Kagan ouvrit les yeux. Le soleil hasardait ses premiers rayons. Il se tourna et s'étira longuement en baillant. Mais il n'avait absolument pas envie de se lever ce matin. Il referma ses yeux et se laissa aller à la douceur du silence. Il s'endormait presque...
- Debout paresseux !
- Non, maugréa-t-il.
Il n'avait pas entendu Maliya écarter le drap qui séparait la pièce, ni ses pas précipités sur le sol couvert de paille.
Sans gêne, elle lui sauta dessus et l'écrasa comme elle put.
- Ah ah ! Si tu voyais ta tête !
Il se protégea les yeux à l'aide de son bout de tissu... qu'elle s'empressa de lui arracher.
- Réveille-toi grand-frère!
- C'est déjà fait, fit-il en s'asseyant, t'as gagné.
- J'ai encore gagné !
- Tu gagnes toujours de toute façon. Ou pas !
Il la renversa et lui chatouilla le ventre.
- Arrête espèce d'idiot !
- Mmmh... Cette fois-ci tu ne m'as pas fourré une araignée velue dans ma chemise pour me réveiller, j'estime pouvoir me montrer magnanime, ironisa-t-il en arrêtant de la torturer.
- C'était... Marrant... Il faudra que je... Te re-réveille comme ça, dit-elle en reprenant son souffle. Mais aujourd'hui c'est spécial !
- Quoi ?
Elle prit un air espiègle.
- J'ai une question importante à te poser, annonça-t-elle.
- Comme d'habitude.
- Pourquoi tu aimes la princesse sans qu'elle ne soit jamais sortie de chez elle ? Tu es obligé de répondre !
- Ce n'est pas important.
Kagan avait répondu du tac au tac. Maliya, un tantinet vexée, minauda :
- Mé heu, ça me taraude depuis le soir où tu m'as avoué ton amour impossible pour elle!
Le grand frère adoptif s'approcha brusquement de sa sœur.
- Tu n'en as parlé à personne n'est-ce pas ? lui chuchota-t-il à l'oreille. Parce que c'est top secret !
Il lui fit un clin d'œil.
- Bah oui ! Je suis pas une cafteuse, répliqua-t-elle. Alors ? Comment tu l'as connue ?
Après s'être reculé, avoir pris une grande inspiration et s'être raclé la gorge, Kagan relata :
- C'était un soir d'été, où la terre ocre de cette ville abritait encore les courants fugaces de la rivière. J'avais passé tout le jour dans le bazar, laissant balader mes mains dans les poches garnies des passants et sur les étalages bigarrés des marchands. Je devais avoir seize ans.
Je me rinçais le visage dans l'eau claire quand j'entendis une voix de miel m'interpeller « Excusez-moi monsieur, pourriez-vous m'aider ?». D'un ton bourru, je lui ai demandé en quoi je pouvais lui être utile. Elle a répondu « Je cherche quelqu'un en qui je pourrais avoir confiance pour m'accompagner quelque part. ». Je n'avais pas du tout envie de jouer les garde-du-corps, et en bougonnant, je me suis retourné. Je suis resté foudroyé.
Elle avait de longs cheveux... roux, avec des yeux... Je t'ai déjà dit pour ces yeux, tu sais, ils sont vert automne, si beau qu'on pourrait contempler ses iris pendant des heures. Elle portait une robe de paysanne en grosse toile. Malgré cela, elle semblait briller d'un éclat royal.
J'ai immédiatement accepté de l'escorter je-ne-sais-où. Elle m'a ébloui d'un sourire féerique puis m'a saisi la main. Le cœur brûlant, je l'ai suivie sans réfléchir.
Nous avons couru vers un troupeau pour nous mêler parmi les moutons. Après avoir repris notre souffle, je l'interrogeais. Il fallait que je sache son nom !
Mais elle me répondit par une autre question « Comment est la vie ici ? Êtes-vous heureux ? ». Ça m'a énervé qu'elle me vouvoie mais j'ai tout de même affirmé que j'étais bien dans cette ville, que nous étions un peuple soudé et que jamais je n'avais été aussi heureux.
J'ai ajouté « Tu sais pourquoi ? ». Elle ne comprenait pas et me regardait, surprise et adorablement craquante. « Non, pourquoi ?» m'a-t-elle murmuré. Et j'ai répondu « Parce que je t'ai rencontré, belle demoiselle ».
Je l'ai pris par la taille en souriant tandis qu'elle rougissait comme une pivoine. La mignonne jeune fille qui faisait désormais battre mon cœur m'intima qu'elle s'appelait Samina, qu'elle était la princesse. Furtivement, elle déposa sur ma joue un tendre baiser et s'enfuit vers la maison du berger. Je l'ai poursuivie mais en vain. Ma douce fée venait de disparaître. Je n'ai jamais su où elle devait aller ni pourquoi.
Le jeune homme contempla l'air ébahi de sa sœur avec satisfaction.
- Voilà ! reprit-il. C'était : ma rencontre avec l'amour de ma vie. (Il se redressa) Ce n'est pas que je suis pressé mais un peu quand même, donc j'y vais.
- Mais c'est... bafouilla-t-elle abasourdie.
- Merveilleux, oui je sais. Allez salut !
Kagan avançait vers l'escalier lorsque sa sœur le retint.
- Samina t'a peut-être menti, attends ! cria-t-elle en se cramponnant à son bras. Tu nous as jamais raconté ça, à maman et moi.
- Normal, c'est secret l'amour !
Il dégagea gentiment– mais avec fermeté – sa sœur et descendit précipitamment par l'escalier. Arrivé dans la pièce de vie, il salua sa mère adoptive.
- C'est ta sœur que j'entends ronchonner là-haut ? pouffa Iman de son gros rire gras tandis qu'il boutonnait sa chemise, usée jusqu'à la corde, et aux manches arrachées, qu'il avait voler alors qu'elle séchait sur un muret.
- Ah ah peut-être. Bonne journée ! lança-t-il à la cantonade en ouvrant la porte.
Tandis qu'Iman et Maliya se préparait pour le petit aller-retour matinal afin de rapporter de l'eau, Kagan rejoignit Nassim dehors.
- Tu as boutonné ta chemise à cheval, lui dit son ami aux yeux bleus.
- Ah oui, constata le garçon en remédiant à ce problème vestimentaire.
- Pas bien réveillé hein ?
- Bof. Réveil-Maliya quoi.
- Que je t'envie, s'extasia Nassim.
Il gloussa tandis que son frère de cœur, lui, conservait son sérieux.
- Au fait, j'avais quelque chose à te dire hier soir.
- Je m'en rappelle. Alors ?
- Tu aimes vraiment ma sœur ?
- Bien sûr que oui ! s'indigna le garçon aux cheveux brun.
- Depuis quand ?
- Quelques mois seulement.
Nassim regarda son interlocuteur d'un air amusé.
- Bon, arrête de faire le grand-frère protecteur, ça te va pas du tout comme rôle. Je sais très bien que tu t'en fiches de ça en plus et que c'est pas ça que tu voulais me demander à la base, devina-t-il.
- Tu as raison, marie toi avec elle si ça te chante, dit l'autre, un sourire au coin des lèvres.
Alors, il posa enfin la question qui le tarabiscotait.
- Pourquoi est-ce que tu ne rentres pas chez toi pour dormir ? Tu fais quoi la nuit ?
Etonné, l'intéressé lui demanda comment Kagan le savait-il.
- Tu ne pars jamais dans la direction de ta maison, expliqua le garçon à la chemise usée. A part le soir où Daria est venue, tu es toujours parti de l'autre côté.
- Je... En fait c'est que je supporte pas mon père, avoua Nassim, éploré. Il me regarde d'un air condescendant dès que je le croise et me traite de tous les noms. Il me rabaisse, disant que je suis un bon à rien, un crétin sans cervelle... Et ma mère dit rien, elle est trop préoccupée par ses problèmes de jambes et ses maladies diverses. Je suis certain qu'elle approuve ce qu'il dit, se désola le jeune homme.
- Je comprends frère, s'affligea Kagan en passant un bras autour des épaules de son ami. Et tu dors où ?
- Il y a une grange pas trop loin d'ici, inhabitée et assez confortable. Je m'en contente.
- Et tes parents ils...
- Ils savent et ils s'en fichent, trancha Nassim.
Les yeux emplis de colère, il cracha avec mesquinerie :
- Ça donne des arguments supplémentaires à mon père pour me descendre.
- Pourquoi tu n'as pas demandé à Iman...
- Je ne m'inviterais pas chez vous. Mes parents refuseraient de vous être redevables. Les dettes, ils n'aiment pas.
- Bien bien, si tu dis que ça va... Mais n'oublie pas que je serais toujours là pour t'aider, mon frère.
Durant le reste du trajet jusqu'au bazar, ils parlèrent de choses et d'autres. En effet, il leur avait semblé inutile de déblatérer des heures sur des sujets douloureux.
- C'est bon, on est arrivé, s'égaya Kagan. On fait le même jeu que d'habitude ?