuve, il épuisait à ce titre facilement les domestiques du château.
Malheureusement, il était aussi bon pour apprendre qu'il détestait le faire... Il suffirait pourtant qu'il corrige ce petit défaut pour  être parfait... Pourquoi préférait-il ainsi faire des farces plutôt que d'apprendre ses leçons ?!...

— Mère ! Mère ! Accoura Isaac dans les écuries pour montrer la bête dans ses mains à sa chère maman.

— Oh, mon ange, ne cours pas dans les écuries ! Tu vas effrayer les chevaux !

— Oh oui, pardon mère... ! Mais regardez ! Billy le crapaud et moi, on a réussis à effrayer madame Françoise ! Elle est partie en courant dans le couloir ! Ricane l'enfant.

— Oui, je l'ai vue, rit-elle en retour en donnant une pomme rouge à sa jument favorite. Bien joué mon fils, mais n'embête pas trop les domestiques non plus, où ton père pourrait se mettre en colère.

— Qu'il le fasse donc ! Je n'ai pas peur de lui !

La lueur de défi et l'absence d'amour dans les yeux de son fils à l'égard de son père ne rassura pas Dame Christine. Elle n'était pas dupe : le petit Isaac détestait son père, et il le faisait savoir en importunant sa tranquillité. Son cadet aimait et savait bien trop jouer avec les nerfs de son père, elle craignait donc pour lui... espérant que cela n'était qu'une phase de son enfance ; et que lorsqu'il serait aussi mature qu'intelligent, il comprendrait les dangers de ses plaisanteries.
Et Dame Christine pensait bien, seulement, elle ignorait à ce moment-là qu'il les apprendrait au détour d'une tragédie qui métamorphoserait la nature de son fils ainsi que son existence toute entière.
Quant à Isaac, il avait beau être haut comme trois pommes, cette colère envers son père prenait fondement dans plusieurs de ses souvenirs où son père frappait sa bien-adorée mère.
La première fois, il s'en souvenait comme si c'était hier : âgé de seulement cinq ans, un de ses caprices d'enfant à refuser de s'habiller pour participer à une réception lui avait valu une gifle de son père, dont sa mère l'avait sauvée de justesse en l'attirant par le bras, prenant la seconde pour elle.
À cet instant, le respect dû à son père s'était évanoui. Un homme avait frappé sa maman, sa déesse, son premier amour, la femme autour de laquelle son existence toute entière tournait... et pourtant... cela l'avait tant choqué, qu'il fut incapable de bouger. Il ignorait que les papas pouvaient frapper les mamans, et il aurait aimé que cela ne soit jamais possible... ou peut-être qu'il en reste à jamais ignorant...
Les quatre autres fois où il avait vu son père porter des coups à sa mère, sans avoir connaissance du nombre réel, il ne su pas rester de marbre. Il était frêle, il était faible, petit et impuissant, mais que cet homme touche à un seul cheveu de sa maman et l'ange devenait démon, ordonnant à son père d'arrêter...
Alaric avait su retenir son petit frère de sauter à la gorge de son père ces quatre fois, espérant de toutes ses forces que jamais, jamais Isaac n'apprenne la réelle violence dont son père faisait preuve à l'égard de leur chère mère, à l'abri des regards, dans la chambre commune... Il en deviendrait fou de rage, et les conséquences seraient catastrophiques pour tout le monde.

À l'heure du dîner, comme chaque soir, tout le monde était silencieux. Alors que les repas du midi se déroulaient dans les rires et les anecdotes de Christine et ses fils, pour la seule et unique raison que le père de famille n'était pratiquement jamais présent pour manger avec eux à cette heure ; les repas du soir qu'il passait à chaque fois près de sa famille périssaient dans un silence désagréable. Quoique seulement désagréable pour la famille du Duc, car pour sa part, il ne se rendait même pas compte qu'il était la source de ces désagréments.

— As-tu finis ton soupé, Isaac ? Demanda-t-il. Tu iras donc rejoindre ton professeur de langues dans la salle de classe, alors, afin de rattraper tes-

— Je refuse ! Le coupa l'enfant. Je n'en ai aucune envie : Maman et moi avions prévu d'aller voir les comédiens du village, ce soir !

— Je ne te demande pas ton avis ! S'énerva-t-il. Voilà ce qui arrive lorsqu'on préfère s'amuser plutôt que d'apprendre ses leçons ! Quelle idée de lui promettre pareilles imbécilités en tête, vous aussi !

Christine serra les dents. Elle avait fait la promesse à son Isaac de l'emmener voir la scène de comédie qui se déroulait non loin du château ce soir, et Henry avait acquiescé à cette exception. Son Isaac attendait cela avec impatience, il lui en parlait tous les jours. Il était hors de question qu'il revienne sur sa parole.

— Henry, Dieu du ciel... ! Supplia-t-elle sans pouvoir cacher sa colère. Le petit attendait cela depuis des semaines, et il est déjà bien en avance sur ses-

Henry Kellington ne supporta pas davantage que sa femme ose lever ainsi le ton. Qu'on manque de respect à sa personne lui était insupportable, n'était-il pas le chef ici ? Ne le montrait-il pas assez ? Depuis quand sa propre épouse et son enfant avaient oubliés les règles de la bienséance pour oser lui résister ainsi ? Surtout celle-ci, qui n'était plus fichue d'enfanter et qui préférait passer ses journées dans la paille à sentir le cheval, plutôt qu'à éduquer correctement ses enfants.
          Colérique, il écrasa son poing sur la table, et sur la misérable main de son épouse, qui la retira vivement dans un couinement de douleur. Elle pinça les lèvres pour étouffer un cri de douleur, qui se transforma en larmes remplissant ses yeux gris.
          Alaric serra les dents en inspirant, tentant de garder son sang-froid... Les yeux rivés sur son assiette face à celle de sa mère... Il était cette fois-ci trop loin d'Isaac pour l'empêcher de se lever et de se jeter sur leur père...

— JE VOUS HAIS, JE VOUS HAIS, JE VAIS VOUS TUER !!! Hurla l'enfant à travers la salle en se ruant sur son géniteur.

La rage dans les yeux de son petit frère choqua profondément Alaric, qui se leva aussi promptement que son père. Celui-ci était plus proche du petit que lui, et fut plus rapide pour l'attraper par les cheveux tandis qu'il lui frappait les jambes de ses pauvres poings. La scène se déroula si rapidement que personne ne pu défendre le pauvre Isaac qui se fit jeter à terre par son père, son dos heurtant le coin de la cheminée...
          Dame Christine, spectatrice de la scène... cru devenir folle. Quelques mètres plus sur la droite, et son mari jetait son petit au feu. À son tour alors, elle se jeta sur le Duc, hurlant à s'en écorcher la gorge. Cependant la large main de celui-ci attrapa sa gorge avant qu'elle ne puisse lui porter le moindre coup, la jetant à son tour contre sa propre chaise...
          Alaric dégluti face à cette violence, tout aussi impuissant... immobile. La seule animation de son être fut une larme coulant le long de sa joue en voyant son petit frère et sa mère bien-aimés gisant à terre. Isaac s'était évanoui sous le choc de la pierre contre sa pauvre colonne vertébrale d'enfant, et sa mère était à genoux, toussotant, la moitié du corps affalé sur la chaise en bois... Il savait qu'il envenimerait les choses s'il faisait quoi que ce soit.

— Faites ce que vous voulez !... Cracha le Duc en partant. Mais je te préviens jeune homme, tu ne paies rien pour attendre, s'adressa-t-il à son cadet pourtant inconscient.

Une fois que la porte de la salle avait claquée derrière lui, Alaric s'effondra sur son pauvre frère, et sa mère le rejoint en se traînant avec détresse sur le parquet.
          Rapidement, elle s'assura de voir si son petit respirait, et rendit grâce à Dieu en sentant sa petite respiration soulever sa poitrine. Elle soupira, rassurée, serrant les deux têtes de ses fils contre son cou.
          Ce soir-là... entre les pleures de son fils ainé, et l'inconscience de son cadet... Christine compris une vérité terrifiante. Si elle restait ici, à vivre sous les coups de son époux, ce ne serait pas elle qui mourrait la première d'un énième viol trop agressif. Ce serait l'un de ses enfants, plus fragiles qu'elle, qui périrait de l'un des coups de leur père.
          Elle, elle saurait endurer poings et viols, aussi longtemps qu'il le fallait jusqu'à ce que ses fils quittent le château une fois mariés, en sécurité. Mais eux, ses enfants, ses adorables fils... ils ne survivraient peut-être pas au prochain coup. Alors... il lui fallait partir.
          Dame Christine regarda avec détermination le feu qui avait manqué d'engloutir son fils, danser dans l'âtre... prenant la plus importante décision de sa vie.

          Quelques mois plus tard, elle avait tout parfaitement organisé. Elle était allé quérir en secret l'aide d'un marchand clandestin dans la ville d'à côté afin qu'il vienne la chercher une nuit, elle et ses fils, et qu'il les emmène presque par delà l'Espagne : loin, très loin de l'influence de son mari.
          Étant l'un des seigneurs les plus puissants de France, il était plus prudent de quitter le pays complètement. Elle avait payé ce diligenteur une petit fortune pour le voyage, mais aussi pour son silence. Le paysan avait de quoi finir paisiblement sa vie rien qu'avec la bourse de sa mission.
          Christine n'avait évidemment mis personne au courant de son évasion, pas même sa famille ; et prévoyait de ne dire la vérité à Alaric et Isaac qu'au dernier moment.
          Il valait mieux qu'elle disparaisse, entièrement et pour toujours. Si quelqu'un connaissant de près ou de loin le Duc de Bretagne possédait la moindre information quant à sa destination, elle se doutait des risques de chantage pensant sur cette pauvre personne, qui détiendrait ces détails au péril de sa vie.
          Le paysan aussi disparaîtrait de la France, c'était le marché. Le marché parfait. Christine partirait avec ses fils le deux août 1232, dans la nuit, lors d'un voyage d'affaire du Duc en Normandie, munie d'une bourse de quoi vivre suffisamment mais sans artifices, ainsi que de trois pauvres bagages renfermants vêtements et nouveaux papiers d'identité qu'elle s'était créés pour elle et ses fils.
          Arrivés en Espagne, Christine Kellington serait Rose Lamartine, et ses fils seraient Benedict et François du même nom. Ils emménageraient au fin fond de l'Espagne, à la frontière portugaise, et ne risquerait plus rien... si ce n'est d'être enfin heureux tous les trois, jusqu'à la fin de leurs vies. Ce bonheur, ce précieux bonheur, ils l'auraient cherché, ils auraient tout fait pour l'obtenir, et ils l'auraient enfin atteint, après toutes ces années d'horreur et de peur.
          Christine ne pouvait s'empêcher de sourire, en y pensant... À une semaine de leur départ, elle sentait déjà l'air chaud et empreint de liberté de l'Espagne souffler dans ses oreilles... sans savoir qu'elle ne le sentait que dans ses rêves éveillés.
          Par prudence, elle ne mit Alaric et Isaac dans la confidence que la semaine précédant le jour J. Ceux-ci ne discutèrent pas, Alaric contradictoirement aussi rassuré qu'inquiet, Isaac... déterminé et réjoui. L'ordure qu'était son géniteur allait disparaître de sa vie, lui, sa mère et Alaric allaient quitter son père, le laissant seul comme un imbécile... et rien que d'imaginer son expression lorsqu'il se rendrait compte en revenant de son voyage d'affaire que personne ne l'attendrait au château... Isaac ne pu s'empêcher de ricaner.
          Le lendemain de cette merveilleuse nouvelle, alors qu'Isaac jouaient aux osselets avec les enfants des bourgeois du village, ceux-ci le félicitaient une fois de plus de gagner la partie. Isaac, fier, se vanta :

— Huh ! Vous peinerez bien à trouver un adversaire à ma taille, quand je serai partis !

— Partis ? Questionna le petit Louis Valois, dubitatif.

— Vous partez en voyage, Isaac ? Demanda succinctement le jeune Luc Henriette.

— Hum, non... je... je me suis trompé, ne prenez pas garde. Rejouons plutôt !

Les enfants ne se posèrent pas plus de questions, impatients de battre le jeune Kellington pour de bon. Mais quelques heures plus tard, le soir lors du dîné à la table de la maisonnée du petit Louis Valois, le prochain voyage d'affaire en Normandie du Duc Kellington fut engagé par son père. En effet, celui-ci gérait la compagnie de diligence du duché, associé et ami dudit Duc. Louis ne put s'empêcher de répondre :

— Quelle chance cela doit être, de voyager ! Je suis bien jaloux d'Isaac et Alaric... ! Père, pourrais-je moi aussi un jour vous accompagnez en voyage d'affaire ?!

— Bien sûr mon fils, tu y es évidemment voué en tant que successeur, mais... que veux-tu dire, pourquoi serais-tu jaloux des fils Kellington ?

— Eh bien, eux ont le droit de partir avec le Duc malgré qu'ils soient encore jeunes, c'est Isaac qui m'a dit qu'il partait, alors...

— Vraiment ?... Le Duc ne m'a rien dit. La Duchesse Christine vous aurait-elle parlé, ma chère ? S'adressa-t-il à sa femme dont il la savait être une grande amie de cette première.

— Hum, non... ? Ceci dit, elle était bien affairée, ces derniers temps, car elle n'a guère eu du temps à me consacrer pour un thé ou une promenade... D'habitude, nous nous voyons au moins deux à trois fois par mois. N'est-il pas probable qu'elle prépare son propre voyage d'affaire ?! Émit-elle l'hypothèse. En effet, ma gouvernante, qui se rendait chez sa famille dans la ville voisine pour ses congés, m'a assuré l'y avoir croisée à l'aube ! Les prix du voyage là-bas sont bien connus pour être moins grands qu'à Daugherty... Vous devez vous êtres mépris, mon cher ! S'adressa-t-elle à son fils en riant élégamment. Dame Christine doit être celle qui emmène ses fils en voyage pour qu'il découvre un peu le duché !

— Mais oui, rit le père de Louis, c'est évident ! Le Duc n'emmènerait jamais ses fils pour un voyage si long et important, surtout compte tenu de la jeunesse d'Isaac ! Mais puisque nous y venons et que vous avez à ce point d'appétence pour le voyage, Louis, voudriez-vous que j'essaie de demander la permission à la famille Kellington pour que vous puissiez accompagner Dame Christine et ses fils ?

— Oh, mon époux ! C'est une merveilleuse idée ! S'enquit sa femme en tapotant dans ses mains. Cela vous permettra de découvrir le duché également, mon cher Louis ! La duchesse sera probablement ravie de vous compter parmi eux !

— J'en serai comblé ! S'écrie le petit avec tant de joie qu'il se leva de sa chaise. Père ! Mère ! Je vous adore ! Merci infiniment !!

Les parents rirent à l'enthousiasme de leur fils, des étoiles emplissant ses yeux. Demain, son père irait poser la question au Duc, rien ne le réjouissait davantage que de faire tant plaisir à son fils unique, sa plus grande réussite avant sa carrière.
          Et en effet, le lendemain, à quelques jours du départ du Duc pour la Normandie (et du censé voyage secret de Dame Christine), son associé alla rendre visite à ceux-ci afin de peaufiner les derniers détails du voyage d'affaire officiel ; et profita d'un moment à eux seuls pour demander au chef de la maison la faveur tant désirée :

— Mon cher Duc, je profite de ce moment d'accalmie pour vous avouer que je ne suis pas venu vous voir uniquement pour affaire, aujourd'hui.

— Vous m'en direz tant ? Répondit le Duc.

— Oui, en effet, j'avais une petite faveur à vous demander. J'ai ouïe dire que la Duchesse organisait un voyage avec ses deux fils, dans les jours à venir. Vos altesses seraient-elles dérangées si mon fils Louis les accompagnait ? Cela semble lui tenir beaucoup à cœur... Sourit-il.

Le Duc regarda son associé avec grande perplexité. Sa femme ? Sortir du duché ? Avec leurs fils ? Comment permettrait-il cela ? Il ne donnait pas deux secondes à Christine avant qu'elle ne le mette à nouveau à difficulté, quelle que soit la manière. Il en était complètement hors de question.
          Puis pourquoi dépenserait-il de l'argent dans un voyage qui ne présente aucune utilité ? Christine n'a aucune affaire à régler en dehors du château, aucune raison n'existait donc pour qu'elle s'en aille quelque part.
          De plus, elle détestait voyager, la carriole la rendait malade. Si l'envie de voir ses parents lui avait prise soudainement, elle aurait demandé comme d'habitude à son époux de leur envoyer la missive qu'elle aurait écrite pour leur demander de venir. Ce qu'avançait son associé n'avait aucun sens.

— Un voyage ? Questionna le Duc. Je n'ai personnellement ouï dire d'aucun de la sorte de la bouche de ma femme ?

— Hum, e-eh bien... vous... ? Vous m'en voyez peiné, je suis confus ?

— Ne le soyez pas. C'est ma femme, la fautive. Je suis sincèrement désolé d'ainsi briser les espoirs de Louis...

— Le petit s'en remettra... assura-t-il. Il a sûrement mal interprété les paroles de votre cadet Isaac ! Je m'en excuse, monsieur le Duc.

Ce dernier acquiesça seulement, ruminant longuement, très longuement : toute la journée et toute la nuit même, les paroles de son associé. Louis aurait mal interprété les paroles d'Isaac ? Mais que diable a-t-il pu lui dire qui ait été mal interprété ? Aucun voyage n'était planifié pour Dame Christine, il en était ainsi depuis leur mariage, et il en serait ainsi jusqu'à sa mort. Une épouse ne quitte pas la maison de son mari.
          À moins que... à moins qu'un voyage ait été effectivement ajouté à l'agenda de Christine... mais dont elle avait bien gardé le secret. Cependant, pourquoi voudrait-elle partir ? N'était-elle pas heureuse, ici : riche et mère de deux fils, au bras d'un mari tel que le Duc ?
          Encore une fois, cela n'avait aucun sens. Pourtant aussitôt l'idée d'un voyage secret arrima dans son esprit, que le Duc, intuitivement, ne puis plus arrêter d'y songer ; tant et tellement qu'il profita du sommeil de son épouse pour fouiller discrètement dans ses affaires...

          Au bout de quelques jours d'investigation, et obtention de toutes les preuves, le Duc attendit Christine en fin de journée, posté devant la cheminée. Celle-ci reviendrait d'une minute à l'autre de son après-midi à boire le thé avec son amie, la comtesse Valois : femme de son associé, assurément au courant du stratagème de son ingrate d'épouse.
          Oui, Henry Kellington l'attendait. De pied ferme. Calme. Et pourtant, une tempête de rage rugissait en son corps, pulsant dans ses tempes et augmentant la température de son sang, tel du magma coulant dans ses veines. Que lui ferait-il ? Quelle était la meilleure punition ? Il avait passée des heures à le ruminer... dans son bureau, un verre de Whisky à la main, comme maintenant. L'alcool lui donnerait la tranquillité d'esprit dont il avait besoin. Il en était certain.
          Lorsque Dame Christine rentra enfin, elle ne soupçonna pas du tout le danger en entrant dans la salle à manger. Son mari était là, debout près du feu, obnubilé par le chant et la grâce des flammes. Pensant ne pas avoir été repérée, elle entreprit de faire demi-tour pour rejoindre sa chambre afin de l'éviter. Malheureusement, il était déjà trop tard.

—    Avez-vous passé une bonne après-midi, ma chère ? Vous êtes-vous amusée ?

Ce témoignage étrange et soudain de gentillesse interpella Dame Christine. Que lui prenait-il, tout à coup, de s'intéresser à ses humeurs ?

—    Fort bien. Merci mon cher, répondit-elle simplement.

Dame Christine ne fit qu'un pas, avant que la réponse de son époux ne la fige sur place.

—    Avez-vous pu faire vos adieux en toute tranquillité ?

Elle n'était pas certaine de comprendre. De près ou de loin, aucune personne à part ses deux fils ne connaissait le Duc et était au courant du secret de Christine. Celui-ci n'appartenait qu'à elle et ses enfants, personne d'autre, et ceux-là ne l'aurait jamais trahie. Il était donc impossible qu'Henry Kellington ne sous-entende quoi que ce soit à ce sujet...
          Dame Christine tritura ses ongles, frottant ses mains moites.

—    « Adieux » ? Enfin, que dites-vous ? Nous nous revoyons la semaine prochaine, mon cher, assura-t-elle.

Le Duc espérait légèrement, au fond de lui, qu'à ce moment son épouse aurait l'intelligence de tout avouer, et de s'excuser platement à lui en fondant en larmes dans ses bras. Mais elle était à priori donc aussi stupide qu'hypocrite et menteuse, et cela ne fit qu'exacerber sa colère.
          Le Duc soupira, redressa son corps du rebord de la cheminée... et balança sur la longue table centrale, face à son épouse, de la paperasse et deux bourses pleines d'argent. Les économies de sa femme, et... de faux papiers d'identité.
          Le cœur de Christine loupa plusieurs battements. Elle regarda avec torpeur papiers et bourses... incapable de faire face à son mari. À cet instant, elle savait que tout pouvait lui arriver, sans savoir exactement quoi, et l'ignorance et la peur l'immobilisait sur place telle une statue de glace.
          Ses mains, moites et pleines de picotements, se mirent à trembler, sa bouche de même. D'intenses bouffées de chaleur qu'elle ne saurait décrire de froides ou bien de chaudes la submergèrent... tandis que face à son silence, le Duc prolongea la torture mentale de sa femme en lui décrivant avec plaisance comment il avait découvert le pot aux roses.

—    Lorsque mon associé, le comte Valois, est venu me voir en me demandant si son gentil fils, le petit Louis Valois, pouvait accompagner Dame Christine et nos fils en voyage, je n'ai pas saisis le sens de sa demande. Ma femme ne partait nulle part, comment le pourrait-elle ? Et puis, j'ai réfléchis. Cette histoire était étrange. Vous ne m'en voudrez évidemment pas d'avoir fouillé dans vos affaires ? Sourit-il en interrompant les cents pas qu'il effectuait devant l'âtre. Et voici ce que j'y ai trouvé, toutes vos économies réunies dans une pauvre bourse, ainsi que de faux papiers d'identité pour vous et nos deux fils, et un billet de passage pour l'Espagne... Intrigant. Puis, poursuit-il, en remontant de mon associé, à sa femme, à sa domestique... je suis allé faire un tour dans la ville voisine pour y trouver un gentilhomme, dont la langue s'est déliée aussitôt que je l'ai menacé de la lui couper s'il ne parlait pas. Il m'a tout avoué. Alors, à vous, Christine, de tout m'avouer. Vous prévoyiez de partir quelque part ? Un voyage d'été au cœur d'un pays étranger ? Sans me prévenir ?...

À cet instant, Dame Christine comprit que tous ses efforts pour se sauver, littéralement, elle et ses fils, étaient fichus. Condamnés. Alors, autant rester ferme, digne, et honnête, fidèle à elle-même, pensa-t-elle. Sans savoir que ce choix la condamnerait avec ses rêves.

—    Et vous, que prévoyiez-vous de faire ? Questionna-t-elle, la tête et les épaules hautes. Me frapper ? M'enfermer ? Je trouverai le moyen de m'enfuir. Je trouverai toujours le moyen de vous fuir, sans cesse, le regarda-t-elle intensément dans les yeux. Jusqu'à la fin de mes jours, je vous fuirai, je chercherai à vous quitter, et je réussirai. Je réussirai à éloigner mes fils de vous, pour de bon... ! Je sortirai de votre emprise... ! Je m'en irai quoi qu'il arrive ! Moi et mes fils, nous ne finirons pas notre vie sous vos coups ! Je les sauverai, quoi qu'il m'en coûte, je les sauverai de vous ! Je me sauverai de vous !

—    Pensez-vous ?!... Dit le Duc en s'approchant promptement, menaçant, prédateur, saisissant violemment son épouse par les épaules.

Son regard était obscur, non... noir. Tueur. Dangereux. Christine, encouragée par ses propres paroles, se débâti pour sortir de l'étreinte de son mari. Mais il en était hors de question.
          Le Duc la poussa si fort qu'elle tomba en arrière heurtant ses coudes sur le parquet en bois, et senti alors l'os de son bras droit céder sous le choc affreux. Elle hurla de douleur, mais le Duc n'entendît rien. Il se mit au-dessus d'elle, et se mit à la frapper au visage, encore, et encore, et encore. Elle pleurait et criait en se protégeant le visage de ses pauvres mains.
          Selon le Duc, elle faisait la comédie, c'était pourtant évident, il en avait la preuve maintenant : Christine était une comédienne, qui aimait jouer le rôle de la victime ; quand il essayait simplement et depuis des années de lui apprendre ce qu'est le rôle d'une femme, d'une épouse. Mais effrontée du haut de son grand âge, elle n'écoutait rien, et voilà, il la punissait, c'est de cette façon que le mariage est censé fonctionner. C'est normal.
          Et après une telle décision... Henry Kellington se retrouvait face au fait accompli... Sa femme n'avait plus toute sa tête, il en était persuadé. Elle était animée de l'esprit du Diable, oui, car c'était la volonté de Dieu que ce mariage demeure. C'est pour cette raison qu'en tant que mari et homme de Dieu il s'efforçait de le maintenir à flot, pourquoi ne comprenait-elle pas une chose aussi simple ?!... N'était-elle pas chrétienne, elle aussi ?! S'était-elle détourné à ce point du Très Haut ?!
          Sans doute, oui... sans doute. Christine était perdue. Irrécupérable. Il le voyait. Et c'était le devoir de tout mari de corriger sa femme, afin de l'aider à se retrouver, à revenir sur le droit chemin.
          Oui, c'était nécessaire. C'était nécessaire.... Il devait chasser le démon de sa femme pour qu'elle redevienne docile et à l'écoute, comme elle l'était avant de devenir infertile. S'il chassait ce démon alors, peut-être même qu'elle pourrait à nouveau concevoir ? Il l'avait maudite, mais le Duc était un homme grand, illustre, il pouvait la sauver. Le démon prendrait forcément peur en voyant qu'il n'était pas de taille face au Duc. Il partirait et lui rendrait sa femme, et tout reviendrait alors dans l'ordre, comme initialement.
          Oui, c'était forcément l'œuvre du démon. Aucune femme censée ne partirait à des piliers de kilomètres de son mari, c'était une idée vide de sens.
          Seulement, en tentant de chasser le démon, le Duc se fit lui-même chasser. Alerté par les hurlements de sa mère dans le château, le petit Isaac était descendu de sa chambre d'une rapidité qu'il ne se connaissait pas. Alaric l'avait suivit de près.
          Le cadet, en voyant la scène de son père sur sa mère, à terre, martelée de coups de poings... perdit toute notion, y compris de lui-même. Il se jeta sur son père en hurlant à s'égosiller, retenant de ses bras fragiles un énième poing d'atteindre sa chère maman.
          Alaric regarda la scène sans ne pouvoir rien faire une fois de plus. Personne ne viendrait les aider, comme d'accoutumée, il le savait. Les employés du château ne viendraient pas pour arrêter son père qui leur versait leur loyer chaque mois. Ils avaient le sens des priorités.
          Alors, Alaric, immobile, regarda son petit frère se prendre le revers d'un poing sur le crâne, glissant un mètre plus loin sur le côté ; et sa mère en réponse crier davantage en poussant, griffant, et frappant le torse et le visage de son père.
          Il se défendit en envoyant un énième poing faisant valser le pauvre visage de sa femme, dans un jet de sang qui donna à Alaric, soudainement, la peur et la colère nécessaire pour bouger son corps et défendre sa mère.

—    Arrête !! Arrête !! Hurla-t-il sur son père en posant ses mains d'adolescent sur le visage ensanglantée, boursouflé d'ecchymoses de sa chère maman.

Le petit Isaac revint à la charge à ce moment. À trois, ils pourraient s'en défaire. L'union fait la force, et ces trois-là étaient unis par le sang, le cœur et l'âme. Ils étaient ses fils, et elle était leur mère. Rien ne pourrait jamais les arrêter, ni les séparer. À cet instant, ces trois-là en étaient persuadés.
          Isaac envoya un coup de pied bien placé dans la jambe de son père, avant de lui asséner un coup sur la mâchoire. Fulminant de rage, il se leva. Il comprit qu'il était nécessaire de faire comprendre à Isaac pourquoi il faisait cela à sa mère. Les garçons ne comprenaient pas que leur maman en avait besoin, c'était normal, ils étaient encore jeunes. Une fois devenus hommes, il leur expliquera, et ils comprendront pourquoi il a dû corriger leur mère à ce point-là, aujourd'hui. Ils en riront alors tous autour d'un bon repas.
          Le Duc attrapa donc son enfant par la gorge, avant de le soulever face à lui. Alaric, revoyant dans ses souvenirs son père le jetant si fort contre la cheminée qu'il en perdit connaissance, craignit pour la vie de son frère, et cria son nom.
          Dame Christine se leva à son tour, malgré la douleur, malgré les blessures, malgré sa vision troublée par son propre sang et l'impression qu'elle allait défaillir à tout instant. Mais qu'importe si elle devait défaillir. Elle se relèverait. Même inconsciente, elle se relèverait. Ce n'était pas sa volonté qui la maintenait debout pour faire face à son mari. C'était son instinct maternel. Et rien au monde n'est plus fort que cet instinct.
          Alors, haletante, à peine consciente, titubante... elle s'approcha de son mari étranglant son fils... et attrapa son bras pour l'arrêter. Elle planta ses ongles dans l'épaule de son époux, le geste dénué de la moindre force. Et pourtant, Henry Kellington répliqua, sans même la regarder, en la repoussant violemment en arrière du coude.
          Il ne détourna le regard qu'une fois alerté par le silence prenant place après le bruit d'un choc, et celui de sa femme s'effondrant sur le sol. Ce silence était amer. Étrange. Angoissant. C'était un silence d'horreur qui n'avait pas lieu d'être. Pourquoi était-elle si silencieuse, tout à coup ?
          Lorsqu'il posa les yeux sur sa femme, évanouie à terre, il cru d'abord à une comédie de plus. Mais elle était là, allongée au coin de la table, le bruit qu'il avait entendu trouva alors sa source. Christine s'était cognée, et le choc l'avait fait perdre connaissance. Le démon était-il donc parti ? L'avait-il enfin laissée tranquille ? Dans ce cas, pourquoi ne respirait-elle pas ?
          De longues secondes passèrent. Le silence demeurait dans la pièce. Chacun regardait la Duchesse en attendant qu'elle ouvre les yeux. Il était certain qu'elle allait le faire... n'est-ce pas ?
          Mais les secondes passèrent, et passèrent... sans un souffle de cette dernière. C'est finalement le petit Isaac qui brisa le silence, par un hoquet de panique. Puis un autre. Et d'autres, se suivant à la suite, et le petit n'arrivait plus à respirer.
          À genoux par terre, les paumes plaquées contre le parquet, il regardait sa maman gisant sur le sol et son corps compris avant son esprit qu'elle ne se relèverait pas, cette fois-là. Alors, il paniqua. Sa respiration se bloqua. Sursauta. Elle ne le tiendrait plus jamais dans ses bras. Il en mourrait déjà de froid...
          Il hoqueta davantage, et davantage, inspirant comme sans le moindre oxygène, et le contrôle de sa voix lui échappa pour produire des gémissements de sanglots empreints de folie... de désespoir. Ses beaux yeux bleus se révulsèrent, troublant sa vue, et versant des larmes incontrôlées... laissant le garçon agonisant, hurlant de colère et de peine.
          Alaric tremblait en regardant sa mère. Il attendait toujours qu'elle se réveille. Le Duc, lui, compris la portée de ses actes en voyant son cadet hurler à la mort.
          Tremblant... il regarda sa femme. Sa pauvre, et douce Christine, dont le diable avait emporté l'âme en quittant son corps... Il s'agenouilla vers elle, pris sa main tendrement, dont le pouls ne battait plus dans les veines de son poignée... Et en voyant cela, en voyant le monstre qui avait pris la vie de sa mère oser toucher son corps, Isaac entra dans une furie furieuse :

—    NE LA TOUCHE PAS !! TU L'AS TUÉE ! TU L'AS TUÉE SALE MONSTRE !!!

Il s'époumonait, vociférant en poussant si fort son père qu'il tomba à terre. Isaac attrapa alors le bras désarticulé, cassé de sa maman, pour la traîner sur le sol, désirant l'emmener loin, très loin de lui. Mais sa pauvre force d'enfant ne réussissait qu'à ne lui faire gagner que de pauvres centimètres.
          Alaric finit par l'arrêter, le prenant dans ses bras, et son petit-frère tomba à genoux dans ses bras en pleurant.
          Par un miracle alors, ou du moins... surtout par la chance du Duc, comme d'accoutumée... quelqu'un poussa enfin la porte de la salle à manger devenue l'Enfer sur terre. C'était l'associé du Duc : le comte Valois. Entraîné par une intuition dérangeante, il s'était dirigé vers le château des Kellington afin d'avoir le fin mot de l'histoire quant à ces malentendus sur le voyage d'affaire de la Duchesse.
          En effet, l'associé comprit la situation aussitôt qu'il posa les yeux sur la scène. Il entraîna avec douceur et gentillesse les deux fils en dehors de la salle jusqu'à la première domestique qu'il croisa dans le couloir, et revient auprès du Duc après avoir sagement fermé la porte derrière lui. Voir son ami et collègue ainsi tourmenté, au pieds du corps de sa femme décédée sous ses coups, invita le Duc à devoir maintenir la santé mentale de celui-ci. Après tout, sa propre fortune en dépendait. Si le Duc perdait la tête, le duché la perdrait avec lui. Et c'est son association avec le Duc qui permettait à Valois de pouvoir nourrir sa famille sans compter.
          Alors, il s'abaissa vers son ami, posant deux paumes réconfortantes sur ses épaules :

—    Henry, dit-il alors, le répétant jusqu'à ce que le Duc le regarde enfin. Ce n'est pas votre faute.

—    Elle est morte... dit-il, profondément choqué. Le démon... il l'a tué.

—    Exactement, profita-t-il de cette excuse. C'est le démon. Ce n'est pas votre faute. C'était un accident. Ce n'est la faute de personne.

—    Oui... c'est le démon. Ce n'est la faute de personne... Vous avez raison.

—    Relevez-vous, mon ami. Nous allons devoir annoncer la nouvelle au château, ainsi qu'à vos fils. C'était un accident, le regarde-t-il droit dans les yeux. Un accident. Dame Christine s'est évanouie d'un mal inconnu, et s'est malencontreusement brisée la nuque sur la table. Cela arrive. C'est la vie. C'était un accident. Nous cacherons le corps à la plèbe, qu'il ne soupçonne jamais que c'est un démon qui est à l'origine de l'état de son visage. La plèbe doit garder le souvenir Dame Christine d'une Duchesse douce et souriante, pure. Ne jetons pas l'œil sur votre famille en parlant du démon. D'accord ?

—    Oui... oui, oui, vous avez raison... Vous avez raison... Vous... ? Je... Puis-je compter sur vous pour m'aider à gérer cela ?...

—    Bien entendu, votre altesse. Je suis votre meilleur allié dans ce duché, après tout.

Il aida le Duc à se relever, et entreprirent aussitôt toutes les manigances nécessaires afin que personne ne sache jamais ce qui s'était en réalité tramé dans cette pièce ; et que ceux qui le savaient, et ceux qui s'en doutaient, emmènent cet obscur secret jusque dans leur tombe.
          On fit chanter les employers en les menaçant de tout leur faire perdre, et on fit comprendre à Alaric que s'il parlait, les conséquences sur lui, son titre, et surtout sur son petit frère seraient sans précédent.
          Il ne valait en effet mieux pas que les pauvres se retrouvent à la rue, sans rien, après tout cela. Leur père avait tué leur mère, Alaric le savait. Mais il savait aussi qu'il ne fallait pas être idiot et empirer les choses en souhaitant rester digne, mais dans la rue. Le meilleur choix était de profiter de ce monstre pour mieux s'élever. Isaac devait suivre. Il l'aiderait. C'est ce qu'il y avait de mieux pour lui. Leur mère n'aurait pas voulu qu'ils terminent affamés et sans le sous, mourant dans la rue.
          Alors avec son aide, on réussit à convaincre momentanément Isaac que son père n'avait pas tuée volontairement sa mère, que c'était un accident. Alaric savait que cette graine de mensonge implantée dans l'esprit de son frère de huit ans ne germerait pas, et qu'une fois plus grand, il comprendrait. Il espérait juste qu'à ce moment, Isaac continuerait de se taire.
          On enterra Dame Christine dans la splendeur et les larmes. Tout le duché était peiné. Les grands-parents anglais d'Isaac et Alaric s'étaient même déplacés d'Angleterre jusqu'ici pour assister aux funérailles, et prendre soin le temps qu'il fallait de leur fils et petits-fils.
          Tout rentra petit à petit dans l'ordre... et les années passèrent, les unes après les autres...

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