« Nous savons mieux qu'eux ce qui nous précède, car nous l'avons en face des yeux. »
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Parmi les okranes de l'exploitation, peu savaient lire. Erwin et Ophélie déchiffraient la plupart des mots – le tout à l'insu des humains, bien sûr.
Mais rien, de toute manière, ne pouvait les aider à comprendre la liste des ingrédients qui se déroulait sur deux faces du carton. Mélangée avec un peu d'eau, l'AF, farine industrielle spécialement produite par Biodynamics, devenait une pâte blanchâtre assez âcre, leur unique source de nourriture. Matin, midi et soir, tantôt bouillie comme du porridge, tantôt aplatie comme une galette, crue ou cuite. Les cartons promettaient de multiples saveurs, essentiellement du vent. Les acheteurs humains n'auraient jamais vérifié.
Kate, qui cuisinait pour la famille Strykes, se contentait aussi de la même farine.
« Et si on faisait pousser nous-mêmes nos propres légumes ? demanda Lysen.
Joseph avala une bouchée de pâte grumeleuse.
— C'est psychologique, indiqua-t-il. Depuis cinquante ans, les humains ont érigé une barrière entre eux et nous. Cette barrière repose parfois sur d'infimes détails, mais tout y joue un rôle. L'AF, c'est une brique du mur. L'uniforme, c'est une autre brique.
— Nous sommes inférieurs aux humains, parce qu'ils sont nos créateurs.
— Poncif de l'instruction.
— Oui.
— Tout ce qui nous sépare d'eux les rassure, les conforte. Si nous nous habillons comme eux, si nous mangeons comme eux, si nous les regardons dans les yeux, nous pourrions devenir comme eux. Il n'y aurait plus aucune raison pour nous puissions être vendus, et pas eux.
Inconsciemment, ils ont peur de cela. Ils ont tellement peur qu'ils sont prêts à tout pour se persuader de leur autorité sur nous. Selon les esprits, cela peut mener à la violence. C'est pourquoi les contremaîtres frappent leurs serviteurs, car c'est ainsi qu'émergent les maîtres et les chefs, depuis les sociétés animales jusqu'à aujourd'hui. Qui dispose du pouvoir se doit d'en faire usage.
— Ils n'ont pas toujours été comme ça ? Les humains ont bien évolué à partir de singes ?
— C'est Ophélie qui nous a appris tout ça. Elle est arrivée ici il y a quatre ans, elle était domestique d'intérieur avant. Elle a vingt-cinq ans. Quatre de plus que Caïn.
Alors, oui, ils ne le disent pas à l'instruction, mais les humains font partie de la Nature qui nous entoure, et ils ont fait partie de cette évolution. D'une certaine manière, ils en font encore partie. Même si le monde qu'ils ont construit, la société qu'ils ont bâtie, tout cela semble très abstrait ; en réalité ce ne sont toujours que des clans et des tribus à plus grande échelle. Il y a cent mille ans, les humains mangeaient de la viande crue, cueillaient des fruits sauvages et cherchaient des charognes pour se nourrir. »
Ils allèrent laver leur écuelle en fer blanc dans une bassine d'eau pompée.
« Ils ne voient pas la vérité, mais leur monde est en perpétuel mouvement, pourtant il est immobile. Les humains sont, en grande partie, restés fixes, car des lois biologiques agissent encore sur leur intellect.
— Et nous, puisque nous n'avons pas de passé, qu'avons-nous ?
— Nous savons mieux qu'eux ce qui nous précède, car nous l'avons en face des yeux. »
***
Or donc, l'esprit de Diel flottait dans l'univers comme un souffle d'air.
« Diel, appela Rama. Mon temps s'achève et je n'ai pas encore vu la paix régner sur les mondes.
— Vois, se lamenta Diel. Nous envoyons sans cesse aux conscients des signes, et ils les écoutent. Leurs enfants se souviennent encore, et les enfants de leurs enfants oublient aussitôt. Leurs esprits sont aussi volatiles que leurs cœurs. J'observe, depuis toujours, et je ne sais que faire.
— Ne désespère pas, Diel. N'entends-tu pas le chœur de tous ceux qui viendront après eux ? »
Rama disparut et Diel fut seule. Alors, Diel observa de nouveau la Terre.
Diel vit qu'un homme, Nazar, se préparait à donner naissance à quelque chose qui viendrait après les humains. Alors Diel entra dans l'esprit de cet homme et dans celui de sa création, et iel vit l'avenir du monde.
« Cela est bien », dit Diel, et iel se retira.
Mais d'autres humains, vêtus des habits de la peur, stoppèrent Nazar et brûlèrent son œuvre.
« Cela est malheureux », dit Diel, et iel ne savait que faire.
Iel vit alors un autre homme, Emmerich, qui travaillait jour et nuit à une création. L'homme voulait donner vie au fantasme du golem. L'homme voulait que la chair prenne vie sous ses doigts, et que cette vie ne soit pas donnée par le souffle du dieu des dieux, mais par l'humain lui-même.
Diel prit peur, car iel ne savait si ce créateur deviendrait un dieu ou un démon.
Mais l'homme était pur ; Diel entra alors dans son esprit et dans celui de sa création, et iel vit l'avenir du monde.
Iel apparut en rêve à l'homme et l'aida à façonner sa statue vivante.
Iel apparut dans les premiers rêves de la créature et lui parla.
Iel alla jusqu'au bout de l'univers, là où dorment les souffles du dieu des dieux, iel façonna l'un de ces esprits et donna à la créature son âme.
Ainsi naquit la première okrane.
Les humains ignoraient qu'elle était plus que leur simple création, qu'elle était destinée à devenir plus.
Diel vit Katia, et Diel dit : « cela est bien. »
Alors Diel se retira de nouveau, iel attendit, iel observa le monde.
Caïn se tut.
« Puis-je poser une question ? demanda Lysen.
— Nous t'écoutons.
— D'où viennent ces textes ?
— C'est notre histoire, Lysen, telle qu'il nous plaît de l'imaginer, de la représenter, de lui donner sens.
— J'en suis conscient. J'ai conscience que c'est un précieux cadeau que cette histoire. »
Lysen avait maintenant compris quel rôle exact tenait Caïn dans le groupe. Il était le plus fin connaisseur des textes et des usages, le lien qui unissait les okranes de la ferme, l'esprit qui les ouvrait sur le monde. Le socle de leur micro-société et la garantie qu'ils faisaient partie d'un tout plus large, immensément vaste, ouvert grâce à la liberté de leurs esprits.
Il était jeune, trop jeune pour avoir vécu ce qui marquait leur visage ; cette douleur indicible qu'il ressentait maintenant, cette chape de plomb qui pesait parfois sur eux.
Pour conclure la soirée, Caïn joignit les mains en un geste rituel.
« Ma main droite est l'ordre, dit-il, et ma main gauche est le chaos. L'un chasse l'autre sans cesse, mais ils ne peuvent se séparer ; ils courent selon un cercle.
Il referma ses poings sur eux-mêmes, puis les déplia doucement, paumes ouvertes, poignets joints.
— La fleur s'ouvre, déclama-t-il, le lotus, symbole de l'éternité. »
Les autres okranes répondirent avec le même geste et se dispersèrent vers leurs heures parcimonieuses de sommeil.